La rade am­pli­fiée

D'un lieu de contemplation à un espace public

A son émissaire, le Léman joue depuis le XIXe siècle un rôle de monument urbain. Mais depuis quelques années, son statut se modifie. De centre vide, qui ne peut être occupé par personne, il s’amplifie et devient lieu de plaisance, auquel tous désirent avoir accès. Naguère espace sacralisé, il s’offre à la baignade sauvage. Le projet d’ADR/EDMS prend en compte cette évolution et propose un espace public à l’échelle de l’agglomération.

Date de publication
14-06-2012
Revision
01-09-2015
Francesco Della Casa
architecte du Canton à Genève. Il a été rédacteur en chef de TRACÉS de 1999 à 2011.

L’hypothèse que ce projet témoigne d’un changement d’échelle dans la perception spatiale et culturelle de l’agglomération genevoise sera examinée dans la perspective du texte magistral qu’André Corboz a consacré à l’opération des Bergues1, qui marque le début de l’aménagement moderne de la rade. Précisons d’emblée que notre propos n’a pas pour but – ce serait proprement absurde – de postuler que le projet actuel en serait le prolongement ou l’extension, plus d’un siècle et demi après. Mais bien plutôt d’examiner, en prenant pour pré-texte les éléments d’analyse proposée par André Corboz, quelles sont les différences et les éléments de parenté éventuels entre les deux interventions.

Du téménos à la rade

L’opération des Bergues est tout d’abord décrite par André Corboz comme s’inscrivant dans une suite d’interventions allant de 1827 à 1835 – traitement unitaire de la rive droite pour la Société des Bergues, Hôtel des Bergues, quais, remodelage des façades et création du Grand Quai sur la rive gauche, pont des Bergues, pont suspendu menant à l’ancien bastion où sera installée la statue de Rousseau – qui, si elles ne sont pas coordonnées par un plan d’ensemble préalable, visent des objectifs ayant une très forte cohérence entre eux. Il s’agissait à la fois d’offrir une vue harmonieuse aux regards des touristes arrivant par le lac au moyen des nouveaux bateaux à vapeur, de maximiser l’occupation du sol, de créer le meilleur réseau de circulation possible et de s’intégrer dans la trame urbaine environnante.
«A la fin de l’opération des Bergues, nous constatons que les travaux menés à bien à l’embouchure du lac intéressent la ville entière. (...) qu’elle ne visait pas simplement à améliorer un spectacle urbain désagréable, mais bien davantage à déplacer le centre de Genève. (...) Le nouveau centre est un plan d’eau né d’une rupture qui semble avoir retourné l’espace urbain comme un gant. Ce centre vide, qui ne peut être occupé par personne, représente donc un espace idéal.»2 Le nouveau centre est un plan d’eau de forme pentagonale, délimité par le quai des Bergues, le pont de la Machine, le Grand Quai et le pont des Bergues, le «téménos3 liquide». André Corboz montre que ces travaux, réalisés en moins d’une décennie, «témoignent d’un grand dessein parce que le projet impliquait un but politique», mais surtout qu’ils cristallisent la refondation4 de Genève de manière anticipée, avant même que ses promoteurs n’y prennent le pouvoir à l’occasion de la Révolution Radicale.
Les étapes successives de l’aménagement de la rade seront réalisées à partir de l’adoption du plan Blotnitzki de 1858, qui prévoit la construction des jetées des Eaux-Vives et des Pâquis – qui étendront les limites du plan d’eau abrité côté lac – et l’embellissement des quais à l’occasion de l’exposition nationale de 1896. Jusque vers les années 1950, plusieurs équipements seront ajoutés, par la prolongation des quais sur les deux rives et l’installation de deux bains publics, aux Pâquis et à Genève-Plage.
Depuis une quinzaine d’années, l’espace public du plan d’eau a commencé à s’étendre en aval. Conjointement à la mise en service du barrage du Seujet, en 1995, une réflexion globale sur le rôle du fleuve dans l’espace urbain et la réappropriation de l’espace public est entamée. Le projet «fil du Rhône», couronné par le prix Wakker en 2000, se réalise depuis par étapes5.
L’un des aspects qui caractérise les divers équipements successifs jusqu’en 1950 est que, à l’exception des deux bains clos situés de part et d’autre de la rade, le lac est considéré prioritairement comme objet de contemplation. Il est en quelque sorte «mis à distance». C’est du reste à partir des années 1950 que son état sanitaire commence à se détériorer. Il faudra attendre les années 1970 pour qu’une prise de conscience s’amorce, suivie de mesures énergiques ayant porté leurs fruits de manière spectaculaire et rapide. L’eau étant redevenue «désirable» pour d’autres sens que celui de la vue, les pratiques hédonistes et les codes d’exposition du corps ayant évolué en parallèle, le nombre d’adeptes de la baignade solaire et aquatique s’accroît rapidement sur tout le pourtour de la rade, quand bien même les conditions d’accueil ne sont pas adéquates. 
Rarement mentionnée, la gratuité d’accès – un signe symbolisant fortement le caractère public du lac – constitue une distinction majeure par rapport aux bains existants et aux nombreuses piscines édifiées dans le canton depuis les années 1950-60, même quand leur gestion est assurée par les collectivités publiques. Elle est à mettre en relation avec les «lois littoral», entrées en vigueur à partir des années 1980 sur une grande part du pourtour méditerranéen, dont l’objectif était de maintenir la continuité de l’accès public au rivage et de lutter contre la multiplication de constructions «les pieds dans l’eau».

Une demande qui se concrétise

A partir de 2006, pour donner suite à de nombreuses motions et pétitions demandant, tant au Grand Conseil qu’au Conseil Municipal de la Ville de Genève, de favoriser l’accessibilité du lac au public, une étude portant sur l’identification de sites potentiels facilitant cet accès a été confiée au groupement ADR/EDMS par l’Etat de Genève, via son Service de renaturation des cours d’eau. Par ailleurs, au cours de l’année 2007, la Société Nautique de Genève (SNG) avait manifesté son souhait d’agrandir son port auprès des services de l’Etat. Le Conseil d’Etat accepte d’entrer en matière sur cette dernière demande, à la condition qu’elle soit intégrée dans «un projet plus global de réaménagement et d’embellissement de la rade»6.
Plutôt que d’envisager la réalisation d’un plan général, qui aurait impliqué que tous les problèmes soient identifiés, négociés puis réglés au préalable, les services concernés choisissent de procéder de manière progressive et adaptative, à partir des demandes déjà concrétisées. Cette stratégie permet d’accumuler progressivement des informations, tant sur le milieu que sur les partenariats à mobiliser au fur et à mesure du processus. Ainsi, l’agrandissement du port de la SNG, financé par une association privée, sert de déclencheur pour un processus de transformation qui, dans un premier temps, touche la rive gauche de la grande rade, depuis le jardin anglais jusqu’à l’amorce du quai de Cologny. Un modus operandi qui n’est donc pas sans analogie avec celui qui a présidé à la mise en place du «téménos liquide».
Cette stratégie de «work in progress» présente des avantages indéniables. La situation foncière a en effet ceci de particulier que le lac est un domaine public cantonal, alors que les quais font partie du domaine public communal. De plus, les quais – propriété de la Ville de Genève – hébergent de nombreux usages en relation avec le lac qui sont gérés par les services de l’Etat7. L’ensemble du projet, qui devait permettre le déplacement de nombreuses activités afin de désencombrer le quai des Eaux-Vives, impliquait donc d’instaurer une étroite collaboration entre les services des deux administrations d’une part, la SNG et l’Association Genève-Plage d’autre part, afin d’aboutir à la programmation de la première étape du projet, qui comprendra un port, un parc et une plage.

Programme

Le programme du port public ouvre la voie à la réorganisation du dispositif d’activités sur l’ensemble du secteur concerné. Plus commodes et bénéficiant d’un bon tirant d’eau, 226 nouvelles places d’amarrage permettent de déplacer les bateaux amarrés jusqu’alors à l’aval de la jetée du Jet d’eau. Une plate-forme pour la petite batellerie accueillera les dériveurs et catamarans qui, aujourd’hui, sont entreposés sur le quai bas des Eaux-Vives. Bordant le nouveau port à proximité de la promenade publique, afin d’offrir une animation aux badauds, un nouveau bâtiment hébergera les pêcheurs professionnels, l’Amicale des pêcheurs du lac, ainsi que les programmes relevant des services de l’Etat, toutes activités dont le déplacement permettra le réaménagement du quai marchand des Eaux-Vives par la Ville de Genève (fig.?21 et?22). A l’extrémité du môle situé à l’aval du nouveau port, une buvette publique s’ouvrant au sud offrira un nouveau point de vue dégagé sur la ville.
Entre le nouveau port et Baby-Plage seront installés une grève pour la baignade d’environ 400 m linéaires, adossée à un parc d’environ 3,5 hectares comprenant une pelouse destinée au bain de soleil et parsemé de groupements d’arbres, lesquels offriront l’ombrage nécessaire sans entraver les vues depuis les parcs La Grange et Eaux-Vives.
On mentionnera encore que le futur équipement pourra bénéficier d’une excellente connexion aux réseaux de transports publics et se situera sur l’une des branches de la piste de mobilité douce – «U» cyclable – qui, selon le plan directeur communal Genève 2020, bordera bientôt la rade.

Une forme née de la dynamique du milieu 

Pour déterminer la forme des nouvelles installations, les architectes d’ADR et les ingénieurs d’EDMS ont choisi de procéder en partant des données physiques du milieu. Ils ont travaillé avec le Laboratoire de construction hydraulique de l’EPFL, qui a élaboré un bassin en modèle réduit reproduisant le profil bathymétrique du site, puis l’a soumis à l’influence de vagues artificielles. L’objectif était d’obtenir un modèle dynamique dans lequel on minimise les zones de stagnation susceptibles, d’une part, de favoriser le dépôt de sédiments et d’altérer la qualité de l’eau de baignade de l’autre. Selon cette modélisation, la disposition idéale de la ligne de grève présente un biais par rapport à l’alignement originel du quai. C’est donc le régime des courants hydriques qui génère ici le dessin de la limite entre l’eau et la terre, et non plus la conformation à des règles d’alignement des parties émergées, qui relèvent de la continuité d’usages.
Il faut par ailleurs relever que les rives stabilisées par des enrochements, communément utilisés à partir de la fin du 19e siècle pour l’aménagement des portions urbanisées des rives lacustres, présentent des inconvénients dont on n’a que récemment réalisé les effets. Une étude du professeur Berthold Siessegger8 portant sur les rives du lac de Constance a mis en évidence le fait que l’énergie des vagues, là où l’on est en présence d’enrochements de ce type, est partiellement renvoyée vers le large, entraînant une agitation des sédiments et le « lessivage » de sites de faible profondeur. Une grève, par contre, grâce à sa faible pente, permet d’absorber la plus grande part de l’énergie des vagues. A partir des résultats de cette étude, plusieurs modifications des berges du lac de Constance ont été réalisées. Il est donc possible d’escompter que le remplacement des enrochements par une grève soit susceptible d’avoir des effets bénéfiques sur les conditions biologiques du milieu aquatique.
Pour sa part, l’agrandissement du port public a été organisé en suivant l’orientation des vents dominants. Ce qui devrait permettre, théoriquement, de faciliter la navigation à voile à l’intérieur du port.
Sur la base du dessin généré à partir des données de la dynamique du milieu, le projet a été modifié de manière itérative, au cours de plus de 200 séances de coordination avec les différents partenaires privés ou publics, en tenant également compte des remarques exprimées par plusieurs associations d’intérêt public. 

Contextes

Même si, on l’a vu, le projet s’est développé selon une stratégie évolutive, il n’est pas pour autant réductible à une opération pragmatique exploitant les opportunités lorsqu’elles se présentent. Il survient à un moment ou l’agglomération genevoise a simultanément engagé plusieurs études et opérations d’envergure – CEVA, réseau de tram, PAV, Plan d’agglomération franco-valdo-genevois, renaturation des cours d’eau – qui la placent dans une perspective à plus grande échelle. L’espace public constitué par l’émissaire du lac jusqu’à la Jonction entre Arve et Rhône devient dès lors un élément central de la perception collective de cette nouvelle définition territoriale, en y associant systèmes urbains et système hydrique.
Le champ conceptuel duquel émerge ce projet est éclairé de manière tout à fait singulière par certaines des critiques qui lui ont été opposées9. Celles-ci relèvent, grosso modo, de deux catégories : l’une a trait à notre rapport contemporain à la nature, l’autre est d’essence culturelle.
La première suggère une sanctuarisation conservatoire du milieu, dont il est considéré que la faible profondeur offre les meilleures conditions pour le développement biologique des poissons et des macrophytes. Cette conception n’est pas celle des services de l’Etat et des auteurs du projet, qui postulent qu’une intervention humaine peut même être susceptible d’augmenter certains effets positifs pour l’équilibre écologique du milieu.
La seconde catégorie de critiques milite en faveur d’une intervention modelée selon une règle de continuité formelle conforme au processus historique d’additions successives ayant abouti à l’état construit existant. Les auteurs estiment que cette conception relève d’un point de vue «en surplomb du plan d’eau», qui correspond aux pratiques sociales de la période allant de 1827 à 1950. Il proposent pour leur part un dessin généré selon les indications physiques tirées de l’analyse du milieu.
Ces éléments de débat ne sont pas insignifiants : ils indiquent un point d’inflexion dans la conception du projet de paysage, dont il convient, arrivé à ce point, de rechercher quelques indices supplémentaires. Tout d’abord, notons que l’idée que le projet de paysage instaure un rapport dialectique entre nature et artifice fait débat depuis plusieurs décennies en France. Certains de ses protagonistes – Michel Corajoud, Georges Descombes, Christine Dalnoky, Alain Léveillé ou Sébastien Marot – ont éclairé les dernières années d’activité de l’Institut d’architecture de l’Université de Genève. Ensuite, on relèvera que certains des principes de ce courant de pensée ont été développés et mis en œuvre au cours de deux réalisations d’importance majeure, les renaturations de l’Aire (Georges Descombes, ADR, Biotec, Léman-Eau) et de la Seymaz (Le Collectif d’architectes, EDMS)10.
Enfin, il convient de relever le rôle moteur du Service de renaturation des cours d’eau pour permettre le développement et l’application, sur le long terme, de concepts théoriques du projet de paysage qui, sinon, seraient restés de simples exercices académiques.

Un modèle genevois du projet paysager

Si l’on en revient à notre hypothèse de départ, on peut désormais admettre que, géographiquement, la superficie du plan d’eau considéré comme espace public s’est amplifiée sur un triangle reliant Genève-Plage, la Jonction et la Perle du lac. Que sa perception s’est transformée, la rade passant d’un objet de contemplation (ou de «centre vide qui ne peut être occupé par personne») à celui d’espace public dont tous peuvent avoir librement jouissance et de milieu dont chacun a pris conscience de la valeur patrimoniale collective. Que l’on est passé d’une conception «culturaliste» – dans laquelle des lois de composition venues de l’environnement urbain définissent une limite presque étanche et défensive entre espace construit et espace naturel –, à une conception « dialectique », où ce sont les interactions entre les milieux (naturel/construit, terrestre/subaquatique) qui définissent une limite qui devient plus poreuse et absorbante. Qu’enfin, ce projet s’inscrit dans une tradition du projet paysager appliqué à la renaturation de cours d’eau, dont le canton de Genève a su développer un savoir-faire reconnu bien au-delà de ses frontières, une compétence qui prend la valeur d’un véritable testament intellectuel de feu l’Institut d’Architecture de l’Université de Genève.


Notes

1. André Corboz, « La ‘ refondation ‘ de Genève en 1830 », in Le territoire comme palimpseste et autres essais, Editions de l’imprimeur, Besançon, 2001, première publication GNV, n.s., Tome XL, 1992

2. André Corboz, op. cit.

3. Le téménos est un espace délimité et sacré

4. Le développement de ce concept de « refondation », probablement inédit en 1992 dans le domaine de l’urbanisme, constitue le cœur même du texte de Corboz. Brièvement résumé, il implique que deux conditions soient satisfaites, l’une politique – passation de pouvoir ou émergence d’un contre-pouvoir – et l’autre relevant du domaine bâti.

5. F. Della Casa, « Un projet d’urbanité au fil du fleuve », IAS n° 12/2000 et J. Gubler, « Entre lac et fleuve : une barge invite à rêver », TRACÉS n° 1-2/2003

6. Selon la demande d’autorisation de construire, décembre 2009

7. Cette situation foncière complexe est sans doute l’une des raisons ayant empêché la concrétisation des études de réaménagement des quais initiées dès la fin des années 1990.

8. Sissegger Berthold, Teiber Petra, (2001), « Erfolgsmodell für Renaturierungen am Bodenseeufer », Ingenieurbiologie 3/01

9. « A propos de la plage des Eaux-Vives », in Alerte n° 113, automne 2010 et « La plage, une chance pour le lac – pour autant qu’elle le respecte », in Echos du WWF Genève, novembre 2010 (www.wwf-ge.ch). On peut encore mentionner certains reproches formulés par quelques professionnels, qui auraient souhaité que ce projet fasse l’objet d’un concours préalable. En l’espèce, il apparaît difficile d’imaginer comment la programmation d’un tel concours aurait été en mesure de tenir compte des négociations qu’impliquaient les nombreux déplacements d’activités.

10. Voir TRACÉS n° 6/2007

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