Ca­davre bâti / bâti ex­quis

Mis bout à bout, joints, empilés, déconstruits, remis ailleurs, les matériaux mis en œuvre dans la construction et la rénovation sont autant constitués de matières que de savoir-faire. Récit illustré des pratiques contemporaines face aux enjeux de durabilité.

Date de publication
14-10-2024

Derrière un certain nombre de discussions, d’anecdotes au sujet d’un projet ou d’un détail technique, racontées au détour d’une séance ou le soir après le travail, se lisent parfois des regrets, parfois des succès. Ces récits informels révèlent que l’essentiel est invisible: il ne réside pas seulement dans les performances des matériaux, mais aussi dans le rapport que chaque professionnel·le entretient avec eux. Et ces relations sont d’autant plus importantes que le secteur de la construction doit constamment définir les contours du futur. Or aujourd’hui il l’anticipe en regardant vers le passé, en priorisant notamment la rénovation et le réemploi. Les pages suivantes exposent quelques-uns de ces témoignages à la manière d’un cadavre exquis bâti sur lequel pourraient se greffer de nombreuses autres expériences professionnelles. Qu’on appelle cela de l’intelligence collective, de la transversalité ou de l’interdisciplinarité, ils confirment que «chacun·e détient une partie de la réponse».

Agir: où, comment, par qui?

À travers toute la Suisse, en lisière des agglomérations urbaines se dressent des immeubles résidentiels construits en nombre pendant l’après-guerre. De forme rectangulaire sur quatre niveaux surmontés par une toiture à deux pans, souvent disposés perpendiculairement aux grands axes de circulation, ils constituent un intermédiaire entre la cité satellite et le logement pavillonnaire. Ces constructions échappent au regard : elles n’ont ni valeur patrimoniale ni grand intérêt architectural ou urbanistique. Dans un futur proche façonné par des projets de densification, surélévation et rénovation, elles constituent cependant une manne bâtie non négligeable, à anticiper.

Au premier plan, les quelques détails mis en avant ici conjuguent le verbe faire au passé, le retour aux matériaux durables et le réemploi. Pour élargir le périmètre d’application des « bonnes idées » issues de projets pilotes ou expérimentaux, il est nécessaire de revoir en premier lieu les mesures de ce qui est conçu : épaisseurs de murs, inclinaison de toitures, dimensions de menuiseries, etc.; mais également les méthodes : phases de projets, outils de dialogue entre métiers. Enfin, concevoir en masse avec des matériaux durables ou issus du réemploi, c’est également augmenter la demande pour que les chaînes industrielles et d’approvisionnement ne soient pas rompues.

Décortiqué, disséqué, décomposé couche après couche, ce corps bâti expose les enjeux entremêlés de durabilité et d’habitabilité. Mais plus encore, il nous renseigne sur celles et ceux qui en manie les instruments. Alors que chaque profession s’efforce de se réapproprier la matière, en cherchant parfois à aller au-delà de ses compétences acquises, l’accroissement des exigences environnementales accentue le besoin de faire appel à d’autres disciplines dans l’acte de construire. Reste à déterminer si ces demandes requièrent une évolution intrinsèque de chaque métier, ou si elles doivent aboutir à l’émergence d’une nouvelle spécialité réglementée qui viserait à coordonner les paramètres d’une construction durable.

Soustraire la matière

 

D’après Jean-Marc Péléraux, les études préliminaires à la réalisation d’un bâtiment sont l’occasion d’ajuster les besoins en vue d’une économie de ressources. Le centre de formation des métiers de la construction à Echallens (VD) illustre les bénéfices à mener en parallèle la programmation et l’étude de faisabilité. Le calibrage des besoins a mené à la mutualisation de certains espaces, et par extension, à la réduction de la matière employée. Selon lui, ce travail d’anticipation doit être mené par les architectes avec les maîtres d’ouvrage, en particulier les entités publiques dont le patrimoine administratif n’est pas sujet au rendement et qui auront plus d’ouvertures vis-à-vis de solutions novatrices. Il faut alors repenser l’ensemble des phases de projet, et mettre l’accent sur celles qui interviennent avant la phase SIA 41 afin de pouvoir implémenter les nouvelles pratiques, où faire avec moins est un gain.

 

Rencontre lors d’un workshop en ligne avec Jean-Marc Péléraux, architecte et fondateur du bureau dettling péléraux architectes

1. Inspection des matériaux

 

Pour Jeremy Raphel, travailler hors standards avec des structures de réemploi, c’est avant tout une inversion des calculs statiques pour définir quelle charge peut être supportée pour une quantité de matériaux donnée. Dans le cas du réemploi de vis de type Kriner sur un petit chantier à Genève, la donnée est fournie par le fabricant lui-même. Pour d’autres éléments, par exemple des poutres en bois, la chose se complique : il faut non seulement faire avec des matériaux d’essence et de provenance différente, mais également admettre leurs faiblesses selon leur usage précédent (fléchissement ou vrille). C’est là qu’intervient la prise de responsabilité accrue de l’ingénieur·e civil·e, qui doit opérer des choix en dehors du cadre normatif habituel : il lui faut établir des conventions d’utilisation beaucoup plus spécifiques pour chaque projet, avec des marges de sécurité renforcées et une expertise qui passe notamment par une inspection visuelle des éléments. Au-delà du partage des savoir-faire, la normalisation des processus de réemploi de structures pourrait recourir davantage à des protocoles qu’à des calculs.

 

Rencontre sur le chantier avec Jeremy Raphel, ­ingénieur civil du bureau Le Collectif

2. De la valeur « u » à « kg CO2-eq »

 

Force est de constater que l’enveloppe des constructions récentes témoigne du rôle accru de l’ingénieur·e thermicien·ne qui doit non seulement se référer à des normes exigentes, mais également proposer des matériaux isolants bas carbone. Selon Damien Varesano, son rôle conduira à systématiquement comparer la performance thermique à l’exploitation – la valeur « U » isolante d’une façade – et l’énergie consommée à la construction calculée en « kg CO2-eq », en analysant le temps de retour sur l’investissement et la durée de vie des matériaux. Certaines mesures permettent de concilier ces exigences, mais elles se heurtent souvent à d’autres normes : par exemple, utiliser des matériaux biosourcés s’oppose régulièrement aux prescriptions en matière de sécurité incendie et leur performance thermique moindre implique des murs plus épais (un mètre) réduisant tout autant la surface locative. À propos de ces entre-deux particulièrement chronophages, l’ingénieur thermicien suggère le développement d’un nouveau métier : « Un·e coordinateur·rice en construction durable », chargé·e d’harmoniser pour chaque projet l’impact environnemental du bâtiment.

 

Conversation approfondie avec Damien Varesano, ingénieur thermicien et réemploi chez ATBA, administrateur de SOREVA

3. Concevoir aujourd’hui avec les fenêtres d’hier

 

C’est au début de la guerre en Ukraine qu’est née l’association RE-WIN dont l’objectif est de fournir des fenêtres en vue de la reconstruction du pays. Michelle Schneider raconte comment, dans un contexte d’urgence, tout un processus s’est développé, du démontage au stockage puis au transport de ces éléments. En parallèle, elle explore le potentiel de réemploi de fenêtres en Suisse dans le but de créer une start-up en partenariat avec la ZHAW d’ici fin 2025. Sous leur apparence immuable, les fenêtres sont des éléments constructifs high-tech, garantis en général pour 20 à 25 ans ; leurs performances thermiques et valeurs de rayonnement sont aujourd’hui vérifiables in situ ou en laboratoire en l’espace de trois jours. Selon la chercheuse, pour maximiser le potentiel de réemploi, deux pistes sont à privilégier : le développement de systèmes de doubles fenêtres (Kastenfenster) et la conception de bâtiments comprenant des ouvertures dimensionnées pour le réemploi de fenêtres standardisées – 120 × 120 cm, 140 × 140 cm – telles que celles développées par Ernst Göner ou EgoKieffer dans les années 1940 à 1960.

 

Déjeuner avec Michelle Schneider, assistante de recherche à la ZHAW et bénévole au sein RE-WIN

4. Murs en pisé industriel

 

Plus qu’un intérêt pour le développement d’une image d’entreprise positive, Cyril Baumann expose comment le constructeur cherche à anticiper la demande. La réalisation du bâtiment administratif de l’entreprise a ouvert la voie à la construction en murs en pisé préfabriqués à l’échelle industrielle. Pour être en capacité de fournir en quantité ces éléments préfabriqués, une nouvelle chaîne de production a été mise en place, dotée de machines 7 axes usuellement réservées à l’industrie automobile et d’un système optimisé d’alimentation en terre et de coffrage. Ce regain d’intérêt pour la terre est à mettre en parallèle avec l’essor qu’a connu le bois ces vingt dernières années, passant de projets prospectifs à des productions à grande échelle.

 

Visioconférence avec Cyril Baumann, directeur région Suisse romande de Erne Holzbau

5. Matières en mouvement

 

Pour la Caisse de prévoyance de l’État de Genève (CPEG), l’investissement de la maîtrise d’ouvrage ne peut se résumer à la simple rénovation de son parc immobilier. Une part de budget lui sert à élargir son champ d’action avec comme ligne de mire la volonté d’être exemplaire en matière de durabilité tout en assumant une part de risque financier. À travers deux exemples, la CPEG témoigne de son action pour une gestion circulaire des matériaux. Lors de la rénovation de l’enveloppe thermique de la tour Firmenich à Genève, le parement de pierre d’origine a été concassé et réutilisé sous forme de terrazzo pour le hall de la tour, ainsi que sur un autre chantier. Dans un autre projet, la matière a été conservée sur place malgré une légère dérogation aux normes : les portes palières, initialement destinées à être remplacées par des modèles EI30, ont finalement été rénovées et certifiées conformes à la norme T30.

 

Intervention d’Anthony Joss, architecte RMO à la CPEG, lors d’une rencontre sur l’immobilier durable

6. Derrière des installations sanitaires, un projet social

 

Derrière la façade d’un magasin d’installations sanitaires, un projet d’utilité publique à double vocation, émanant de Caritas Vaud : revente de matériaux de construction et réinsertion professionnelle. Samuel Cuendet décrit le fonctionnement de Pro Travail où une équipe salariée forme sur le terrain des ouvriers polyvalents, du démontage à la vente. Avec les meubles de cuisine et les revêtements de sols, les sanitaires font partie des éléments les plus aisément revalorisés et faciles à entretenir. Si aujourd’hui une grande partie de ceux-ci partent chez les particuliers, la structure reçoit de plus en plus de demandes d’architectes pour des projets de grande ampleur. À un niveau plus étendu, afin de répondre à la demande, il serait alors nécessaire pour ce type de structure de bénéficier de surfaces de stockages élargies, mais également de repenser la distance des magasins aux centres urbains.

 

Entretien téléphonique avec Samuel Cuendet, ­responsable démontage et valorisation pour Pro Travail

7. Des cuisines hors circuit

 

Située sur le site de la Bluefactory à Fribourg, la Ressourcerie fait partie de la nébuleuse de structures associatives promouvant le réemploi. Simon Jobin confie comment elle a réussi à regrouper un ensemble de compétences hors circuit conventionnel : fourniture de matériaux de construction, déconstruction, conception, mais également sensibilisation et expérimentations. Ces pratiques à forte dimension militante facilitent la mise en œuvre de matériaux de réemploi, souvent dans l’urgence : un appel le vendredi pour démonter et transporter une cuisine le lundi par exemple, avec comme mot d’ordre « prouver qu’on peut le faire ». Dans les temps à venir, pour pérenniser et élargir le périmètre d’action des ressourceries, il propose que le projet de déconstruction soit conçu comme un projet à part entière.

 

Discussion animée avec Simon Jobin, membre de la Ressourcerie de Fribourg

8. Faire avec la matière existante

 

Si de nombreuses réalisations du bureau apropå sont uniques, une discussion avec Manon Portera au sujet de sa pratique permet d’envisager ce que pourrait impliquer la standardisation d’aménagements intérieurs durables. Parce que les éléments mis en œuvre sont souvent plus petits et moins soumis aux normes et exigences structurelles, ils se prêtent facilement au jeu de substitution du réemploi au neuf. C’est le cas pour les cuisines de logements, mais également pour toute autre menuiserie ou aménagement pouvant toucher un public élargi parmi les coopérateurs·rices ou les PPE qui souhaitent un aménagement sur mesure. Le « faire avec » exige une certaine flexibilité des conceptrices. Pour permettre le saut d’échelle dans la conception d’intérieurs circulaires, la cofondatrice du bureau genevois préconise aux architectes d’anticiper l’approvisionnement de ces lots usuellement relégués en fin de phase d’appel d’offres.

 

Expérience rapportée par Manon Portera, architecte d’intérieur et cofondatrice du bureau apropå

9. Dalles de béton prêtes au réemploi

 

Après avoir consacré sa thèse de doctorat au réemploi du béton coulé sur place, Célia Küpfer explique comment sa recherche actuelle vise à en extraire le meilleur parti structurel en employant les méthodes constructives actuelles : le sciage et le montage des éléments à la façon de préfabriqués. En collaboration avec des entreprises actives sur le marché, elle a développé un prototype de dalles de béton de réemploi, démontables et réaffectables. Après les étapes de conceptualisation, de prédimensionnement et de tests structurels, l’objectif est de transférer les résultats vers des applications à l’échelle industrielle. Pour exploiter pleinement cette ressource, dit-elle, une meilleure communication sur les chantiers de déconstruction à venir permettrait de mieux définir les quantités de matière disponible.

 

Conversation à la cafétéria de l’EPFL avec Célia Küpfer, chercheuse au Structural eXploration Lab

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