MY FA­THER'S WINGS

En filmant au plus près les ouvriers de l’un des multiples chantiers d’une Istanbul livrée à la spéculation immobilière, Kivanç Sezer offre une vision aussi désespérée qu’universelle de la vie des travailleurs pauvres contemporains.

Date de publication
06-02-2018
Revision
22-02-2018

Dans les immeubles de standing qui poussent comme des champignons, les ouvriers maçons sont Kurdes, Ouzbeks, de jeunes étudiants venus de la campagne… Ils travaillent dans ces tours de béton de grande hauteur, à plusieurs dizaines de mètres du sol, érigeant les murs de briques qui délimiteront les pièces et refermeront les façades des appartements qu’ils n’habiteront jamais. Cette communauté d’hommes isolés, coupés de leurs racines familiales et territoriales, mais lestés de la charge de gagner l’argent qui fera vivre d’autres personnes ailleurs, habite le chantier, le jour dans les étages de la carcasse de béton, la nuit dans les baraques installées au pied des tours. Travailleurs pauvres du bâtiment comme il y en a à Dubaï, dans les mégapoles chinoises et partout dans le monde, ils sont les avatars contemporains d’une longue lignée d’exploités. Leur vulnérabilité, physique, économique, psychologique, se trouve toute entière résumée dans ces plans où on les voit évoluer sur les plateaux de béton brut, au bord du gouffre, sans casque ni protection pour les séparer du vide qui semble vouloir les aspirer. On est loin des photos exaltées du début du 20e siècle qui célébraient les ouvriers souriants perchés sur des poutrelles métalliques pour construire les gratte-ciel new-yorkais.

Leur vie frustre se tient volontairement à l’écart de la ville, à l’abri du chantier. Dans les baraques, la nuit, des clairs-obscurs « caravagesques » soulignent la gravité de ces hommes, la dignité des visages souffrants. Le jour, le gris et le bleuté dominants expriment toute la froideur des plateaux de béton, l’âcreté des gravats et de la poussière.

Ibrahim est maître maçon sur l’un de ces chantiers. Il a laissé derrière lui sa femme et ses deux filles, qui vivent dans un container dans la province de Van, touchée en 2011 par un tremblement de terre, pour gagner l’argent qui servira à payer le loyer d’une hypothétique nouvelle maison que le gouvernement voudra bien leur accorder. Ibrahim est déjà vieux, il apprend qu’il a un cancer, qui met à mal ses espoirs d’offrir à sa famille cette maison, de la revoir simplement.

Yusuf, son neveu, travaille sur ce même chantier où il dirige une petite équipe de maçons. Il est jeune et rêve de faire sa place, lui Kurde, dans la société stambouliote. Il croit aux vertus d’un système dont il aspire à faire partie, volontairement aveugle au cynisme et aux faux-semblants.

Le réalisateur Kivanç Sezer nous montre des hommes remplis d’espoir : celui d’être payés un jour pour le travail qu’ils accomplissent, de rentrer au pays retrouver leurs familles, de monter dans la hiérarchie sociale… Ils sont en réalité pris au piège, comme les autres : contremaître et promoteur sous pression, jeune couple qui visite l’appartement témoin, prêt à s’endetter lourdement pour avoir un logement neuf qui résiste aux tremblements de terre, tous complices et victimes consentantes d’un système qui avance et qui broie.

Qu’un ouvrier meurt sur le chantier en s’écrasant au sol et un protocole cynique se met en branle : le promoteur et l’avocat de la compagnie convoquent la famille désemparée dans un café chic de la capitale – espace neutre et imposant qui les prémunit contre tout esclandre – et déroulent un discours bien rodé, entre contrition et menace voilée, jusqu’à la remise de l’enveloppe de billets qui la fera taire et annihilera toute velléité de recours en justice.

Les voix de ceux qui perdent espoir semblent s’éteindre d’elles-mêmes, de l’intérieur, sans pouvoir résister aux dissensions internes, laissant place au silence et à la résignation. Certains, comme Ibrahim, n’ont d’autre choix que de sortir du jeu et disparaître, aussi dignement qu’ils le peuvent. Ils seront vite oubliés et remplacés par d’autres, persuadés de pouvoir tirer leur épingle de ce jeu de dupes. Eternel recommencement.


Kivanç Sezer (2016, Turquie, 1 h 40, fiction)

LIeu: Cinémathèque, Cinématographe
Horaire: 02.03 à 21h00
 

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