L'es­ca­lier de se­cours

Baisser de rideau pour la chronique critique de Pierre Frey

Date de publication
11-01-2018
Revision
12-01-2018

Comme beaucoup de mes lectrices et de mes lecteurs, j’ai l’esprit d’escalier. Les mots nomment en premier lieu des choses, les associent en liens puis les développent en idées, et finalement en infèrent des concepts. La proximité détermine des contradictions ou au contraire impose des convergences ; l’argument s’agrège au gré des matériaux charriés par les émotions et les intentions profondes. C’est le jeu de cette microscopique architecture qui construit tout texte, mais c’est aussi un processus tectonique dans les couches profondes de la conscience et au-delà. Nul n’écrit sans être son premier lecteur et s’il parvient à dépasser la surface égotique sur laquelle il se satisfait de sa propre existence, il découvre que chaque texte, en retour, l’a façonné, altéré, transformé. Non seulement l’auteur répond de ce qu’il écrit, mais il ressent les changements insensibles qu’opère en lui le fait d’écrire d’abord et d’être publié ensuite. Rien de bien nouveau en somme, mais il m’importait d’en faire en quelque sorte le tour, puisque je l’avais vécu. Tenir une rubrique «critique» dans un pays où l’intolérance satisfaite à ce genre est au maximum ne laisse pas un auteur indemne. Une lassitude prend corps, le doute s’immisce, la fin et les moyens sont soupesés.

Associant des informations d’ho­rizons divers, j’ai rencontré ces dernier temps plusieurs photographes qui se sont fait un nom dans la photo d’architecture avant de s’en détourner et un conservateur d’une prestigieuse collection d’architecture française m’a fait part de sa perplexité devant le statut qu’occupait désormais la photographie. Derrière l’image produite ou exposée, tous ces avis convergent sur le dépit que leur cause une scène architecturale globale, produisant, à quelques rares exceptions près, un bâti en apparence divers et varié, en réalité d’une uniformité globale et d’une qualité déplorable. Avec un peu de recul, c’est à peu de chose près la même chose que le rayon « chips de pommes de terre » à l’étalage d’une station-service; «same, same but different». Tous sont d’accord de constater que la photo d’architecture est devenue un simple vecteur de marketing, analogue au shooting de mode, de montres ou de produits de beauté. C’est symptomatique d’une industrie de la construction phagocytée par une marchandisation totale et destructrice. La technologie même, pourtant fière de ses spécificités, n’y échappe pas. On y cultive l’amnésie pour se gargariser d’avancées «révolutionnaires». Mon premier veut construire des ponts avec du verre, mon second prétend avoir inventé le bois et mon troisième la lumière du jour alors que mon tout a juste trouvé un tour de passe-passe pour mettre un brevet sur un bien commun avec le secours d’un bon patent-attorney. Pour l’esprit critique, il doit admettre avec lucidité que non seulement la redondance use ses armes, mais que la critique dépose sa calamine dans son âme. Il finit par se réveiller pollué de cette médiocrité majoritaire, hégémonique.

Ce constat renvoie à mon premier paragraphe et me rappelle un épisode de la vie de l’architecte Viollet-le-Duc. Occupé dans les années 1860 à ses explorations dans les Alpes, qui déboucheront sur son projet de restauration du Mont-Blanc et sur son Histoire d’un dessinateur, l’architecte loue les services d’un guide pour le conduire sur le glacier de Mattmark. Mais la neige le trahit, il tombe dans une crevasse et se retrouve englouti mais assis sur un pont de neige qui entrave la faille. Conformément à l’usage, il coupe la corde, permet au guide de chercher du secours, mais surtout de prouver qu’il n’a pas abandonné son client. Dans son inconfortable position, il n’en reste pas moins l’observateur de la nature et de lui-même, il dégaine son carnet de notes et de croquis. Il décrit l’intérieur de la crevasse pour l’aquareller plus tard et transcrit ses réflexions. Elles portent sur les masses en présence. Il rapporte ainsi comment il a commencé à craindre que sous l’effet de la chaleur de son corps, le pont de neige ne cède sous lui et ne le précipite au fond de la crevasse. Il se ravise bientôt et comprend que la loi des masses l’emportera et que le risque est bien de périr congelé.

Fort de cet exemple au demeurant fort simple et à la portée universelle, je décide de quitter aujourd’hui notre loge en ce théâtre pour emprunter l’escalier de secours et retrouver de l’air frais.

Fin de cette rubrique.

Au moment de tirer ma révérence, je tiens à remercier la rédaction de Tracés et particulièrement le rédacteur en chef, Christophe Catsaros. Ils ont défendu pied à pied, faisant preuve d’un véritable courage civique, ma liberté d’expression. Les pressions dont la revue a fait l’objet du fait de mes écrits offrent une image nauséabonde et inquiétante. Pour beaucoup, le débat et la démocratie s’arrêtent à la porte de leurs intérêts.

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