La ville as­sié­gée

Éditorial de Tracés n°2/2012

Date de publication
31-01-2012
Revision
19-08-2015

En cet empire, l’Art de la Cartographie fut poussé à une telle Perfection que la Carte d’une seule Province occupait toute une Ville et la Carte de l’Empire toute une Province. Avec le temps, ces Cartes Démesurées cessèrent de donner satisfaction et les Collèges de Cartographes levèrent une Carte de l’Empire, qui avait le Format de l’Empire et qui coïncidait avec lui, point par point.
J. L. Borges, De la rigueur de la science, 1946

Notre modernité architecturale repose elle aussi sur ce basculement, évoqué par Borges, où le territoire acquiert une valeur de vérité supérieure à toute forme de représentation. Le monde supplante la carte de la même manière que la réalité construite prend le dessus sur la dimension symbolique et transcendante d’une architecture inscrite dans le discours, et représentée. L’« art de la guerre », chapitre incontournable des traités d’architecture jusqu’aux Lumières, n’échappe pas à ce renversement. D’un art qui permet d’invoquer la protection divine de la ville par le biais du dessin au trait qui incarne l’opération géométrique, on passe à une technique – mathématique donc quantifiable – qui fonde ses principes sur l’expérience empirique. 
Avec l’essor de l’aviation militaire au 20e siècle et dans le contexte de guerre « totale » propre au second conflit mondial, la ville fortifiée, protégée en ses flancs, fait place à la ville cible, exposée en tous points. L’espace du conflit se superpose à celui du quotidien, de la vie civile. La ville moderne se révèle, de par sa densité, une cible des plus vulnérables qu’il s’agira de dissimuler aux yeux des bombardiers. Appelés comme l’ensemble des populations à participer à l’effort de guerre, architectes et ingénieurs plancheront sur divers projets de camouflage défensif des villes. Il s’agira alors d’altérer la perception aérienne du territoire, de remplacer le monde « vrai » par une représentation – à la fois factice et symbolique – de la ville devenue imperceptible. 
Une certaine étrangeté se dégage des représentations employées dans la conception de ces dispositifs architecturés pour la défense passive, évoquant l’«art de la guerre» des anciens où la forme représentée tient lieu, en quelque sorte, de talisman. Bref éclair de poésie avant de se rappeler que le monde reprendra, au sortir du conflit, la primauté que lui confèrent la science et la technique modernes sur sa représentation poétique, ouvrant la voie à près de six décennies de planification architecturale et urbaine à grande échelle

Sur ce sujet