Lvi­vien

Ici est ailleurs

Eugène évoque ici Lviv, ville située dans l'ouest ukrainien. Une ville qui n'a rien oublié de son passé soviétique tout en étant tournée vers l'avenir.

Date de publication
26-02-2013
Revision
01-09-2015

Dès l’atterrissage, on a un pied dans chaque monde. D’un côté le vieil aéroport de style soviétique avec ses bas reliefs mettant en scène des écoliers heureux, des tracteurs et de l’autre côté un immense aéroport en verre, terminé depuis peu. Bienvenue à Lviv, à l’ouest de l’Ukraine !
J’avoue qu’il y a seulement un mois en arrière, j’aurais été incapable de situer Lviv sur une carte. En Pologne ? En Tchéquie ? Au Bélarusse ? Mais voilà, le Salon du livre de la ville a invité la Suisse comme hôte d’honneur et Pro Helvetia m’a proposé de participer.
Ici, on n’a rien oublié du passé soviétique, mais on se projette tête baissée dans l’avenir. Et l’avenir s’appelle « Euro 2012 ». La Pologne et l’Ukraine accueilleront les 16 meilleures équipes de foot du continent, dès le 1er juin. Autour de moi, les chantiers se succèdent. Ce qu’aucune décision politique n’a réussi à concrétiser en un quart de siècle, un ballon de cuir de 22 cm de diamètre va le réaliser en trois ans : faire sortir de terre un stade, des routes, un nouvel aéroport… 
Un taxi m’amène au cœur de la vieille ville. Avec ébahissement, je découvre un ensemble architectural baroque magnifique. Des façades rose et ocres, des ruelles pavées, des sculptures élégantes. J’apprends que de 1772 à 1918, la cité s’appelait Lemberg et faisait partie intégrante du royaume autrichien. Joseph II vint en personne y ouvrir une université. 
Mais je ne suis pas au bout de mes surprises : en flânant le long des rues piétonnes, je débouche sur une place où trône un grand bâtiment au toit couvert de tuiles rouges pimpantes. Est-ce la mairie ? Le musée d’histoire de la ville ? Un panneau m’informe qu’il s’agit du « Ministère ukrainien des situations d’urgences et de la protection de la population des conséquences de la catastrophe de Tchernobyl ». Et tout à coup, je réalise que je me trouve dans le pays où s’est déroulée la plus grande catastrophe nucléaire civile de l’ère moderne. D’ici quelques années, à moins de cinq cents kilomètres de Lviv, démarrera le plus grand chantier industriel du 19?e siècle : la construction du nouveau sarcophage d’une hauteur de 105 mètres, d’une longueur de 150 mètres, pour une portée de 260 mètres.
Je me rends au Salon du livre pour participer à un débat dans un théâtre décati. Sur la scène, l’écrivain Alexander Irvanets m’explique que l’Ukraine et la Suisse sont exactement symétriques. Goguenard, je demande pourquoi. « L’Union européenne veut de vous, mais vous ne voulez pas d’elle, résume-t-il. Tandis que nous c’est exactement le contraire… » L’animateur du débat rappelle qu’en 2004, Lviv fut un des fers de lance de la Révolution orange. La population vota à 80 % pour Victor Youchtchenko. En 2010, tout espoir de rapprochement avec l’Europe s’éloigna et l’adversaire de Youchtchenko fut élu président, sans la moindre irrégularité. « Pourtant, reprend Alexander Irvanets, Lviv est européenne ! Nous n’avons été rattaché à l’Ukraine qu’en 1939. »
En marchant vers l’hôtel, je tombe sur la statue d’un jeune homme en redingote et aux cheveux ondulant, assailli par des mains de bronze. Sans comprendre, j’entre dans le bar attenant, où un spectacle assez inattendu m’attend. Un jeune homme torse nu est couché sur une table en bois, tandis qu’une serveuse s’amuse à le fouetter à l’aide d’un martinet. Hilares, les copains du puni prennent des photos souvenirs. Je suis au Punish Bar et la statue à l’entrée est celle de Leopold von Sacher-Masoch. Je pige tout : c’est l’auteur de La Vénus à la fourrure, un roman publié au milieu du 19?e siècle, qui raconte le plaisir que prend un mari à être humilié et cocufié par son épouse. Le terme psychiatrique de « masochisme » dérive de cet ouvrage. Sacher-Masoch est né ici. Et donc Lviv doit figurer en bonne place sur la carte de la psychiatrie mondiale. 
Dans ma chambre, j’ouvre mon ordinateur pour relever mes courriels. La page Google propose une animation comme elle le fait parfois pour marquer un anniversaire ou une journée particulière. Il s’agit de construire un robot. A la fin de l’animation, j’apprends que Google fête le 60?e anniversaire de la première publication de Stanislas Lem, l’immense auteur de science-fiction, à qui on doit Cybériade et Solaris. Vous savez où est né Lem ? A Lviv, bien sûr !
Je propose un nouveau mot dans le dictionnaire : « Lvivien : désigne un lieu dont vous ne saviez rien et qui se révèle brusquement être au centre de tout. »

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