«Le pu­re­ment phy­sique n’existe plus»

Une conversation entre Andreas Angelidakis et Madeleine Aktypi, notamment sur l'architecture et la construction de bâtiments sur Internet.

Date de publication
13-12-2012
Revision
19-08-2015

Madeleine Aktypi : Andreas, imagines-tu les bâtiments que tu construis sur Internet comme un décor ? Est-ce que ce terme te convient ? Qu’est-ce que cela signifie selon toi ? Cette question me renvoie à 2002, à l’époque de Neen World1, l’espace à habiter en ligne que tu as conçu pour les artistes du mouvement Neen. C’était la première fois que j’entendais parler de toi et que je voyais ton travail. C’était un projet extrêmement innovant et stimulant, qui a eu lieu bien avant Second Life.
Andreas Angelidakis : Le terme de décor est intéressant, bien qu’en réalité très ambigu. Aujourd’hui au studio, nous discutions d’un espace sur lequel nous travaillons à Berlin, et j’ai dit : « On dirait un décor. » Mais je pense que je voulais dire que cela semblait sortir d’un magazine de décoration.
Le décor est quelque chose de très différent, c’est plus rapide que l’architecture, il a parfois a plus de dynamisme. Les bâtiments de Neen World étaient de l’ordre d’une Gesamtkunstwerk (œuvre d’art totale), ce qui nous ramène dans un certain sens au décor. Dans les espaces en ligne, on doit également choisir le contexte de son bâtiment, comme à quoi ressemblera le ciel, quelle texture aura le sol – un décor environnemental en quelque sorte.
Pour aller plus loin, je me demande si tout ce microblogging, tumblring et instagramming n’est pas aussi une sorte de décor cérébral écranique. C’est facile à faire comme à défaire, on clique et, en un coup d’œil, ça disparaît.

En effet, lorsque tu crées un monde entier à partir de pixels et d’algorithmes, tu es, d’une certaine manière, dans le domaine du Gesamtkunstwerk. Et tu gères un espace-temps particulier, où le décor est, pour la première fois, d’une seule texture, partageant ses propriétés avec les figures animées qui l’habitent. Les arbres, les maisons, les chiens, les gens sont tous faits de la même façon, et peuvent potentiellement agir de la même manière. Ce que je trouve le plus stimulant à regarder, c’est la façon dont les décors/figures en ligne peuvent générer des idées et des comportements qui traitent et modifient le décor/figure urbain. En marchant dans GTA2, on pense à New York, en marchant à New York on pense à GTA. Ces jeux de miroir entre réalité et virtualité se retrouvent aussi quand on porte les lunettes de Google, ou encore quand on utilise l’application Datamatrix ou Instagram pour lire ou envoyer des données lors de notre circulation en ville. Que penses-tu de l’interaction entre le monde de l’algorithme et le monde physique ? Est-ce que leur fusion crée une nouvelle sensibilité ?
Le purement physique n’existe plus, parce qu’on en a déjà fait une photo, et qu’on l’a postée à l’intention de tous ses amis. La réalité est devenue une bibliothèque de potentiels téléversements. Lors d’une visite d’un lac magnifique, on ne voit pas seulement la beauté de la nature et le sublime du paysage ; on imagine aussi d’autres gens qui l’ont photographié et partagé et qui en parlent dans leurs blogs. Et si, ce jour-là, vous n’avez pas votre téléphone sur vous, vous allez tout de suite après chercher des images de ce site merveilleux déjà existantes en ligne pour les mettre sur votre blog. Donc ce changement s’est déjà opéré, les algorithmes et tous les autres moyens techniques font partie de notre rétine ; pour nous, elles ne sont plus séparées de la nature, ni de nous-mêmes, et nous sommes chez nous en ligne partout dans le monde. Bien sûr, Baudrillard l’avait prédit il y a déjà des dizaines d’années, mais maintenant, ce n’est plus une simulation mentale, c’est une réalité.

Comment cela se matérialise dans ton travail ?
Dans les années 2000, je travaillais à identifier la manière dont le virtuel pouvait être ressenti dans le réel ainsi que le type d’espace qui existait entre le virtuel et le réel. Des projets comme Teleport Diner3 essayaient de traduire une façon de voir l’espace inspirée par le net en une série de notions de représentations et de constructions. J’ai ensuite arrêté de m’intéresser à cette approche, parce que j’ai compris qu’Internet devenait partie intégrante de nos vies. Le premier projet qui énonce cela clairement est Invisible Home4 de 2003, un chez-soi qui n’existe que là où il y a le réseau. Et maintenant, je m’intéresse davantage à comprendre des notions de spatialité sur Internet autres que le « virtuel », qui n’existe plus vraiment. Ou plutôt : qui est trop présent pour qu’on puisse le dissocier de la réalité. 

Ton Invisible Home5 m’a fait penser à ce que tu as récemment écrit dans l’introduction du ScrollMuseum6 : « On fait l’expérience de l’univers des écrans culturels en un simple geste : le défilement (scrolling). Le défilement est devenu pour les espaces virtuels ce que le parcours a été pour les espaces du musée. » Dans l’Invisible Home, l’espace est fait d’une série de pans parallèles, qui forment un damier incurvé et deviennent des orifices lorsque la souris passe dessus, laissant ainsi voir d’autres pans similaires à l’arrière. Ces derniers semblent composer une boucle (loop) de pans bien plus grande, qui ressemble aux ensembles de pans qu’on peut faire défiler en boucle sur le devant de l’écran. Une mise en abîme d’un espace devenu surface interactive, telle une membrane, dans le sens de on/off, online-offline ou 1/0. Voici la première question : penses-tu que la boucle en tant que forme et fonction est toujours aussi centrale sur le web et dans nos vies, ou cela a-t-il changé ? Et qu’est-ce qui est un chez-soi (home) ? Ce qui m’amène à la troisième question : la lecture de Reyner Banham a-t-elle influencé ton travail ? Si oui, comment ? Et quelles seraient tes références principales ?
Je répondrai dans le désordre. Le concept de chez-soi (home) est un ensemble de familiarités : les gens, les objets et les espaces. C’est un espace psychologique qui nous réconforte ; on a envie d’y revenir. Le chez-soi est une idée plus qu’un bâtiment, une sensation ou une enceinte. On y retourne après nos voyages, on le quitte pour d’autres destinations. Il y a des années, j’ai dit que chez-soi, c’était le bureau de l’ordinateur, puisque, entre les divers segments de temps passés à jouer, à travailler ou à draguer, c’était là qu’on retournait à chaque fois avant de repartir à nouveau vers d’autres environnements. On pouvait aussi transporter ce bureau partout où on allait. Aujourd’hui, le chez-soi est devenu encore plus éphémère, parce que tous ces éléments familiers, tous ces éléments de proximité, se sont déplacés sur le web. On accède à ses comptes Google, on ouvre la porte de Facebook, et on est chez soi. Notre nouvelle maison est une série de gabarits que nous remplissons avec nos objets personnels, nos amis et les souvenirs de nos vacances communes. Nous ne transportons plus notre chez-soi avec nous : nous le retrouvons partout où l’on va et il est toujours là à nous attendre, notre chez-soi est devenu un nuage de données.
Concernant l’idée de boucle, elle suggère un retour au point de départ : en ce sens, c’est, d’une certaine manière, une chose du passé. Toutefois, l’impression d’avoir fait une boucle, d’être déjà venu à cet endroit, même si ce n’est que la première fois, est importante. Dans les courts métrages tels que Invisible Home, j’essayais de créer des boucles ambiguës, dont on ne savait pas vraiment si elles avaient eu lieu. Quand je les présentais, je créais une séquence avec plusieurs versions de la même animation pour qu’on ne puisse pas savoir si la séquence était en boucle ou si elle s’était légèrement modifiée. C’est sans doute une forme répétitive, bien que le but soit ici la perte du sens du temps, le sentiment d’être dans un présent continu plutôt que de se déplacer entre le passé et l’avenir.
Pour être honnête, je n’ai jamais lu Reyner Banham, mais une de mes principales références est la ville de Los Angeles et la manière dont elle se construit comme une version bâtie d’Internet. Il n’y a pas de centre, pas de structure ; il n’y a qu’un défilement continu à travers une suburbia indéfinissable et une infrastructure infinie. 
C’est le sujet principal de Domesticated Mountain, une autre des « maisons » que j’ai conçues, qui interroge notre relation à Internet. J’ai créé un parallèle spatial direct entre la suburbia et l’espace Internet qui se constitue chaque fois qu’on surfe « à la recherche de quelque chose qu’on aimerait vouloir avoir ». La maison est le résultat de tous nos désirs en tant que consommateurs d’images et de choses ; de désirs qui sur Internet ne sont jamais réellement assouvis parce que nous passons trop rapidement d’un objet désirable à un autre. A peine a-t-on terminé une transaction pour une paire de chaussures, qu’une autre paire surgit sur l’écran, nous forçant à considérer son achat éventuel. Pourtant, on n’a toujours pas reçu notre achat précédent, qui se retrouve ainsi dans les limbes étranges de la logistique : il vient juste d’être acheté, pourtant le désir qu’on éprouvait pour lui a déjà été transféré sur un autre achat. On a consommé son image avant même d’avoir reçu l’objet en lui-même. On revient vers cette notion de vitesse propre au décor dont on a parlé au début.
D’une certaine manière, Les quatre écologies de Banham m’ont influencé sans que je lise le livre. Et nous pouvons sans doute aujourd’hui y ajouter plusieurs écologies supplémentaires. Mes autres références majeures depuis un certain temps maintenant sont Simulacres et simulation (1981) et Le système des objets (1978) de Baudrillard, et, plus récemment, l’ouvrage Postmodernity and its Discontents (1997) de Zygmunt Bauman, parce qu’ils suggèrent que la postmodernité est plus critique que stylistique. Il s’agit donc d’une postmodernité qui surgit comme une réaction à la crise et qui nous donne les outils nécessaires pour naviguer dans le paysage abstrait de « crise » constante actuel.

Traduit de l’anglais par Laure Dezeuze 

Andreas Angelidakis est un architecte grec, formé à Columbia et au SCI Arc (Southern California Institute of Architecture). Très tôt, il a conçu des bâtiments sur Internet (Chelsea World, 1997 et Neen World, 2002). Depuis, sa recherche se concentre sur la non-échelle des architectures contemporaines existant entre, dans et autour des médias, du virtuel, du réel, de l’imprimerie, du texte et des blogs. Pour Angelidakis, imprimer est l’équivalent de construire ; son travail s’étend sur des modélisations, des modèles 3D imprimés, des pages et des images imprimées, des impressions comme textes, et des blogs comme imprimés.

 

 

Notes

1. Neen World est une experience architecturale variable qui a eu lieu sur la plateforme virtuelle ActiveWorlds favorisant la rencontre, le cheminement et les conversations des artistes du mouvement neen : un chat-room avec 25 maisons pour les neenster, et des lieux publics de rencontre. Certains des bâtiments s’inspiraient des sites web de neen, alors que d’autres, comme le Blue Wave et la Teleport Forest, s’inspiraient des paysages naturels du web. Architecte : Andreas Angelidakis. Commissaires : Miltos Manetas et l’électronicOrphanage à l’occasion du spectacle Afterneen Show à CASCO, NE. Neen World a été édité en 2005 en DVD par les editions One Star Press Artists, Paris
<www.angelidakis.com/_PAGES/NeenWorld.htm>
2. Grand Theft Auto est une série de jeux vidéos à monde ouvert très célèbre où le joueur peut parcourir une ville inspirée de New York ou de Los Angeles.
3. TeleportDiner est un restaurant et un chatroom conçu pour Internet. Le Diner a d’abord été utilisé pour créer un lien entre New York et Stockholm, afin que les gens puissent se rencontrer et parler en ligne. Ensuite, une copie de cet espace virtuel a été construit au Fargfabriken à Stockholm, et les gens de New York sont venus à Stockholm pour rencontrer, parler, simuler leur experience Internet, dans un espace qui existe entre le réel et le virtuel. « TeleportDiner : From Real to Virtual to Somewhere in Between », Fargfabriken, Centre d’art et d’architecture, Stockholm, Creative Time <http://creativetime.org> - New York, mai 2000. <www.angelidakis.com/_PAGES/TeleportDiner.htm>
4. Invisible Home (Chez soi invisible) est une commande du Musée National d’Art Contemporain d’Athènes, Grèce, dans le cadre de l’exposition « Big Brother : Architecture and Surveillance », commissaire : Memos Philippidis, juin 2002 <www.angelidakis.com/invisiblehome/1.html>
5. <www.angelidakis.com/invisiblehome/2.html>
6. <www.youtube.com/watch?v=F9cAiAiVUYg&fb_source=message>, 2012 

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