Gros lé­gumes et pe­tits po­ta­gers

Agriculture urbaine

Afin d’adapter la production agricole mondiale aux besoins d’une population croissante et majoritairement citadine, un chercheur américain propose d’ériger des tours de serres high-tech de plusieurs dizaines d’étages. Pourtant, des solutions alternatives – certes moins ambitieuses puisque destinées aux marchés régionaux – existent déjà en nombre, certaines même depuis fort longtemps. Place aux fermiers urbains et à ceux que l’on pourrait appeler, d’après Masanobu Fukuoka, «sauvages».

Date de publication
13-06-2012
Revision
19-08-2015

Comment alimenter les quelques 9 milliards d’humains qui vivront sur Terre en 2050 ? Aujourd’hui déjà, nous utilisons une surface égale à celle de l’Amérique du Sud pour cultiver des aliments et nourrir du bétail. Dans 30 ans, pour pouvoir fournir les calories nécessaires à chacun, il faudra y avoir ajouté un petit milliard d’hectares de terre agricole… terre qui, simplement, n’existe pas.

Une solution miracle

La réflexion est de Dickson Despommier, chargé de cours aux départements de Microbiologie et de Sciences de l’environnement et de la santé humaine à Columbia University. Il est convaincu que la solution à cette impasse consiste dans l’érection de « fermes verticales », des tours de serres high-tech plantées au milieu des villes, où l’on cultiverait hors-sol, sur des dizaines d’étages, toutes les céréales, les fruits et les légumes nécessaires à l’alimentation de la population environnante1. Rapprocher la nourriture des assiettes réduirait les émissions de gaz à effet de serre dues au transport et à la réfrigération des denrées. En plus, les fermes verticales faciliteraient la domination d’épidémies et de parasites, réduiraient considérablement la quantité d’eau utilisée pour l’irrigation et, surtout, permettraient de cultiver littéralement tout à n’importe quelle saison et sous toutes latitudes.
De quoi auront-elles l’air, ces serres empilées ? Dickson Despommier pense à des structures en éthylène tétrafluoroéthylène (ou ETFE), un matériau plastique transparent très résistant, utilisé notamment pour le centre de natation au parc olympique de Pékin. Pour le design architectural et énergétique il se réfère, entre autres, au projet d’« Eco-Laboratoire » du bureau américain Weber Thompson – sans oublier les nombreux projets élaborés spontanément par des architectes du monde occidental2.
Rien n’est encore construit, mais s’il faut donner un exemple concret, Despommier – qui a consigné ses réflexions dans un livre à paraître cet automne3 – aime mentionner Eurofresh Farms, un complexe de serres hors-sol d’une taille correspondant à environ 150 terrains de football situé au plein milieu du désert de l’Arizona. Il s’émerveille du fait qu’on arrive en l’occurrence à cultiver des légumes en zone aride et que l’homme peut, dans ces serres, « tout contrôler », humidité, température, etc. Il rêve même d’un modèle de « tour agricole » en kit qui pourrait être monté en un temps record, afin de nourrir les populations frappées par des guerres ou des catastrophes naturelles.
Mais tout le monde ne partage pas l’enthousiasme du chercheur américain. D’abord, le modèle économique des fermes verticales reste à inventer – Dickson Despommier estime tout de même qu’il faudra environ 20 millions de dollars pour la seule création d’un prototype. Ensuite, certains se posent la question de la fragilité d’un tel système : le moindre problème technique pourrait causer d’énormes dégâts. 

Des alternatives existantes

Alors, pourquoi ne pas envisager des solutions moins ambitieuses mais plus faciles à réaliser ? Certains projets, d’ailleurs, existent déjà. Ils n’améliorent peut-être pas encore l’équilibre alimentaire à une échelle globale, mais n’en va-t-il pas de même pour les hypothétiques fermes verticales ?
Prenons l’agriculture urbaine, une « forme émergente de pratiques agricoles en ville », selon une célèbre encyclopédie en ligne. D’après l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), la culture d’aliments en milieu urbain et périurbain – qui fait partie de ses recommandations pour faire face au besoin de sécurité alimentaire – nourrissait en 2005 déjà quelque 700 millions de citadins4. Maraîchage sur des parcelles en friche, fermes sur les toits ou gestion différenciée des espaces verts, les exemples sont nombreux.
A Brooklyn, l’Eagle Street Rooftop Farm entame sa deuxième saison. Installé pour un coût d’un peu plus de 100 dollars le m2, ce toit vert sert à produire des fruits et légumes qui sont vendus au marché ou à des restaurateurs du quartier. Il héberge également deux ruches, et sert de terrain exploratoire pour plusieurs projets éducatifs. Sky Vegetables, Cityscape Farms – qui inclut la culture de poissons – ou Gotham Greens sont quelques-unes des entreprises qui se sont lancées, outre-Atlantique, dans la commercialisation de potagers urbains. Plus près de chez nous, la Ferme Aebi, pour ne mentionner qu’elle, tient marché sur les hauts de Lausanne d’avril à octobre, trois jours par semaine. De tels exemples sont légion, tout comme les distributeurs de différents « paniers fraîcheurs » qui livrent régulièrement des fruits et légumes de saison de la région, à domicile ou à des points relais.
Ces initiatives sont louables, bien sûr, mais il ne faut pas oublier que l’idée d’introduire l’agriculture dans l’espace urbain n’est pas nouvelle. Au Caire, un groupe de professeurs a lancé un tel projet au début des années 90. A La Havane, 90 % des produits frais seraient d’origine locale, fruit des différents fermes et jardins en ville5. La même source cite, pêle-mêle, les cultures en terrasses du Machu Picchu (du temps des Incas), les jardins familiaux, qui apparaissent dès la fin du 19e siècle, ou les « jardins de la victoire » plantés pendant la Première et la Seconde Guerre mondiale, notamment aux Etats-Unis.
Mais l’ambition de Dickson Despommier est, sans équivoque, d’aller plus loin : il prétend détenir la clef d’une solution globale. Revenons donc à sa réflexion initiale, selon laquelle notre planète manquerait de terres arables pour nourrir sa population croissante. N’est-ce pas là un présupposé contestable ? Un rapport du Conseil mondial de l’agriculture (IAASTD)6, finalisé en 2008, conclut que la production alimentaire mondiale est suffisante pour nourrir toute la population de notre planète. Le rapport précise que le problème majeur réside dans la distribution, et qu’il est indispensable de repenser la production vivrière à l’échelle mondiale.

Ethnocentrisme

Prenons encore un peu plus de distance critique : n’y a-t-il pas une certaine arrogance, voire d’ethnocentrisme occidental, à promettre une panacée qui consiste simplement à fournir au citadin des pays développés n’importe quels fruits et légumes « propres »7 à n’importe quelle période de l’année ? A mettre en garde contre une possible pénurie agricole d’ici trente ans, alors qu’en 2004, déjà, la faim a tué plus d’êtres humains que toutes les guerres réunies conduites au cours de cette même année8 ? Vu sous cet angle, il paraît en effet indéniable qu’il nous faut une seconde « révolution verte », une révolution qui, cette fois-ci, ne vise ni à l’intensification des cultures, ni à l’optimisation de variétés à haut rendement potentiel. Peut-être, qui sait, faudra-t-il même mettre un frein à une certaine idée du progrès, à l’illusion que le progrès va forcément de pair avec tout développement de technologies nouvelles.
Il en est un qui est allé loin dans ce sens il y a plusieurs dizaines d’années : Masanobu Fukuoka. Dans son ouvrage La révolution d’un seul brin de paille9, ce microbiologiste de formation, spécialisé en phytopathologie, décrit comment il a peu à peu tourné le dos aux principes de l’agriculture moderne pour interrompre sa carrière académique et cultiver un lopin de terre près de son village natal, au Japon. En étant à l’écoute de la nature et en ciblant les interventions humaines, sans fertilisants ni machines, il arrive au même rendement à l’hectare que les paysans voisins.
Certain qu’une « méthode scientifique qui prenne en compte tous les facteurs pertinents (pour la culture du riz, ndlr.) est une impossibilité », Fukuoka procède par expérimentation, réintroduit la culture des céréales d’hiver (seigle, orge) en alternance avec le riz et sème ce dernier simplement à la volée. Les jeunes pousses seront protégées par du trèfle, et après la récolte, la totalité de la paille et de la balle retourne sur le champ, afin d’enrichir la terre. Le Japonais note également que « si nous avons une crise alimentaire elle ne sera pas due à l’insuffisance du pouvoir productif de la nature, mais à l’extravagance du désir humain », et que « la pollution ne fera qu’empirer jusqu’à ce que la foi dans les grosses solutions technologiques soit renversée ».
Vers la fin de sa vie, Masanobu Fukuoka a acquis une certaine audience. Cependant, alors qu’il est en train de dénoncer, lors d’un important congrès agricole japonais, le lobbying des fabricants de machines agricoles et de produits chimiques qui, évidemment, ne veulent pas voir leur marché s’effondrer, il se voit répondre : « Monsieur Fukuoka, vos remarques dérangent le congrès ». L’anecdote a bientôt quarante ans, mais elle n’a rien perdu de son actualité.

 

Notes

1 Voir notamment Dickson Despommier, « The Rise of Vertical Farms », in Scientific American, novembre 2009, et Laetitia Mailhes, « L’utopie écologique des fermes verticales », in Les Echos, 22 février 2010, points de départ du présent article
2 Des images virtuelles de tous les projets et des fiches techniques de l’« éco-laboratoire » de Weber Thompson sont disponibles sur le site internet de Dickson Despommier, www.verticalfarm.com
3 Dickson Despommier, The Vertical Farm : The World Grows Up, Thomas Dunne Books / St. Martin’s Press, octobre 2010
4 www.fao.org/newsroom/FR/news/2005/102877
5 Voir notamment l’article « Urban agriculture » sur Wikipédia
6 IAASTD, de l’anglais International Assessment of Agricultural Science and Technology for Development, littéralement « Evaluation internationale des sciences et technologies agricoles pour le développement ». Il s’agit d’une initiative intergouvernementale née d’un processus de consultation impliquant 900 participants et 110 pays de toutes les régions du monde. Voir aussi p. 16.
7 Propres dans le sens que la production hors-sol selon Dickson Despommier est censé avoir moins d’impact sur l’environnement que celle des méthodes traditionnelles.
8 D’après Jean Ziegler, L’empire de la honte, Fayard, 2005
9 Masanobu Fukuoka, La révolution d’un seul brin de paille. Une introduction à l’agriculture sauvage, Guy Trédaniel Ed., 2005 (l’ouvrage a paru en japonais en 1975)

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