Maître bâ­tis­seur

Hal Foster, critique d’art et d’architecture, enseignant à l’université de Princeton, signait en 2001 Why all the Hoopla. Une analyse inégalée pour comprendre les méthodes de Frank Gehry. Nous publions ce texte avec l’aimable accord de son auteur et de son éditeur, Nicolas Vieillescaze, qui l’a traduit pour l’édition française

Date de publication
19-11-2014
Revision
25-10-2015

Pour beaucoup, Frank Gehry n’est pas seulement notre plus grand architecte vivant, mais aussi notre plus grand artiste. Projets et prix, livres et expositions affluent autour de lui, et le mot génie, souvent employé à son égard, ne le fait aucunement rougir. Pourquoi un tel enthousiasme ? Ce créateur d’auditoriums sinueux et de musées métalliques, de sièges sociaux clinquants et de maisons luxueuses, est-il vraiment notre plus grand artiste vivant ? 

Cette idée en dit long sur notre époque, car elle souligne la place centrale occupée aujourd’hui par l’architecture dans le discours culturel. Cette centralité trouve son origine dans les débats des années 1970 sur le postmodernisme, qui soulignaient l’importance essentielle de cet art ; elle a été confirmée par l’inflation du design et du visuel dans toutes sortes de sphères : l’art, la mode, les affaires, etc. Enfin, on ne peut faire de bruit dans la mare mondiale de la culture contemporaine du spectacle qu’en y jetant un gigantesque pavé, au moins de la taille du musée Guggenheim de Bilbao. Et un architecte comme Gehry, qui bénéficie du soutien de clients comme Guggenheim et la DG Bank, a ici un avantage manifeste sur les artistes travaillant dans d’autres médias. Car ces clients souhaitent ardemment optimiser leur capital de marque sur le marché mondialisé – Guggenheim est devenu une marque qui se vend à des entreprises et à des gouvernements –, et cette situation favorise l’architecte, qui peut fournir un bâtiment susceptible d’être diffusé dans les médias comme un logo. (C’est précisément ainsi que Bilbao utilise le musée : le Guggenheim est le premier logo de la ville visible sur la route, et il a permis à Bilbao d’exister enfin sur la carte touristique mondiale.) Mais pourquoi Gehry ? 

Il a pourtant commencé en toute humilité, et il est demeuré une personne ordinaire, aux traits un peu tirés. Né à Toronto en 1929, Gehry part à Los Angeles en 1947, où, après quelques séjours à Harvard, à Paris, et dans diverses firmes, il ouvre son propre bureau en 1962. Influencé d’abord par Richard Neutra, un émigré autrichien lui aussi établi dans la région, Gehry passe peu à peu d’un idiome moderniste à une sorte de langage vernaculaire funky typique de LA, en particulier en architecture domestique, à travers l’usage innovant de matériaux bon marché issus de bâtiments d’usine – contreplaqué usagé, tôle rouillée, grillage métallique, asphalte. Comme cela arrive souvent avec les architectes, son premier travail notoire fut la rénovation de sa propre maison, à Santa Monica (1977-78), qu’il n’a cessé depuis d’utiliser comme un laboratoire et un showroom (il y a retravaillé à nouveau en 1991-92). Gehry a choisi un modeste bungalow dans une résidence, l’a enveloppé de feuilles de métal rouillé et de grillage, et en a garni l’extérieur de panneaux de verre de manière à fausser la géométrie de l’ensemble. Le résultat est une maison ordinaire, mais dont les espaces, les perspectives, les formes et les surfaces se présentent sous des angles tout à fait étonnants. Admirée à raison, elle est utilisée de manière stratégique et fait office de scène primitive : c’est « la maison qu’a construite Gehry »1.

Gehry a appliqué ces recettes à d’autres maisons de la région, la plupart non construites, et dont la géométrie moderniste est totalement bouleversée : le plan sort de l’axe, et les murs sont percés de ponts de bois, de pavillons en grillage, etc. L’apparence inaboutie de ce premier style convenait parfaitement à LA : il était à la fois provisoire, c’est-à-dire adapté aux transformations incessantes de la mégapole, et primitif, ce qui lui permettait de s’opposer au côté lisse et clinquant de Tinsel Town. Gehry se livra ainsi quelque temps à un « régionalisme critique », semblable à celui prôné par Kenneth Frampton. Car même s’il utilisait des matériaux nouveaux, il rejetait la pureté formelle de l’architecture moderne et aimait à en faire éclater les volumes abstraits pour en déverser les fragments sur le sol de la Californie du Sud2. Mais pour se faire entendre, ce langage vernaculaire propre à LA avait besoin du repoussoir que constituait un style international dominant et réifié. Et avec l’avènement de l’architecture postmoderne dans les années 1980, accompagnée d’un mélange de pop art et de classicisme, son style commença à perdre de son tranchant. Gehry passa alors un compromis subtil avec le nouvel ordre postmoderne : s’il ne céda jamais à la tentation de pasticher un Robert Stern ou un Charles Moore, son design se fit plus imagiste. On peut ainsi retracer l’évolution qui va de ses premières recherches grunges à la luxuriante « esthétique gestuelle » d’aujourd’hui, sans oublier sa période pop elliptique. Tout au long des années 1980 et 1990, Gehry ne cessa de monter en gamme, qu’il s’agisse des matériaux, des techniques, des clients et des projets : il passa ainsi des grillages improvisés de Santa Monica au revêtement de titane de Bilbao, des maisons déstructurées de ses amis artistes aux méga-institutions de l’élite multinationale. 

Ce type de repositionnement, où la réception alimente en retour la production, n’est jamais immédiat ni définitif, mais sa trajectoire est sans équivoque. Prenons les meubles – fauteuils et divans – que Gehry conçut à partir de feuilles de carton découpées, empilées et compressées. Quand ils firent leur apparition, au début des années 1970, ils étaient économiques, « tendance », innovants sur le plan matériel et formel. Mais à mesure que leur design se fit plus étudié, le côté populaire du carton commença à sonner faux ou, pire encore, à évoquer une sorte de pauvreté « chic » qui ne pouvait séduire que les personnes n’ayant aucune idée de l’usage réel qui était fait de ces matériaux. C’est aussi dans les années 1980 que les tendances pop de Gehry se sont accentuées. Déjà, dans ses Indiana Avenue Studios (1979-1981, Venice, Californie), Gehry faisait un usage imagiste à la fois des matériaux et des éléments : le premier atelier, en stuc bleu, est défini par une grande baie vitrée ; le second, en contreplaqué brut, par une immense cheminée ; et le troisième, en asphalte vert, par un escalier géant découpé dans le toit. Ce langage typologique peut avoir une certaine efficacité en architecture, et Gehry y met d’ailleurs un certain esprit, mais son imagerie pop et sa tendance à l’inflation des volumes peut aussi relever de la manipulation. 

Dans la seconde moitié des années 1980, Gehry ne cesse de faire des allers-retours entre un univers formel-matériel et l’évidence de l’imagisme pop, recourant souvent, comme à une sorte de compromis, au collage de formes et d’images. Cela donne, par exemple, les projets comme la Winton Guest House (1983-1887, Minnesota), où des pièces séparées empruntent des formes audacieuses, gainées dans des matériaux saisissants, et disposées selon un plan dynamique, en étoile, que Gehry utilisera souvent par la suite. Dans ces projets domestiques, la maison est composée comme une sorte de ville intime ; dans les projets commerciaux, en revanche, comme l’Edgemar Development (1984-1988, Santa Monica), il renverse le processus et traite le complexe urbain comme une maison élargie. C’est inventif, et cela peut aussi être contextuel (même si son travail, comme l’architecture en général, s’engage assez peu sur le terrain)3. Mais il y aussi des projets qui se contentent de suivre l’esthétique pop, comme le Chiat Day Building (1985-1991, Venice), où Gehry, sous l’influence de Claes Oldenburg, donne à l’entrée de cette énorme agence de publicité les formes d’une énorme paire de jumelles. Cet objet plaît peut-être au client, mais il est, au-delà, plutôt manipulateur et réduit l’architecture à un panneau d’affichage en 3D. Cette dimension pop restera fortement présente dans son travail, même lorsqu’il la dissimulera derrière l’utilisation symbolique de matériaux, de formes et de couleurs abstraits ; et on ne sera pas surpris que Gehry commence à travailler pour la firme Disney à la fin des années 1980. 

L’enjeu, ici, c’est la différence qu’il y a entre l’usage vernaculaire d’un grillage pour une maison ou de feuilles de carton pour un fauteuil, et la réalisation d’une paire de jumelles géante pour une entrée d’immeuble ou le collage d’un avion de chasse sur une façade (voir son Aerospace Hall, 1982-1984), issus du langage pop. Est également en jeu ce qui sépare la redéfinition matérielle de la forme et de l’espace, qui peut ou non s’inspirer de la sculpture (on notera ici l’influence de Richard Serra), et l’usage symbolique de l’image ready-made ou de l’objet marchandise (Claes Oldenburg). La première option rapproche le design élitiste de la culture populaire et renouvelle de vieilles formes architecturales grâce à une nouvelle forme d’expression sociale. La seconde, sur le modèle de la publicité, tend à vendre l’architecture à un public ravalé au rang de consommateur de masse. C’est sur cette dialectique que Gehry surfe depuis le début des années 1990, ce qui l’a propulsé du rang d’architecte de LA à celui de designer international. 

Ce bond fut aussi possible grâce à la subtilité avec laquelle il a su jouer des différents labels architecturaux ; car si Gehry a commencé par élargir les structures modernes pour utiliser ensuite les symboles postmodernes, il n’en a pas conservé les stigmates. Il a même dépassé le style caractéristique de ces deux mouvements d’une manière qui n’est pas sans évoquer le principal manifeste de l’architecture postmoderne, Learning from Las Vegas (1972). Dans ce texte fameux et contestataire, Robert Venturi, Denise Scott Brown et Steven Izenour distinguaient le design moderne, où « l’espace, la structure et le programme » se subsument dans « une forme symbolique d’ensemble » – qu’ils appelaient « le canard » – du design postmoderne, où « l’espace et la structure sont directement au service du programme et où l’ornement intervient indépendamment d’eux » – qu’ils appelaient « le hangar décoré ». « Le canard est un bâtiment qui est un symbole », écrivaient-ils, tandis que « le hangar décoré est un abri conventionnel qui applique des symboles »4. Ils soulignaient ensuite, par un raisonnement qui défendait la base ornementale de l’architecture postmoderne, que si le canard était parfaitement adapté au monde d’objet de l’âge de la machine, le hangar décoré convenait, lui, aux surfaces rapides de l’âge de l’automobile et de la télévision. Gehry, ne privilégiant ni la structure ni l’ornement, pourrait être en mesure de transcender cette opposition ; il serait pourtant plus juste de dire que, combinant souvent canard et hangar, il l’a tout simplement rendue inopérante. Avec pour conséquence que son architecture, qui se brise en tant de faces et de facettes qu’il est difficile d’en faire le tour pour en contempler l’ensemble, n’est pas vraiment « sculpturale », comme on l’affirme si souvent. Il en résulte qu’il est difficile de distinguer ses intérieurs de ses extérieurs, et vice versa, qu’on les regarde d’un point de vue structurel, comme le canard moderne, ou ornemental, comme le hangar postmoderne. Cette déconnexion entre le dedans et le dehors peut s’avérer parfois séduisante, comme dans son Vitra International Headquarters (1988-1994, en Suisse) ou dans son EMR Communications and Technology Center (1991-1995, en Allemagne). Mais à mesure que ses « canards décorés » ont augmenté en taille – et que Gehry a tranquillement pris le chemin de Bilbao –, les défauts de cette combinaison se sont faits plus visibles, et les aspects les plus problématiques des architectures moderne et postmoderne sont apparus au grand jour : la monumentalité volontariste de la première et la fausseté de l’inspiration populaire de la seconde. 

Le canard et le hangar se mélangent presque littéralement dans l’énorme Fish Sculpture que Gehry réalisa pour le Village olympique de Barcelone, en 1992 – une œuvre excentrique qui fut un tournant dans sa carrière (il a d’ailleurs fait du poisson son « totem personnel »). Si la maison de Santa Monica représente la scène primitive de ses débuts, ce Léviathan serti d’or est celle de la maturité : il y utilise en effet, pour la première fois, une technologie qui informera désormais sa pratique (et celle de bien d’autres) : le design et la fabrication assistés par ordinateur (DAO et FAO), et en particulier le logiciel CATIA (application interactive en trois dimensions assistée par ordinateur). Développés d’abord dans l’industrie automobile et aérospatiale, ces programmes sont aussi utilisés dans le film d’animation, et la Fish Sculpture n’est d’ailleurs pas sans évoquer quelque fossile futuriste échappé de Jurassic Park (peut-être servira-t-il de prototype le jour où Disney s’attaquera à Moby Dick). L’arche de son squelette recouverte de treillis, le Fish est en même temps canard et hangar : associant Serra et Oldenburg, à la fois tout structure et tout surface, il n’a pas d’intérieur fonctionnel. Et pourtant, les bâtiments que Gehry a conçus sur CATIA privilégient plus que tout la configuration extérieure d’ensemble, la forme et la peau. Cela s’explique sans doute par la facilité avec laquelle CATIA permet de modeler, sans jamais les répéter, toutes sortes de supports, de surfaces, de panneaux extérieurs et d’armatures intérieures. Cela a conduit Gehry à jouer avec des topologies délirantes qui bouleversent les symétries traditionnelles – d’où les courbes, les volutes, les formes non euclidiennes qui devinrent sa signature dans les années 1990. 

C’est dans son Musée Guggenheim de Bilbao (1991-1997) – le premier projet d’importance où furent utilisées toutes les potentialités du programme [CATIA] – que tout cela apparaît avec le plus de clarté. (On dit que le DAO et la FAO sont économiques, mais ce n’est pas forcément vrai, et leur usage est tout autant rhétorique que réel. Ainsi, les minces panneaux de titane de Bilbao ont été en partie découpés sur le site et façonnés à la main sur place.) Croisement imagiste d’un transatlantique et d’un vaisseau spatial qui se seraient échoués au Pays basque (on pourrait l’appeler le Titanium), ce musée est considéré comme le chef-d’œuvre du style « sculptural » de Gehry, et il a servi de modèle à plusieurs autres de ses méga-projets, comme le Walt Disney Concert Hall à LA (en cours de construction), l’Experience Music Project à Seattle (1995-2000) et le projet Guggenheim, à Wall Street (qui pourrait avoir été suspendu après la destruction du World Trade Center). 

Nous pourrions revenir ici à l’affirmation selon laquelle Gehry serait notre plus grand artiste vivant, ou du moins notre plus grand sculpteur. Mais il nous faut avant cela aborder un aspect de la sculpture moderne. Carl Andre, dont on dit que son minimalisme aurait influencé Gehry, nous en fournira une illustration exemplaire (et laconique s’il en est). « Je vais vous dire quelles sont, selon moi, les trois phases de l’histoire de l’art », déclarait Andre, en 1970, dans une interview radiodiffusée, prenant la Statue de la Liberté comme exemple paradigmatique. « Il y eut un temps où les gens s’intéressaient au manteau de bronze de la Statue de la Liberté, sculptée dans l’atelier [de Bartholdi]. Puis vint le temps où les artistes […] s’intéressèrent à la structure interne en acier, réalisée par Eiffel, qui supportait la statue. Aujourd’hui, les artistes s’intéressent à l’île Bedloe [où la statue est installée]. »5 Andre esquisse ici le passage de la sculpture moderne, où l’on sculpte de façon académique la silhouette humaine autour d’une armature invisible (la plupart des statues, à cet égard, ressemblent à la Statue de la Liberté), à l’intérêt des contemporains pour un lieu donné (le nouveau champ de la sculpture allant du land-art des années 1960 et 1970 aux projets d’aujourd’hui, liés à des sites particuliers), en passant par l’exhibition moderniste de la « structure intérieure » de l’objet (songeons à la sculpture constructiviste des années 1920). 

Comment l’architecte-sculpteur Gehry s’inscrit-il dans cette évolution ? En accomplissant un voyage dans le temps. Comme beaucoup de nouveaux musées, ses espaces colossaux sont conçus pour accompagner l’extension de l’art d’après 1945 – celui d’Andre, de Serra, d’Oldenburg, etc. Or ils ne font, en réalité, que le détourner : ils utilisent ses grandes dimensions, apparues pour défier le musée moderne, comme un prétexte pour grossir démesurément le musée contemporain et en faire un gigantesque espace-spectacle, capable d’absorber n’importe quelle forme d’art, sans même parler du visiteur. En un mot, les musées comme celui de Bilbao utilisent la rupture de l’après-guerre pour domestiquer à nouveau l’art et submerger en même temps le visiteur. En outre, les récents bâtiments de Gehry, considérés comme des sculptures, semblent revenir en arrière et renverser l’histoire que nous venons d’esquisser. Car en dépit du futurisme apparent du design élaboré sur CATIA, ces structures ne sont que de nouvelles statues de la Liberté, leur peau étant strictement séparée de leur armature invisible, et leurs surfaces externes ne correspondant que rarement aux espaces internes. (Cette comparaison ne rend peut-être pas justice à l’œuvre de Bartholdi, qui permet une interaction innovante entre la surface et la structure, tandis que, chez Gehry, la première domine sans partage la seconde.) De même, on associe souvent Gehry à Serra, alors que le second expose aux regards la construction de ses sculptures, tandis que le premier apparaît souvent tectoniquement obscur. Certains de ses projets ressemblent aux trucs informes que l’on installait sur les places des quartiers d’affaires dans les années 1960 et 1970, élevés à une dimension architecturale, et l’on a parfois l’impression qu’on pourrait les ouvrir avec un ouvre-boîte. 

Avec la fin supposée de l’âge industriel, l’architecture moderne a été déclarée désuète et, aujourd’hui, l’esthétique pop de l’architecture postmoderne semble elle aussi datée. La quête de l’architecture de l’âge informatique a commencé ; ironiquement, elle a conduit Gehry et ses disciples à prendre pour modèle la sculpture académique, du moins en partie. (Imaginons que la Planète des singes, au lieu de se terminer par une image de la Statue de la Liberté enfouie dans le sable, y montre les restes du Guggenheim de Bilbao ou de la Fish Sculpture de Barcelone.) La déconnexion entre la peau et la structure représentée par ce modèle académique est plus radicale que dans l’Experience Music Project, commandé par le milliardaire de Microsoft Paul Allen en l’honneur de Jimi Hendrix (comme lui de Seattle) ; ses six volumes extérieurs en métaux de différentes couleurs n’ont qu’un très lointain rapport avec les nombreuses salles intérieures où est diffusée de la musique pop. De même que Gehry a fait en sorte que l’on voie une allusion à un navire échoué dans le musée de Bilbao, il compense ici par une vague allusion à une guitare brisée (un morceau de manche cassé est posé sur deux des volumes). Mais aucune de ces images ne fonctionne, même pas comme geste pop, car il faut se trouver au-dessus pour les reconnaître, à moins de les voir sous forme de reproduction médiatique – laquelle constitue le « lieu » primitif de ce type d’architecture. 

Je ne plaide pas ici pour un retour à la transparence moderniste de la structure (qui d’ailleurs est largement un mythe, même chez des puristes comme Mies van der Rohe). Mais je m’oppose à la version informatisée de l’architecture Potemkine, où les surfaces sont purement et simplement conjurées. Car la déconnexion de la surface et de la structure a chez Gehry deux effets problématiques. Elle produit d’abord des espaces qui ne sont pas tant surprenants (comme dans ses premières maisons) que confus (comme à Bilbao ou Seattle) – et l’on prend souvent cette désorientation tendue pour un avatar du sublime en architecture. (Parfois, on dirait que Gehry et ses disciples ont décidé de prendre pour guide la critique célèbre de l’espace délirant dans l’architecture postmoderne, présentée pour la première fois par Fredric Jameson au début des années 1980 – comme s’ils n’avaient d’autre intention que d’obéir à « la logique culturelle du capitalisme actuel »6.) Cette déconnexion peut enfin en produire une autre, entre le bâtiment et le site. On dit que le musée de Bilbao, avec ses « formes inspirées des vagues, face au fleuve [Nervion] », s’« adapte parfaitement à son environnement et évoque le monde maritime ». On prétend aussi que les courbes et les volutes du projet Guggenheim à Wall Street, à l’instar des vagues et des nuages, servent de lien entre l’East River sur le devant (le musée devrait y couvrir trois quais) et les gratte-ciel du centre (y compris sa propre tour) de l’autre côté. Mais il n’est guère possible de soutenir que Gehry est sensible au contexte. Le Guggenheim de Wall Street est même encore plus anti-contextuel que celui de Bilbao : deux fois plus gros, posé sur d’énormes pylônes comme un gigantesque dodo de métal, il semble qu’il ne soit rentré au pays que pour finir étouffé dans l’œuf (son destin pourrait ainsi être pire que celui de l’oiseau mauricien : disparaître avant même d’avoir vu le jour). 

Il est intéressant de comparer les deux Guggenheim de Gehry à celui de Frank Lloyd Wright, qui date de 1959. Lui aussi est souvent considéré comme un objet sculptural, mais il possède une logique formelle – la spirale blanche – et une prétention programmatique – le musée comme rampe continue – qui font tous deux défaut à ses deux cadets. En outre, en brisant la perspective de la Cinquième Avenue et en regardant du côté de Central Park, Wright joue avec brio de ce qui le sépare, précisément, du contexte. En un mot, la forme qu’il donne à son musée est expressive parce que, loin d’être arbitraire, elle obéit à de réelles motivations. Est-il possible d’en dire autant de « l’esthétique gestuelle » de Gehry ? Les gestes de ses premières maisons avaient souvent un caractère idiosyncrasique, mais ils s’enracinaient aussi dans un idiome utilisant des matériaux ordinaires propres à LA et s’opposaient au purisme des formes du style international. A mesure que le premier perdit de sa spécificité et que le second ne servit plus de repoussoir, ces gestes n’apparurent pas seulement comme de plus en plus extravagants (on pouvait presque les comparer au néo-expressionnisme ou au néo-surréalisme), mais comme des signes d’« expression artistique » de plus en plus désincarnés, qui pouvaient être semés, indifféremment, partout – à LA, Bilbao, Seattle, Berlin, New York, etc. Pourquoi cette ligne, cette courbe, ce volume ici, plutôt que celui-ci ou celle-là ? L’articulation formelle nécessite un matériau, une structure ou un contexte solides ; si l’on ne se donne pas cette contrainte, l’architecture devient rapidement arbitraire et complaisante. (Ici encore, le problème pourrait venir en partie des facilités techniques de CATIA, dont on dit qu’il traduit directement « la qualité gestuelle de la maquette dans le bâtiment ».) L’ironie, c’est que les fans de Gehry tendent à confondre arbitraire et liberté, auto-complaisance et expression. Le New York Times saluait ainsi une récente rétrospective de son œuvre avec ces mots : « La vision de Gehry renouvelle la démocratie. » 

En quoi consiste donc cette idée de liberté et d’expression ? Y aurait-il quelque perversité de ma part à la juger perverse, voire oppressive ? Dans la mesure où Gehry est notre plus grand artiste vivant, elle ne peut être qu’oppressive. Car, comme le disait Freud il y a déjà quelque temps, l’artiste est le seul personnage social autorisé à s’exprimer librement, le seul qui soit exempté des nombreux renoncements aux forces instinctives auxquels le reste de la société doit se soumettre7. Cette libre expression implique ainsi notre inhibition forcée, ce qui revient à dire que la liberté de l’artiste est essentiellement un affranchissement, et qu’il représente la liberté plus qu’il ne la met en action. Cette licence exceptionnelle a été étendue aujourd’hui à Gehry, comme à tout artiste, et cela non sans conséquences. 

Ce caractère oppressif vient aussi du fait que Gehry travaille dans la « logique culturelle » du capitalisme avancé, en lui empruntant son langage du risque et ses effets spectaculaires. En 1936, Meyer Shapiro, dans The Social Bases of Art [Les Bases sociales de l’art], écrivait que les impressionnistes furent les premiers artistes qui traitaient du monde moderne, dominé par la vitesse et par la surface : « Pour l’individu, le monde est un spectacle, une source de sensations agréables et nouvelles, un lieu où il peut réaliser son  individualité , à travers l’art, la sexualité et la mobilité improductive la plus variée. »8 Ce constat est encore plus vrai aujourd’hui pour les privilégiés que sont nos artistes, nos architectes et nos mécènes. Pourtant, poursuivait Shapiro, « on ne peut pas dire que cet art soit libre, car il est trop exclusif et privé ». Pour atteindre à la liberté, son « individualité doit perdre son exclusivité, sa brutalité et sa perversité »9.

De la même façon, l’individualité du travail de Gehry me semble bien plus exclusive que démocratique. Ses centres culturels, loin d’être des « forums d’engagement civique », sont des lieux spectaculaires qui célèbrent le spectateur, et où viennent se presser des touristes admiratifs. Dans La Société du spectacle (1967), Guy Debord définissait le spectacle comme « le capital à un tel degré d’accumulation qu’il devient image »10. Avec Gehry et certains autres architectes, l’inverse est désormais vrai : le spectacle est « une image à un tel degré d’accumulation qu’elle devient capital ». Telle est la logique de nombreux centres culturels aujourd’hui lorsqu’ils sont conçus, à l’instar des parcs à thème et des complexes sportifs, pour accompagner le « renouveau » commercial ou financier de la ville – il faut en faire des lieux où l’on puisse, en toute sécurité, sortir, faire du shopping, être spectateur. « L’impact économique et culturel singulier que nous avons ressenti au moment de son ouverture, en octobre 1997 », nous dit-on à propos de « l’effet Bilbao », « a suscité une forte demande de prouesses similaires auprès d’architectes contemporains dans le monde entier ». Cela est malheureusement vrai, et il se pourrait bien (en dépit du terrorisme) qu’il y en ait bientôt jusque dans votre petite ville natale. 

 

Notes

1. Voir Beatriz Colomina, in Jean-Louis Cohen (dir.), Frank Gehry : The Art of Architecture, Abrams, New York, 2001. Ce livre a été publié au moment de la rétrospective récente au Guggenheim de New York et de Bilbao. Toutes les autres citations en sont extraites, sauf mention contraire. 
2. Voir Kenneth Frampton, « Towards a Critical Regionalism », in Hal Foster (dir.), The Anti-Aesthetic. Essays in Postmodern Culture, New Press, New York, 1983. 
3. Voir le texte de Jean-Louis Cohen dans Frank Gehry. 
4. Robert Venturi, Denise Scott Brown et Steven Izenour, Learning from Las Vegas, MIT Press, Cambridge, 1972, p. 87. Traduit en français sous le titre L’Enseignement de Las Vegas, Mardaga, Wavre, 1995 [rééd. 2007].
5. Carl Andre sur WBAI-FM, New York, 8 mars 1970, retranscrit par Lucy R. Lippard, Six Years : The Dematerialization of the Art Object, Praeger, New York, 1973, p. 156. 
6. Voir Fredric Jameson, Le Postmodernisme, ou la logique culturelle du capitalisme tardif, Presses de l’Ensba, Paris, 2007.
7. Voir Sigmund Freud, « Formulations Regarding the Two Principles» in Mental Functioning  (1911).
8. Meyer Shapiro, Worldview in Painting – Art and Society, George Braziller, New York, 1999, p. 124. 
9. Ibid., p. 128.
10. Guy Debord, La Société du spectacle, Gérard Lebovici, Paris, 1987, p. 22.

 

Design & Crime

Compte rendu polémique des rapports incestueux qu’entretiennent la culture et le capitalisme contemporains, cet ouvrage s’intéresse plus particulièrement aux évolutions récentes du statut culturel du design et de l’architecture, de l’art et de la critique. Avec l’avènement de l’économie post-fordiste, de ses produits ciblés et de ses marchés de niche, nous vivons dans un circuit sans fin de production et de consommation, où le display (l’étalage ou l’exposition) joue un rôle essentiel, ainsi que le design et l’architecture. S’attacher à montrer le lien entre les formes culturelles et discursives et les forces sociales et technologiques, et les périodiser afin de souligner les singularités politiques du monde d’aujourd’hui, telle est la principale ambition de ce livre. Mais au-delà des possibilités critiques du temps présent, c’est bien « une insatiable prédilection pour l’alternative » qu’il s’agit de promouvoir. 
Design & Crime, Hal Foster, Les Prairies Ordinaires, Paris, 2008 / € € 14.-

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