Le prix de la re­mise et la re­mise des prix

Statler et Waldorf: la chronique critique de Pierre Frey

Date de publication
30-03-2016
Revision
01-04-2016

En matière d’inventaire d’architecture et de protection des monuments et sites, comme en matière ferroviaire, «un train peut en cacher un autre». Sur les réseaux sociaux, les défenseurs défaits du statut quo postent des photos lamentables relatant la démolition de la halle des locomotives de la gare CFF de Lausanne, défunte note *2* de l’inventaire cantonal d’architecture. Qu’importe si en 2009, ils en ignoraient l’existence et ne se doutaient pas le moins du monde des qualités qu’ils pourraient lui prêter. L’inventaire d’architecture du canton de Vaud a été conduit sur plusieurs décennies. Sans même entrer en matière sur la qualité des prestations, la seule variation des critères suffirait à en interroger la pertinence. Après un travail de terrain effectué par des agents dont on admettra par convention qu’ils ont opéré suivant une méthode raisonnablement homogène, les «notes» ont été partout l’objet de négociations avec les autorités communales. Ces «notes» sont le résultat d’une «science» auto-proclamée «histoire de l’art monumental régional», qui curieusement n’existe que dans le seul canton de Vaud et dont les résultats sont négociés avec des représentants des municipalités. C’est en somme un cheval dessiné par un comité.

Il semble qu’il n’existe pas de procédure de déclassement, l’inventaire d’architecture est un art bureaucratique, on ne peut qu’y progresser. Seuls les imbéciles et les vandales amnésiques peuvent se réjouir d’un tel état de fait; ils ne s’en privent pas. Pas une semaine ne se déroule sans qu’un confrère architecte malchanceux et animé de l’impérieux besoin d’exercer ses talents au détriment d’une œuvre du passé ne rappelle que l’autorité n’en ferait qu’à sa tête puisqu’elle a fait démolir la-halle-des-locomotives-classée-note-deux.

Depuis le début de cette affaire, j’ai évoqué le fait que ladite halle avait été édifiée en période de dèche financière des tous jeunes Chemins de fer fédéraux et qu’on avait probablement mis en œuvre des matériaux de réemploi pour réduire la facture. Le relevé archéologique a mis en évidence des anomalies dans l’organisation de la structure qui pourraient confirmer cette hypothèse. Pour le reste, la-halle-des-locomotives-classée-note-deux était un édifice d’un morne fonctionnalisme, très modestement agrémenté de quelques éléments décoratifs standard. Aucune comparaison possible avec la spectaculaire rotonde de Chambéry, la halle de Bâton Rouge ou de dépôt construit à Bienne par Edouard Lanz. Les auteurs de l’inventaire, par ingénuité ou par ignorance, l’ont surévaluée et les services municipaux ont admis une note *2* dans la mesure où ils estimaient que les conséquences ne s’exerceraient sans doute jamais.

Le lancement d’un concours d’architecture pour un Musée des Beaux-Arts sur ce site allait vite révéler les contradictions dont il était chargé. Par force on rédigea un programme à la fois ambigu et pervers et le résultat fut sans surprise: consternant. Pour formuler l’unique proposition cohérente au point de vue spatial urbain et architectural, le bureau qui fut finalement proclamé vainqueur se situait à l’extrême limite du «hors jeu» et postulait ouvertement, à un détail commémoratif près, la caducité de la-halle-des-locomotives-classée-note-deux. Le projet mettait en valeur la parcelle, proposait une viabilisation inespérée et ouvrait une perspective inattendue qui allait permettre des développements intéressants. La rupture principale a consisté à allouer cet espace à la ville et à en effacer la nature «d’installation ferroviaire». Par son orientation, ­la-halle-des-locomotives-classée-note-deux eût pu convenir à un musée des locomotives, pas à un Musée des Beaux-Arts. La remise du prix au lauréat se fit au prix de la remise. Il n’y a décidément pas de regret à formuler de ce fait. Mais si «un train peut en cacher un autre», il faut savoir le voir. L’inventaire vaudois d’architecture est dans un état d’obsolescence avancé, et cette situation ne résulte pas de la démolition de la-halle-des-locomotives-classée-note-deux. Il résulte des conditions dans lesquelles cet inventaire a été réalisé. Sa révision et sa mise à jour sont une entreprise urgente qui nécessite des moyens importants et une volonté politique précise, parce que pour être cohérente, elle doit être menée dans un délai court et précéder une éventuelle refonte de la loi sur les monuments, le patrimoine et les sites.

L’auteur de cette rubrique exprime ici sa propre opinion. Cette dernière ne reflète pas forcément celle de la rédaction.

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