Oc­cu­per le ter­rain: l’es­prit Gur­ze­len

Utopique dans son esprit, pragmatique dans sa gestion, militante sans être contestataire, l’occupation de l’ancien stade de football de la Gurzelen offre depuis cinq ans un espace de liberté et de création au centre de Bienne. Le temporaire s’invite ici dans le processus traditionnel de planification pour accompagner la transformation de la ville.

Date de publication
15-02-2022

Remontant le canal de la Suze depuis le lac, laissant à gauche la vieille ville et à droite le Palais des Congrès de Max Schlup, on progresse en ligne droite vers les derniers développements de Bienne. Lorsque le canal s’infléchit pour contourner le site historique récemment rénové des deux marques horlogères biennoises Omega et Swatch, on découvre un bâtiment ostensiblement iconique signé Shigeru Ban qui accueille leur nouveau musée commun, «la Cité du temps». Là, le paysage s’ouvre et change: un parc-digue se déploie autour des méandres de la Suze libérée (voir TRACÉS 11/2020), qui protège un nouveau lotissement résidentiel, le «Jardin du Paradis». Voilà le visage neuf du quartier de la Gurzelen en mutation.

En face de l’entrée du musée, par un trou de souris, on débouche dans un autre monde, l’envers bricolé et bariolé du projet «propre». Passé un petit portail et quelques marches, nous voici dans les tribunes du stade de la Gurzelen. De là, on domine ce qui fut pendant plus d’un siècle l’antre de l’équipe de football du FC Bienne, qui joue depuis 2015 dans le nouveau complexe sportif multifonctionnel Tissot Arena, un peu plus à l’ouest dans le secteur de Boujean. Mais le stade a changé de vocation… La pelouse est coupée en deux: d’un côté, deux terrains de tennis sur gazon et des champs cultivés, de l’autre, en ce matin du mois d’août 2021, les quelques stands du Flohmi, le marché aux puces. L’ancien terrain d’entraînement est occupé par des jardins collectifs et le Kinderbaustelle/chantier des enfants, hérissé de tours de guet. On brunche à la terrasse du bar Gurz installé au rez-de-chaussée du pignon de la tribune principale. Sacrilège ultime ou détournement malicieux, question de point de vue, la pelouse est jardinée, cultivée, productive. En 2017, des patates et des céréales exploitées collectivement sont sorties de ce sol sportif.

Ce matin tout est tranquille dans ce lieu déroutant par son échelle (on a peu l’occasion d’évoluer au milieu d’un vrai terrain de foot!), dominé par son imposante tribune nord. Le terrain a beau être ouvert et public, c’est une enceinte dont la vocation reste incertaine au premier coup d’œil. L’esthétique joyeuse et décatie de la bricole alternative, les installations artistiques comme à l’abandon dans les tribunes, les roulottes (habitées?) déconcertent et intimident. Le lieu est à part, il faut revoir ses codes. Nous sommes sur le «terrain Gurzelen», occupé et géré par l’association éponyme depuis 2017, qui échappe pour l’instant au projet d’urbanisation auquel il est à terme destiné.

Occupation constructive

Le secteur de la Gurzelen fait partie des quatre pôles de développement définis par la Ville avec «Gare/Lac», «Esplanade» et «Champs-de-Boujean». Si sa partie sud (Swatch Omega, Île de la Suze, lotissement Jardin du Paradis) est achevée, le nord (place de la Gurzelen, école de la Champagne et stade de football) reste encore en attente de projet. Le concept de développement défini à partir des MEP lancés en 2014 (Tribu architecture lauréat) prévoit un quartier mixte accueillant environ 400 nouveaux logements construits par des coopératives1.

Lorsque la Ville publie le permis de démolir du stade de la Gurzelen pour libérer le terrain, le Forum d’architecture de Bienne monte au créneau. Ses motivations sont à la fois patrimoniales – préserver les tribunes du stade2 – et urbanistiques: éviter d’avoir une place vide pendant des années, fermée et gardiennée. Il ne s’agit pas de s’opposer au projet de construction pour préserver des espaces libres ou lutter contre la densité, mais de saisir l’opportunité de créer quelque chose sur un espace vacant, dans un quartier résidentiel et dans une ville où la culture alternative s’est épanouie à la faveur de la crise horlogère.

Les membres du Forum réunissent plusieurs associations culturelles biennoises qu’ils connaissent bien; parallèlement, ils rentrent en discussion avec certains élus. L’association Terrain Gurzelen est créée formellement en novembre 2016. Ses membres sont issus des milieux artistiques et associatifs, «un rassemblement de gens libres et pragmatiques», dit Matthias Rutishauser, actuel membre du comité de l’association. Ils ont l’expérience des espaces autogérés comme la Coupole3 et des activités nocturnes. Un dossier de propositions d’occupation intermédiaire pour le terrain est rapidement monté et présenté au Conseil municipal.

Le projet passe malgré les craintes – légitimes – de la Ville, qui n’a encore jamais confié un site de cette ampleur à une association. Si les élus sont sensibles à l’idée d’utiliser des espaces disponibles plutôt que de les laisser en friche, ils redoutaient deux choses: que l’occupation devienne incontrôlable dans ce quartier calme et résidentiel, et que les occupants revendiquent leur droit à rester sur place ou à bénéficier d’une autre surface en contrepartie le jour où le chantier commencera. Trois arguments font basculer la décision du Conseil municipal: le fait que le Forum d’architecture soit à l’initiative du projet, qui est un gage de sérieux, l’implication conséquente de la direction de la formation, de la culture et du sport dans le suivi du projet et le regroupement des différents acteurs en une association.

Le contrat de prêt à usage signé en décembre 2016 entre la Ville et l’association est par ailleurs très clair: la mise à disposition du terrain est, dans un premier temps, limitée à 3 ans. En 2019, estimant le bilan très positif, la municipalité biennoise prolonge le contrat pour une durée indéterminée, jusqu’au début des travaux sur le stade, qui ne sont pour l’instant pas planifiés.

Partager les risques?

Depuis 2017, la Ville met ainsi gratuitement le terrain – 2,5 hectares, trois tribunes, 1000 m2 d’espaces intérieurs – à disposition de l’association. En contrepartie, cette dernière est entièrement responsable du site et de ce qui s’y passe: elle prend à sa charge les frais (eau, électricité, déchets, travaux, salaire d’un concierge), gère les finances, la sécurité, la communication, ainsi que les relations avec le voisinage, avec le soutien de la Ville. «Au niveau financier, nous sommes fiers d’être indépendants, c’est une manière de préserver notre autonomie», précise Matthias Rutishauser. L’association, composée de bénévoles, tire ses revenus des loyers qu’elle demande pour la location des espaces intérieurs de la tribune nord (studios d’enregistrement, station de radio, bibliothèque écoféministe…) et du demi-terrain de foot laissé libre pour des événements ponctuels (festivals de musique, marché aux puces, théâtre, cirque…). Elle conclut des conventions à durée déterminée avec les porteurs de projets, qui deviennent responsables à leur tour de leurs propres installations.

La Ville ne s’immisce pas dans ses choix: l’association est libre d’accueillir les projets qu’elle souhaite, à condition, comme le stipule le contrat, qu’ils soient à vocation socio-culturelle, non lucratifs et ouverts sur le quartier. «Ce sont des gens qu’on connaît, à qui on peut faire confiance, des partenaires», souligne Isabel Althaus, responsable de Générations & Quartiers de la Ville de Bienne, qui suit et soutient le projet depuis le début. Des relations régulières et un bilan annuel suffisent à faire fonctionner ce partenariat en bonne entente.

Ce modus operandi qui semble convenir aux deux parties témoigne de la grande confiance que la Ville place dans l’association, mais aussi de l’énorme responsabilité qu’elle fait peser sur elle. La gestion d’un site de cette ampleur, dans cet état (certaines tribunes sont délabrées), ouvert au public, implique des risques que l’association doit assumer seule, comme la gestion de situations délicates et/ou violentes, qui ont conduit par exemple à fermer la tribune sud, squattée un temps par des dealers.

Ambivalence de l’image

Gurzelen est un terrain de liberté, d’utopie et d’expérimentations, culturelles, sociales et sportives, ouvert à tous. En cinq ans, il a accueilli une cinquantaine de projets répondant à un certain nombre de critères: «Ouverture, diversité, un maximum de collaborations. La Gurzelen ne doit pas exclure, insiste Matthias Rutishauser, ça ne doit pas être une secte de bobos de 30 ans. La buvette à l’entrée, c’est un pas vers les voisins pour leur dire: venez, on ne va pas vous manger.» L’ouverture du lieu sur le quartier est un enjeu fort pour la Ville comme pour l’association, qui a dû trouver le bon équilibre dans les projets qu’elle accueille pour éviter l’entre- soi qui menace ce type d’expérience4.

Aujourd’hui, le terrain assume un rôle d’équipement de quartier grâce notamment au chantier des enfants, aux jardins collectifs ou au skatepark – avec succès puisque la Ville lui a renouvelé sa confiance. En accueillant des événements au rayonnement plus large, comme des festivals de musique (Sommer Fest) ou de représentations de théâtre (Nebia, 3 semaines à l’été 2021), il se positionne aussi dans un réseau culturel national, voire international. On vient de loin pour voir la Gurzelen.

Mais l’image du lieu peut échapper à l’association. Valorisée dans les milieux artistiques et alternatifs bien au-delà de Bienne, montrée comme un exemple d’occupation temporaire réussie dans le monde de l’urbanisme, la Gurzelen est aussi critiquée localement par certains riverains qui se plaignent des nuisances ou par les nostalgiques du stade de football. Elle participe également, plus ou moins malgré elle, à la construction de l’image d’une ville culturellement dynamique et avant-gardiste et à la gentrification qui l’accompagne.

Qu’est-ce qu’on garde, qu’est-ce qu’on apprend de Gurzelen?

Naïvement peut-être, on aimerait voir des liens, des enrichissements mutuels, une forme de continuité entre cette occupation temporaire et les projets coopératifs qui vont la remplacer5. Pour l’heure, le vis-à-vis est frontal entre deux modèles qui se juxtaposent sans porosité apparente: la vitrine «propre» du quartier, avec les plots de logements, le parc et le bâtiment de Shigeru Ban d’un côté, et la Gurzelen bricolée de l’autre.

Pour l’avenir, pourquoi ne pas trouver dans les futurs lotissements une place pour des activités qui ont su fonctionner pendant cinq ans sur le terrain? Matthias Rutishauser estime qu’il ne s’agit pas de «faire perdurer des programmes, mais de maintenir un esprit, une utopie. J’espère qu’on trouvera cette dimension dans les futurs projets». L’association pourrait-elle alors s’investir dans le processus participatif mis en place par les coopératives, pour insuffler cet esprit dans les constructions à venir? «Nous sommes d’abord mobilisés par l’occupation du terrain, qui demande beaucoup d’énergie et que nous tentons de faire le mieux possible. Nous avons vocation à rester une structure temporaire, bénévole, non professionnelle, qui n’existe que le temps de l’occupation.»

Pour Florence Schmoll, responsable du département de l’urbanisme, le projet des coopératives s’inspire largement de l’esprit du terrain Gurzelen – dans la flexibilité des plans, les marges de manœuvre laissées aux habitants, l’idée de créer un point de rencontre ou une «maison du logement» qui accueillerait les bureaux des coopératives.

Isabel Althaus est quant à elle convaincue qu’il y a des leçons à tirer de la Gurzelen: «Le projet est novateur par son ampleur, sa visibilité et son esprit d’expérimentation. La vocation indéfinie du terrain offre des possibilités d’appropriation, de participation, et finalement de création, que l’on pourrait retrouver dans la construction des lotissements, en laissant par exemple aux futurs habitants la possibilité de faire des expériences, de tester leur manière de vivre ces espaces sans que tout soit figé dès le départ.»

Pour autant, la «méthode» Gurzelen pourrait-elle se diffuser dans la pratique traditionnelle de la planification? La démarche de l’association est souple et expérimentale justement parce qu’elle n’est pas institutionnelle: ses membres ont une autre culture de projet, leur action ne s’inscrit pas dans les mêmes temporalités, ni dans les mêmes exigences réglementaires et financières.

Vers une politique du temporaire?

La Ville de Bienne n’est pas novice en matière d’occupations temporaires. Pendant 20 ans, elle a laissé le centre culturel de jeunesse X-Project investir un bâtiment de 3000 m2 derrière la gare. Elle a connu aussi l’expérience des squats et celle de la Coupole, le plus ancien centre autonome de jeunesse de Suisse. Aujourd’hui, elle est en train d’examiner un soutien aux acteurs qui aimeraient transformer les anciens abattoirs Schlachthof pour créer un centre culturel de quartier.

Dans cette ville en transition où subsistent de nombreuses friches, où les habitants se mobilisent plus qu’ailleurs, d’autres opportunités sont déjà là et se présenteront, que la municipalité a plutôt intérêt à accompagner qu’à subir. Avec l’expérience déjà acquise, la Ville pourrait intégrer le temps de l’occupation dans ses processus de planification de manière plus stratégique et systématique, en développant par exemple une politique du temporaire proactive: mise au concours, appels à projets sur des terrains en friche. Et pourquoi ne pas rêver que ces occupations intermédiaires fassent émerger un projet encore indéfini ou du moins puisse questionner, influencer, réorienter les projets d’urbanisation planifiés? Gurzelen n’est plus un lieu, c’est un esprit.

Notes

 

1. Pour répondre à l’objectif que s’est fixé la Ville d’avoir 1/5e de logements coopératifs à l’horizon 2035 sur l’ensemble de son territoire, 100 % des logements construits à la Gurzelen le seront par des coopératives d’habitation.

 

2. Le bâtiment lui-même (tribune nord) est «digne de conservation» au recensement architectural, les guichets sont classés «dignes de protection».

 

3. La Coupole est une salle de concert, devenue un haut lieu de la culture alternative biennoise. Le projet est né en 1968, avec la création du Centre Autonome de Jeunesse, qui gère la salle. Elle est en cours de rénovation dans le cadre du projet de l’Esplanade.

 

4. Voir par exemple le cas de la Stecca à Milan au début des années 2000 où l’action des architectes et artistes qui occupaient une usine en friche a été remise en question par des associations d’habitants qui la jugeaient trop élitiste et pas assez concernée par la vie du quartier. Félix Mulle, «Un ‹conflit créatif› autour d’un espace délaissé à Milan», criticat 2, septembre 2008.

 

5. Deux projets ont déjà été lancés sur la place de la Champagne, à l’ouest du terrain, dont les travaux devraient débuter en 2024. Pour le premier projet (secteur sud de la place de la Champagne), l’association GurzelenPlus, regroupant 7 coopératives d’habitation d’utilité publique, a défini un «concept Gurzelen». Un concours a été lancé par la Ville et Gurzelenplus avec la Fondation centre ASI (Luna Productions lauréat). Le second au nord a fait l’objet d’un concours lancé par la Ville (ARGE Studio Burkhardt et Lucas Michael Architektur lauréats avec le maître d’ouvrage d’utilité publique npg AG für nachhaltiges Bauen).

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