Hom­mage à Jacques Lu­can (1947-2023)

Jacques Lucan, architecte, théoricien et critique d’architecture, professeur émérite de l’EPFL et de l’École d’architecture de la ville et des territoires Paris-Est, est décédé le 8 octobre. Son ancien collègue et ami Bruno Marchand lui rend hommage.

Date de publication
20-12-2023
Bruno Marchand
Architetto, professore di Critica e Teoria dell'Architettura al Politecnico Federale di Losanna (EPFL)

Diplômé en architecture en 1972, Jacques Lucan se partageait depuis entre l’enseignement, la recherche et la pratique professionnelle, d’abord avec sa femme Odile Seyler, puis plus récemment avec leurs enfants Paola et Thaddée Lucan.

Lors de son arrivée à Lausanne en 1993, en tant que professeur invité au Département d’architecture (DA), il était déjà entouré d’une « aura » incontestable, résultant de ses travaux et publications, notamment la fameuse encyclopédie, catalogue de l’exposition Le Corbusier au Centre Pompidou, parue en 1987. Sa période de rédacteur en chef de la revue AMC nous avait aussi toutes et tous marqué·es, par son engagement théorique et critique.

Par la suite, nommé professeur associé en 1997, il a su apporter un souffle créatif et innovant au Laboratoire de théorie et d’histoire (LTH) dont je faisais aussi partie, aux côtés de Roberto Gargiani, professeur d’histoire. Ensemble, avec la complicité amicale de Martin Steimann, nous avons vécu un phénomène d’émulation collective qui, à mon avis, n’avait pas eu d’équivalent auparavant à Lausanne et qui a contribué à faire de la théorie architecturale une marque essentielle et reconnue de l’ADN du DA.

Passionné d’histoire, Lucan s’est en même temps orienté vers un ancrage déterminant de la théorie dans la production contemporaine. Ce fait notable est clairement perceptible dans l’ouvrage Matières d’art, paru en 2001, où l’architecture suisse est investiguée selon la focale des ressorts artistiques, en dégageant de nouveaux domaines de sensibilité; ou encore dans la revue matières qu’il a dirigée et orientée justement vers ce qu’il appelait «le passé le plus récent», lui conférant en outre une autre dimension, plus critique.

Plusieurs de ses textes parus dans matières ont été des champs d’essai, théoriques et historiques, qui alimenteront le contenu de Composition, Non-composition, cette réflexion remarquable et éclairante sur l’évolution de la pensée architecturale au cours des 19e et 20e siècles, parue en 2009. S’ensuivront d’autres ouvrages marquants comme Précisions sur un état présent de l’architecture (2015) et plus récemment Habiter, ville et architecture (2020).

À Lausanne, où j’ai eu la chance d’enseigner à ses côtés pendant de nombreuses années, Jacques n’a pas cessé de nous interpeller, de nous dévoiler des liens inattendus, de rapprocher des domaines de façon paradoxale et féconde – notamment l’art, l’histoire et les sciences humaines – afin de générer des « cohérences aventureuses », terme emprunté à Roger Caillois qu’il affectionnait tout particulièrement.

Enseignant très charismatique – ses cours ont été suivis par des générations successives d’étudiant·es, qui toutes et tous ont eu l’impression, en l’écoutant, de recevoir des outils précieux pour cerner les limbes complexes de l’architecture –, il aura aussi été un défenseur acharné de la théorie et de la culture architecturale. Sa figure intellectuelle et résistante va beaucoup nous manquer.

Sur ce sujet