La tuile de Bar­don­nex n’est plus

Les glaisières, dans le seul canton de Vaud, étaient au nombre de vingt-six au début du 20e siècle. Aujourd’hui, il y en a moins que cela à l’échelle du pays. Cette évolution en faveur de quelques grandes carrières d’argile a récemment fait une nouvelle victime: la tuilerie de Bardonnex (GE). Située aux confins de la campagne genevoise, elle produisait une terre qui teintait sa tuile d’une couleur locale, visible sur de nombreuses toitures couvrant des bâtiments historiques de l’arc lémanique. Elle a cessé sa production en début d’année.

Date de publication
26-04-2021

L’utilisation de la tuile a été imposée par les Romains en Helvétie et dans l’ensemble de leurs territoires colonisés. Une solide charpente portait des tuiles plates de grande dimension, 30×45 cm, les tagulae, recouvertes de tuiles en canal, les imbrices, au droit des joints. La production était locale, en attestent les fours retrouvés à Bellevue (GE) et à Avenches (VD). La période troublée du haut Moyen Âge a marqué le retour à des couvertures végétales. En 1301, des céramiques rectangulaires, vernissées avec des émaux au plomb, étaient livrées par les maîtres tuiliers de Romont pour habiller les toitures du château de Chillon et remplacer les bardeaux qui le protégeaient. Perforées, les tuiles étaient fixées au lattage par un clou. Celles qui recouvraient la vénérable bâtisse furent ensuite produites à Payerne et, dès 1664, du côté de Perroy, puis à Rolle. Au Moyen Âge, une série de grands incendies marqua les esprits et les matériaux combustibles furent petit à petit abandonnés. Les tuileries et briqueteries étaient dès lors nombreuses, comme en témoigne l’abondance des lieudits. Dans le seul canton de Vaud, on en comptait encore vingt-six actives en 19061. Artisanales, celles-ci étaient installées à proximité des carrières d’argile qui leur fournissaient la matière première. Les terres prélevées se distinguaient par leur densité, leur plasticité, leur couleur, ainsi que leur teneur en impuretés, minérales ou organiques. Des tuiles rouge-orangé et violacées caractérisaient la région lausannoise, le Gros-de-Vaud, le Nord vaudois et la Broye, tandis qu’en Lavaux, sur la Côte, sur les pieds du Jura et dans l’Est vaudois, les teintes allaient du rose saumoné au jaune clair2. Dès 1870, la production se regroupe le long des voies de chemin de fer et se mécanise, remplaçant peu à peu les milliers de tuiles moulées à la main. Des messages sont gravés par les ouvriers, comme un «merde pour toi la tuile» conservé au Musée de Nyon. Des innovations tel le premier four tunnel d’Europe, inauguré à Crissier en 1958, l’automatisation et la numérisation transforment en profondeur un secteur qui exploitait une cinquantaine de glaisières en 1995 en Suisse, contre une vingtaine en 2015. Cinq acteurs installés sur le Plateau restent aujourd’hui présents sur ce marché. En trente ans, le nombre d’employés a été divisé par cinq, alors que l’industrie accroît sa productivité et entame une modernisation forcée. Le processus d’industrialisation a homogénéisé la qualité des tuiles, impliquant également la quasi disparition des types locaux, dont les couleurs et les découpes étaient attachées aux régions.

Le site de Bardonnex cesse sa production

Dans le canton de Genève, le dernier site de production exploitait jusqu’à peu une argile provenant d’alluvions glaciaires issues du Quaternaire. La fabrique avait été implantée en 1943 par la famille Barraud, puis revendue dix ans plus tard à l’entreprise Morandi, qui possédait alors plusieurs lieux de fabrication en Suisse romande. Celle-ci est passée aux mains de Gasser Ceramic en 2010. La tuile de Bardonnex était destinée à la couverture de monuments historiques situés dans le bassin lémanique ainsi qu’en France voisine. Cannelées, les tuiles plates de 17 × 38 cm se retrouvent aujourd’hui sur nombre de bâtiments prestigieux comme le château de Chillon. Des ouvrages récents, dont les logements réalisés pour l’Institut de Lavigny ont également employé cette tuile pétrie dans la glaise du bout du lac. L’annonce en pleine pandémie de l’arrêt de la production a fait l’effet d’un coup de canon, échauffant les esprits à Genève. La fermeture marque, il est vrai, la disparition définitive d’un pan du patrimoine industriel et la perte d’un savoir-faire local.

À Rapperswil, l’usine propose des tuiles de type «Bardonnex»

Les strates argileuses du Tertiaire émergent à la surface du sol, aux abords du village de Rapperswil. Plutôt grasses, elles sont jaunes, puis jaunes et grises en dessous, avec quelques taches brunes et de petites concrétions de chaux par endroit. Plus profondément se trouvent des marnes, des marnes argileuses ainsi que des sables issus d’une molasse d’eau douce3. Le laboratoire de l’usine a classé les échantillons prélevés en dix-huit catégories. Pour parvenir à une qualité standardisée, une recette définit la même composition tout au long de l’année, avec pour bénéfice la diminution des déchets de fabrication et un produit mieux calibré. Les installations anciennes de Bardonnex offraient, en comparaison, une qualité qui dépendait des humeurs d’un vieux four fonctionnant au fioul lourd. La production connaissait parfois des imprévus, avec des lots entiers de céramiques qui sortaient si bariolées qu’il fallait s’en débarrasser, faute d’acheteurs. À Rapperswil par contre, le gaz naturel maintient les fours à une température constante. Les nouvelles tuiles type « Bardonnex » de 17 × 39 cm reprennent les coloris Nuancé Rouge, Nuancé Brun, Nuancé Vieux Brun et Nuancé Jaune de Bardonnex, tout en employant un processus de fabrication automatisé, dont de nouveaux bras robotisés qui empaquètent les tuiles avant de les disposer sur les palettes.

La rénovation du château de Chillon

Entamés dans les années 1980, les travaux de rénovation ont permis le renouvellement d’un tiers des toitures protégeant le château de Chillon. Des tuiles choisies dans un Nuancier Jaune Brun ont été spécialement fabriquées à Bardonnex, en concertation avec le Service des bâtiments de l’État de Vaud, qui avait piloté les travaux jusqu’à la création de la Fondation du Château de Chillon en 2002. Les différentes nuances de couleur étaient obtenues par engobage, un procédé consistant à appliquer par immersion ou par giclage sur la pièce séchée une couche d’argile liquide, afin de lui fournir une apparence proche d’une tuile artisanale.

Les vieilles toitures fatiguées du château présentaient déjà un panachage de tuiles anciennes à dominante rouge et jaune, et de tuiles plus récentes datant du 20e siècle. Ces dernières étaient tantôt rouges, tantôt brunes, en fonction de l’époque d’intervention.

Les couvertures rénovées proposent aujourd’hui une dominante jaune. Les surfaces présentant un éventuel risque pour les visiteurs (une tuile récupérée étant moins durable, et donc plus instable qu’une tuile neuve) ont été entièrement couvertes par la tuile de Bardonnex. Les autres surfaces, moins exposées aux chutes, sont un mélange d’anciennes céramiques jaunes – les tuiles ont une durée de vie atteignant facilement cent ans – triées et récupérées, et de céramiques neuves, le tout offrant une matière d’une grande douceur.

Chargé des travaux, l’architecte Antoine Graf reste serein face aux prochains changements annoncés, pour autant que les pièces produites à Rapperswil aient des dimensions semblables à celles de Bardonnex, afin de les adapter au processus de récupération. La provenance et la nature de la glaise changeront donc encore une fois, provoquant une légère onde à la surface de l’histoire de Chillon.

 

Notes

 

1. Lucienne Hubler, «Tuileries et briqueteries», hls-dhs-dss.ch, version du 19.05.2015

2. Denis Weidmann et Charles Matile, « Tuiles anciennes du Pays de Vaud » Tiré à part de Chantiers, 1978

3. map.georessourcen.ethz.ch

 

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