Les hommes de l'ombre

Même pour un bâtiment aussi complexe que la Fondation Louis Vuitton à Paris, le travail déterminant des ingénieurs est passé sous silence, relève Daniel Crottaz, un ingénieur civil suisse.

Date de publication
24-11-2014
Revision
19-08-2015

Suite à la publication du numéro de Tracés sur la Fondation Louis Vuitton à Paris, en particulier l'article le "Rois de Paris", nous avons reçu des réactions de lecteurs. Avec leur accord, nous avons décidé de les publier. 

Les articles de la presse mondiale qui encensent à pleines pages le «chef-d'œuvre» du plus «grand architecte vivant» (hélas...) commis au Bois de Boulogne près Paris, dont l'aspect infernal fait instantanément croire à un énorme accident de chemin de fer, m'obligent aux commentaires suivants:
Je suis un petit ingénieur de campagne qui n'a bien sûr ni qualité ni compétence pour se prononcer sur la valeur architecturale de cette monstruosité, et je m'en abstiens donc ici. Cependant, jamais et nulle part dans ces publications, il n'est fait état des nombreux ingénieurs qui ont sué, souffert, se sont arraché les cheveux par poignées, ont consommé force antidépresseurs, ont même peut-être songé au suicide, en vue de dimensionner les éléments de ce monstre apocalyptique, en concevoir les systèmes statiques, calculer et en dessiner les constituants, puis assembler le tout et procéder à l'édification de cette sainte horreur.
Par essence et par nature, ces ingénieurs sont modestes, travaillent en chapelle, ne font pas étalage de leurs états d'âme et mènent à bien, souvent dans la souffrance, les mandats difficiles qui leur sont confiés.
Il découle de ce qui précède que ces hommes de l'ombre permettent ainsi et hélas aux grands «concepteurs» en architecture de matérialiser ainsi leurs fantasmes en les accouchant, me semble-t-il par le siège, avec l'arrogance extrême qui les caractérise: je conçois, place aux ingénieurs qui n'ont qu'à faire tenir mon œuvre, ils sont là pour ça…
Un hommage vibrant doit impérativement être rendu à ces victimes collatérales de ce pur délire, eux-mêmes n'étant pas en mesure de le dresser du fait de leur modestie naturelle, au contraire de ces génies de l'architecture à l'ego hypersurdimensionné et directement proportionnel aux cauchemars que leur esprit torturé conçoit.

Daniel Crottaz, ingénieur civil SIA

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