L’ou­ro­bo­ros de la par­ti­ci­pa­tion

À une époque où l'implication citoyenne est plus que jamais encouragée, le concept de participation se retrouve paradoxalement au cœur d'un débat animé. Elle évoque l'image de l'ouroboros, ce serpent antique qui se mord éternellement la queue, symbolisant un cycle qui risque parfois de s'enliser dans une routine stérile. Face à cette impasse, l'auteur propose une piste audacieuse: le «retour à la rue». Cette démarche vise à redynamiser la participation citoyenne en s'appuyant sur l'engagement direct et physique dans l'espace public pour insuffler un nouvel élan et produire une ville résiliente.

Date de publication
13-02-2024
Matthias Lecoq
politologue, géographe et chercheur associé à l’UNIGE. Fondateur de AnTHroPocenopolis

Lorsqu’il faut analyser les processus de participation, certains chercheurs parlent régulièrement d’acceptologie1 pour caractériser les problèmes de fond et le manque de résultats. Début janvier, Manon Loisel et Nicolas Rio ont publié un ouvrage provocateur argumentant que la multiplication des processus de participation alimenterait la crise démocratique actuelle2. Sur le terrain, on connait aussi l’âpreté des débats dans les bureaux des ingénieurs lorsqu’il faut anticiper ces rencontres avec la population. Leur efficacité fait l'objet de nombreux questionnements3

Les paradoxes de la participation

On peut observer ces limites dans la bataille de l’objet, c’est-à-dire dans ce qui est réellement soumis aux débats. C’est d’ailleurs devenu une considération méthodologique acceptée par tous, il faut fixer un cadre aux échanges avant qu’ils aient lieu. Cependant, force est de constater qu’il manque bien souvent celles et ceux qui vont prendre part à la discussion pour en décider. Alors que participer, c’est prendre part et s’investir dans, le fait de ne pas pouvoir définir le sujet de son engagement est donc une barrière très forte. Mais il ne faut pas croire qu’il suffirait d’inverser la tendance pour résoudre le problème. Car de l’autre côté, celui du concepteur, cette participation est aussi imposée à un projet qui a déjà une ingénierie complexe. Les moins enthousiastes appellent cela «allonger le temps du projet» et les autres «changer les dynamiques». Mais il y a ici un second cercle de paradoxe. Car en voulant démocratiser un projet sans en modifier le paradigme (d’ingénierie), nous créons un second ouroboros qui fait que le chef de projet doit insérer un processus politique, par définition normalement indécis, au sein de son processus de projet qu’il doit contrôler totalement.

«Quand il est demandé aux habitants de se projeter sur un plan, on leur demande de prendre de la distance avec leur vécu et leur expertise. On leur demande de se professionnaliser, de s’intégrer dans une profession complexe et normée»

Ce contrat impossible entre des participants-es qui n’ont pas déterminé le sujet de leur participation et un projet qui doit répondre à une ingénierie précise, ressemble fort à une fabrique de frustrations. Derrière l’intérêt certain à ouvrir le dialogue et à permettre aux intéressés d’améliorer le projet à la marge, le rendez-vous démocratique est manqué. Cette ingénierie des projets urbains participatifs devient une chimère qui ne peut plus soutenir sa définition sans renier son essence. La participation est alors exigée sans les moyens nécessaires. Le serpent se court après lui-même. Ce chemin, tracé depuis le projet, n’a plus qu’un seul horizon que seules les exceptions et la volonté sans faille des professionnels de la participation sauront surpasser : l’insatisfaction. On la retrouve chez les porteurs de projet qui avancent souvent sans l’engouement participatif espéré, mais aussi chez les citoyens qui ne se mobilisent pas puisque l’on estime que leur nombre ne représente que 1%4.

Le retour à la rue

Si la participation est autant liée au projet de territoire, il ne faut pas oublier ce qui constitue la ville et pourquoi nous voulons faire participer les habitants dans l’aménagement. Est-ce pour faire accepter les projets? Ou pour améliorer nos villes et les rendre plus résilientes car plus à même de s’adapter et de développer des urbanités conscientes des enjeux soulevés par la production de la ville? Plus qu’un ensemble morphologique, la ville est faite de dynamiques sociales et les métiers de la ville ne peuvent faire l’impasse sur le lien qu’ils doivent créer avec ces dynamiques fondatrices. Quand il est demandé aux habitants de se projeter sur un plan, on leur demande de prendre de la distance avec leur vécu et leur expertise. On leur demande de se professionnaliser, de s’intégrer dans une profession complexe et normée. La participation, c’est au contraire mobiliser les dynamiques sociales, politiques et culturelles qui construisent la ville dans laquelle nous voulons vivre. Spatialement, cela signifie donc un retour à la rue, là où sont ces dynamiques. Temporairement, c’est aussi un retour au quotidien, cette temporalité du lien. C’est ainsi une manière de recréer du sens vers l’idée d’une ville qui ne renie pas son caractère politique, essentiel pour aborder tous les enjeux de durabilité. Cela ne signifie pas que l’on doive oublier les ateliers de co-création et les processus d’intelligence collective qui nous demandent de nous réunir, même si ceux-ci pourraient laisser de la place au questionnement du sujet même de ces rencontres, cette attitude valorisée dans les universités mais qui l’est beaucoup moins chez les citoyens. Néanmoins, c’est insuffisant.

«La dictature du rendement ou du carbone doit aussi laisser de la place au politique et au social, aux relations de voisinage, à l’autonomisation des enfants et des aînés»

Les processus de participation doivent aller là où sont les gens car la particularité de la démocratie participative dans les projets urbains est son enjeu même : celui de faire la ville. Il n’y a pas de processus urbains sans les habitants et il ne peut y avoir de participation urbaine sans cette ville faite de rues et de places en contraste avec celle des plans, des salles allumées aux néons et des post-it. Nos territoires sont faces à des enjeux cruciaux, difficiles, et la participation peut être un levier pour créer un mouvement collectif. Permettre aux habitants de connaitre les projets urbains qui feront la ville de demain est une chose nécessaire et démocratiquement saine, mais améliorer ses projets et développer une résilience collective pour faire face aux enjeux de la ville de demain ne se fera pas dans des ateliers qui ont prouvé leurs limites. Faire la ville doit se faire dans la rue tous les jours. Il faut observer, se mettre à la hauteur de l’asphalte, s’interroger sur les dynamiques en place. Il faut prendre de la distance sur les métriques utilisées par les professionnels pour s’intéresser à celles que les habitants valorisent et provoquent.

«Ce contrat impossible entre des participants-es qui n’ont pas déterminé le sujet de leur participation et un projet qui doit répondre à une ingénierie précise, ressemble fort à une fabrique de frustrations»

Ainsi, la dictature du rendement ou du carbone doit aussi laisser de la place au politique et au social, aux relations de voisinage, à l’autonomisation des enfants et des aînés. Les défis de la ville de demain ne sont pas qu’une histoire d’ingénierie, de canopée et de gestion des îlots de chaleur. Il s’agit aussi d’altérité, d’adaptabilité, d’ouverture. Comment accueillir les futures grandes migrations climatiques? Comment développer des solidarités de quartier? Comment construire une ville qui puisse proposer des rythmes différenciés et des espaces inclusifs sans céder à l’idéologie du retour au village? La participation a son rôle à jouer pour accompagner les mutations urbaines et donc la planification. Mais elle ne peut se faire l’économie d’un retour à la rue sans quoi elle n’ira plus loin que l’acceptologie et des conflits avec des habitants organisés et déjà professionnalisés. Faire la ville signifie influer sur les dynamiques qui constituent le territoire.

«Nos territoires sont faces à des enjeux cruciaux, difficiles, et la participation peut être un levier pour créer un mouvement collectif»

Nous devons donc partir de ces dynamiques pour nous projeter sans quoi le spatialisme, qui a pourtant démontré son incongruité, nous mènera tout droit vers des centres urbains déshumanisés et une population incapable d’y faire face. La participation doit repenser ses méthodologies et aller à la rencontre des habitants où ils sont et lorsqu’ils y sont. Cela peut passer par ces expérimentations de terrain qui concrétisent partiellement des idées de planification tout en permettant le débat et l’appropriation. C’est aussi le sens des enquêtes et des résidences in situ qui vont à la rencontre des habitants et de leur quotidien pour essayer de les comprendre et de diffuser des questionnements. L’observation ethnographique, la recherche-action, les rencontres au pied des immeubles, l’exigence de transparence sont des ingrédients vers une ville en recherche de sens et de solutions. Et le lien avec l’espace public est un levier essentiel comme support universel pour entrainer une revitalisation d’une ville politique, ouverte et capable de résilience collective. C’est donc savoir reconnaître que la participation doit pouvoir s’incarner dans une pluralité de processus sans faire l’économie d’un retour à la rue, là où les gens sont et là où la ville se fait.

Matthias Lecoq est politologue et géographe. Il a fondé AnTHroPocenopolis dont l’objectif est d’accompagner des projets urbains afin de convoquer la mise en œuvre, c'est-à-dire de faire de la ville une expérience culturelle et politique. Il est aussi chercheur associé à l’UNIGE

Notes

  1. Noury, B. & Seguin, L. (2021). Participation et construction de l’acceptabilité sociale: fantasme ou réalité? Sciences Eaux & Territoires, 35, 42-45. Lien: https://doi.org/10.3917/set.035.0042
  2. LOISEL M. et RIO N., 2024, Pour en finir avec la démocratie participative? Editions Textuel. Lien: https://www.editionstextuel.com/livre/pour_en_finir_avec-_la_democratie_participative
  3. https://democraties.media/
  4. https://democraties.media/les-citoyens-qui-veulent-participer-une-petite-minorite/

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