Jour­nal d’une femme de chambre

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Dans "Le Journal d'une femme de chambre", Luis Buñuel s'amuse à mettre en présence deux lieux en apparence bien distincts, mais qui fonctionnent en fait sur le même mode (séparation entre le dehors et le dedans): la maison close et la maison bourgeoise

Date de publication
19-11-2014
Revision
25-10-2015

Quand Célestine (Jeanne Moreau) arrive de Paris pour travailler comme femme de chambre dans le Prieuré, elle ne s’installe pas dans une maison close, mais dans la demeure bourgeoise et provinciale de la famille Monteil. Détracteur convaincu de la bourgeoisie, Luis Buñuel s’amuse, dans son film, à insinuer les liens entre ces deux univers en apparence bien distincts, comme si hôtel particulier et lupanar relevaient, en effet, d’une même logique. La maison des Monteil surgit ainsi comme un espace de clôture : tournée vers l’intérieur, à l’instar des établissements de plaisir qui se font de plus en plus discrets à partir des années 1930 (le film se déroule en 1928), la maison abrite derrière sa façade anodine les perversions d’une famille bien curieuse. L’appétit sexuel de Monsieur s’y heurte à la frigidité de Madame, tandis que le fétichisme jubilatoire du père de cette dernière se révèle être le contrepoint respectueux de la bestialité sordide d’un domestique rustre et raciste prénommé Joseph. Le Prieuré n’est pas la sobre maison de rendez-vous de Belle de Jour (1967), celle où se rend une jeune bourgeoise jouée par Catherine Deneuve : la théâtralité et la profusion ornementale de ses salons rappellent plutôt certaines maisons closes des Années folles. Cette mise en scène de la convenance et du goût bourgeois ne réussit jamais à dissimuler la ruine morale des personnages : le Prieuré est bel et bien une maison de perdition que l’ascension sociale de Célestine (mariée au vieux capitaine Mauger, qu’elle asservit en bonne dominatrice) illustre de façon paradoxale.
La maison bourgeoise est, comme la maison close, un véritable dispositif stratégique : elle sépare les mondes (l’intérieur et l’extérieur, l’espace des seigneurs et des servants, le couloir des clients et le couloir des filles, etc.) et institue des rapports de force (que Célestine manie avec aisance). Si dans la maison close tout est mis au service du fonctionnement de la machine de plaisir, dans la maison bourgeoise, la mécanique est sociale : l’on essaie de discipliner les corps et de dompter les désirs. Au Prieuré, la machine est déréglée : chez Buñuel, toute machine – à part peut-être le cinéma – semble vouée à l’échec.

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