L’ar­chi­tec­ture du vi­vant

Entretien avec Annick Lesne, directrice de recherche au Centre National de la Recherche Scientifique (CNRS ). Elle mène ses travaux sur le rôle des contraintes physiques dans l’organisation et la régulation des systèmes vivants au Laboratoire de Physique Théorique de la Matière Condensée (LPTMC) à Paris.

Date de publication
11-12-2013
Revision
12-10-2015

Physicienne théorique, Annick Lesne a contribué au catalogue d’ArchiLab 2013, par un article explorant les liens entre l’architecture et l’organique. Elle a également participé au colloque Les natures de l’artefact1 avec une intervention portant sur les Artefacts inspirés du vivant et leur importance pour l’architecture contemporaine.

Tracés: Pourriez-vous nous décrire où en est la morphogenèse aujourd’hui? Qu’est-ce qui a changé depuis D’Arcy Thompson qui observait les forces à l’oeuvre sur les coquilles de nautile2? Quelles sont les différences entre les sciences du début du 20e siècle et les sciences contemporaines sur cette question?
Annick Lesne: Puisque je ne suis pas biologiste, ma réponse ne sera qu’un point de vue personnel. Ce qui me semble caractériser la vision de la morphogénèse au 20siècle, c’est une rupture: le séquençage du génome a instauré une nouvelle ère. Il en a résulté la présence simultanée de deux paradigmes antagonistes. Il y a d’un côté des travaux proches de ceux de D’Arcy Thompson, ancrés dans les processus physiques. Ces travaux se focalisent sur la formation des motifs (pattern formation) et étudient notamment les forces physiques et leur action sur la croissance des organes et des organismes. Il s’agit au fond d’une approche physico-chimique. De l’autre côté, on a une nouveauté: la croyance en le pouvoir absolu des gènes. Ces derniers apparaissent comme des éléments capables de contrôler l’ensemble de la formation des organismes. La présence du génome est supposée capable de tout prédéterminer. Des virus aux organismes complexes, comme les mammifères ou les plantes, tout se trouverait soumis à l’empire du génome. Pendant longtemps, ces deux paradigmes dominants vont demeurer inconciliables. De fait, ce conflit durait encore il y a une vingtaine d’années. Aujourd’hui, on essaye de se diriger vers des approches plus intégratives, impliquant par exemple les notions de système et d’autoorganisation3. Les partisans du tout génétique et les physiciens proposent désormais une synthèse selon laquelle les gènes contrôlent les réactions physico-chimiques de l’organisme et les paramètres des processus d’autoorganisation. Loin d’être antithétiques ou rivales, les deux approches s’imbriquent l’une dans l’autre de façon complémentaire.

En quoi la morphogenèse change notre perception de ce qu’est une forme? Qu’est-ce que la forme comme processus?
Ici, plusieurs choses s’entremêlent. Il y a d’une part lesanciennes théories comme celle de l’homunculus. Cette idée que la forme de l’humain est préétablie, qu’elle peut en quelque sorte être moulée à partir d’un patron préexistant, fut dominante pendant longtemps. On pensait que la forme se créait grâce à un petit moule qui devenait grand par recopiage, grâce à un modèle préétabli ou grâce à une sorte de chef d’orchestre qui organisait tout de l’extérieur.
Aujourd’hui, on raisonne plutôt en termes de systèmes auto-organisés qui, de manière dynamique, produisent d’eux-mêmes des formes grâce à une multituded’interactions locales entre leurs éléments. Ce point de vue dynamique est particulièrement pertinent pour les systèmes vivants, qui sont par définition des systèmes hors équilibre: ils sont obligés d’absorber de l’énergie ou de la matière pour maintenir leur état d’équilibre. Sans nourriture, sans eau, ils sont incapables de préserver leur structure.
Ce passage de la géométrie statique à l’auto-organisation dynamique assurée par des processus internes est très important. Mais cette nouvelle approche des formes est bien plus compliquée à délimiter et à clarifier. Qu’appelle-t-on une forme? Comment peut-on la définir? Une piste repose sur notre capacité à effectuer des distinctions entre l’ordre et le désordre. C’est une question difficile, qui nous est posée à nouveau par l’étude des séquences génétiques. Quelles séquences appelle-t-on ordonnées? Qu’est-ce qui les différencie des séquences désordonnées? La réponse n’est pas si simple.
Prenons un exemple, le mur d’un château, pourquoi pas le château de Chambord où a eu lieu le colloque Les natures de l’artefact. Ce mur, pourtant sinueux et asymétrique, nous apparaît clairement beaucoup plus ordonné qu’un tas de cailloux. Une personne de culture occidentale sera d’accord là-dessus. Il suffira, cependant, de poser la question à une personne japonaise, sensibilisée à la longue et importante tradition des jardins de pierres, pour voir que la réponse à la question n’est pas unique. Elle est a contrario contingente, culturelle, subjective. La racine du problème, c’est que lorsqu’on compare le mur d’un château et un tas de cailloux, on est en fait en train de comparer des catégories et non pas un unique tas de pierres et un unique mur. Le déséquilibre entre les millions d’instances (dans le cas du tas de pierres) et l’unique (dans le cas du château) peut nous servir pour définir l’ordre et le désordre, tout en gardant en tête le fait que la réponse peut varier selon les contextes culturels – nous aurions plus de mal à distinguer l’unique jardin de pierres de l’ensemble des assemblages qui ne sont pas celui créé par le jardinier. Ainsi, l’ordre est une catégorie qui comprend peu d’éléments tandis que celle du désordre comprend des millions d’éléments. La meilleure définition de la forme serait donc qu’elle est un ensemble réduit de possibles par rapport à l’informe, qui est un ensemble de possibles trop vaste pour apparaître ordonné. Nous rejoignons ici la notion de symétrie, ou plus exactement de symétrie brisée. La forme est une succession de brisures de symétrie. Et chaque brisure de symétrie rend la forme plus complexe. On passe par exemple d’une page grise (à symétrie maximale, on peut la tourner ou la translater sans que son apparence ne change) à une page avec des rayures noires et blanches (qui n’a plus de symétrie par rotation et une symétrie par translation réduite) et, de là, à une page quadrillée (à symétrie par translation encore plus réduite). Chaque nouvelle brisure de symétrie diminue le nombre de transformations qui préservent la forme. Et, ce faisant, elle augmente le caractère ordonné et la complexité de cette forme.4

Comment l’architecture et les sciences peuvent-elles travailler ensemble aujourd’hui ? Quel est le rôle des programmes informatiques dans cette rencontre ? Je pense notamment à des systèmes de simulation comme les automates cellulaires.
Pour répondre à cette question, je vais m’appuyer sur l’exposition Naturaliser l’architecture. Quand Frédéric Migayrou m’a présenté son projet pour ArchiLab 2013, je m’attendais plutôt à des interactions entre science et architecture qui se tiendraient au niveau des outils informatiques et qui seraient purement visuelles. Une fois dans l’exposition, j’ai constaté qu’il s’agissait souvent d’interactions beaucoup plus essentielles, pas du tout superficielles. J’ai vu des relations profondes au niveau des recherches et des concepts. Les architectes arrivent à produire aujourd’hui des formes spectaculaires en employant des outils et surtout des concepts novateurs. Ils pointent de façon précise et pertinente les grands principes d’organisation du vivant et je pense que c’est une avancée fondamentale. Ce qui est particulièrement intéressant pour nous physiciens avec l’architecture, c’est qu’elle se base sur des données physiques. On ne peut pas construire un bâtiment sans prendre en compte les contraintes physiques existantes. Il y a un lien de fond entre les deux disciplines.
Maintenant, les architectes et les ingénieurs s’orientent vers la simulation du vivant, ils s’inspirent donc non seulement des contraintes physiques que rencontrent également les organismes vivants, mais aussi des contraintes biologiques comme la régulation, la modification de l’environnement local, la capacité d’adaptation locale, etc. Tout cela est passionnant et très prometteur.

Pourriez-vous nous en dire plus sur le processus d’auto-organisation du vivant que reprend aujourd’hui une architecture qui s’inspire de la biologie?
La rupture principale introduite par la notion d’autoorganisation est celle de l’action locale. Pendant longtemps, nous avons pensé qu’un système complexe nécessitait pour exister une coordination globale et en quelque sorte un chef d’orchestre, une instance extérieure supérieure: Dieu ou un ensemble de principes globaux. Mais depuis quelques dizaines d’années, une découverte a bouleversé ce point de vue classique: de nombreux chercheurs ont montré que les interactions locales sont suffisantes pour l’émergence d’un comportement global complexe. Une multitude d’actions locales, des interactions simples et à courte portée entre les éléments du système peuvent garantir un résultat d’ensemble étonnant, par exemple des phénomènes de synchronisation, de mise en mouvement collectif, de ségrégation ou d’apparition spontanée de formes. C’est un vrai bouleversement conceptuel.

Nous pouvons alors parler au niveau de l’individu d’une cécité quant à l’ensemble du système?
Tout à fait. Prenons les essaims d’étourneaux et leur danse aérienne. Elle est le fruit d’un ensemble de règles simples, qui concernent les degrés d’éloignement et d’alignement d’un individu par rapport à ses voisins de vol les plus proches. C’est par des micro-réglages dans leur proximité immédiate que les étourneaux arrivent à contrôler leur vol collectif. Chaque oiseau vole par lui-même sans perception complète du groupe. Tout ce qu’il voit ce sont ses coéquipiers immédiats et cela suffit. C’est une forme de cécité, puisque l’individu ne dispose ici que d’une vision très locale. Nous pouvons également prendre le cas des termites ou d’autres insectes sociaux. La construction de la termitière (image) se déroule sans plan préétabli et sans vision d’ensemble. Gigantesques, solides et étonnamment complexes, ces constructions disposent même de conduits d’aération. Le tout sans architecte et sans recopiage d’un plan. S’agirait-il d’un héritage génétique? Qu’est-ce qui là-dedans serait écrit dans leurs gènes ? Au mieux, certains mouvements dont sont capables les termites, leur capacité à tourner à un certain angle par exemple, de la même manière que les papillons orientent de façon innée leur trajectoire par rapport à la position de la lune.
Ce mode de construction fait bien sûr penser à la Flight Assembled Architecture de Gramazio & Kohler et Raffaello d’Andrea (image). L’analogie est à la fois juste et frappante. Le fonctionnement des robots aériens de ces architectes se base sur le fait qu’il peut y avoir formation de structures sans action globale organisée. Chaque étape de la construction est indépendante et locale, mais elle conditionne celle qui va suivre5.

Que sait-on vraiment sur la genèse des formes pardelà nos capacités actuelles d’observation? Est-ce qu’on sait par exemple pour quelle raison des motifs spécifiques apparaissent? A quoi servent les ornements naturels, végétaux, animaux?
Avec cette question, on aborde une autre spécificité du vivant. Il s’agit de l’évolution, c’est-à-dire le fait que le vivant découle d’une longue histoire évolutive. On rejoint la question de la finalité des organes. Pourquoi a-t-on un seul nez et deux oreilles ? Dans Candide, Voltaire faisait dire à Pangloss, par imitation ironique d’un certain courant de pensée, que le nez était fait pour porter des lunettes. Quelque chose se divise en deux et peut produire des choses symétriques – ou pas. Les bois des cerfs dans la salle de chasse où se tenait le colloque à Chambord étaient par exemple très différents au sein d’une même paire. On doit ainsi distinguer l’évolution de l’espèce, avec son historique, et le processus de croissance de l’individu. 

Cela nous ramène au début de l’entretien, à D’Arcy Thompson et à l’importance des forces physiques pour la croissance, n’est-ce pas ?
Oui, absolument. Il y a des contraintes qui découlent du processus de croissance et des contraintes qui proviennent plutôt de raisons évolutives. Mais, est-ce que tout cela explique pourquoi on a cinq doigts ou deux jambes? Quelle est la part de la sélection? Quelle est la part de la contrainte? Je ne saurais pas le dire. Les choses se bouclent dans le processus de la morphogénèse. Les écarts à la normale peuvent nous montrer où réside l’explication dans chaque cas. Processus contraint ou sélection? En général, les deux sont présents.

En tant que scientifique, qu’est-ce qui vous a le plus intéressé dans l’exposition d’ArchiLab 9?
Petting Zoo de l’agence Minimaforms6 a été la pièce qui m’a le plus fascinée et intéressée (image 1 et 2). J’y ai reconnu les processus adaptifs que nous, les scientifiques, essayons d’identifier et de comprendre dans notre recherche. C’était une installation très étonnante et très réussie. Minimaforms a vraiment capturé une des spécificités du vivant. Tout ce qu’on essaye de mettre en oeuvre dans nos modèles de laboratoire, je l’ai trouvé là, dans cette salle obscure qu’illuminaient ses trois créatures qui réagissaient aux mouvements et aux caresses. Cette installation est à mes yeux une création du vivant. Il s’agit d’une imitation des processus générateurs très efficace. Je tiens à y retourner avec mes collègues.

 

Notes

1. Le colloque a eu lieu au château de Chambord le 25 octobre 2013. Pour plus d’information : www.frac-centre.fr/programme-culturel/colloques-archilab-470.html
2. D’Arcy Wentworth Thompson, On Growth and Form, 1917. L’ouvrage a été traduit en français sous le titre Forme et croissance, éditions du Seuil, 2009. Pour D’Arcy Thompson, la forme est la r.sultante de la croissance, c’est-à-dire des forces qui s’exercent sur elle.
3. Cf. Annick Lesne, "Auto-organisation", pp. 76-77 in Notionnaire, Encyclopédia Universali, 2004, ou le texte L’auto-organisation en biologie, 2002, disponible en ligne : www.lptl.jussieu.fr/user/lesne/berder.pdf
4. Voir par exemple A. Lesne, Symétries et morphogenèse (2012), revue en ligne Interstices. http://interstices.info/symetries-morphogenese
5. Dans Flight Assembled Architecture de Gramazio & Kohler et Raffaello d’Andrea (2011), quatre robots volants transportent, puis rassemblent 1500 modules de polystyrène et érigent une structure architecturale de 600 m.tres de hauteur. Sur le site de l’agence, on peut voir une vid.o du processus de construction.
6. Petting Zoo de Minimaforms (2013) est une cr.ature interactive robotique à trois bras lumineux et flexibles. Chacun a sa propre "personnalité"  et sa manière de répondre aux caresses

 

Sur ce sujet