Georges Des­combes, en­seig­ne­ments

Propos recueillis par Vanessa Lacaille et Mounir Ayoub

«A un moment donné, tout un faisceau d’influences a fait que cet enseignement s’est cristallisé à Genève.» Georges Descombes livre un témoignage couvrant près d’un demi-siècle d’enseignement de l’architecture et du paysage à Genève, depuis les bouleversements de l’après 1968 jusqu’à la fermeture de l’Institut d’architecture de l’Université de Genève (IAUG) en 2009.

Date de publication
07-12-2017
Revision
18-12-2017

Tracés: Dans la seconde moitié des années 1960, vous étiez étudiant à l’Ecole d’architecture de l’Université de Genève (EAUG), encore sous la direction beaux-arts d’Eugène Beaudouin. Mais, déjà, les questions sociétales prenaient de plus en plus de poids. Comment avez-vous vécu ces années d’effervescence?
Georges Descombes : Après des études à Genève et un passage par Zurich, je suis parti à Londres pour y étudier et travailler entre 1971 et 1974. A l’époque, le Greater London Council menait des opérations ponctuelles de rénovation urbaine. Mais, phénomène que l’on constate encore aujourd’hui, la rénovation des bâtiments s’accompagnait souvent d’une gentrification. Ainsi, résoudre le problème du bâti ne signifiait pas offrir une solution aux habitants, qui étaient souvent acculés au départ. Dans ces conditions, nous n’avions pas envie de faire de l’architecture. Nous étions en quelque sorte face à un mur. Je me souviens avoir lu alors le psychanalyste Norbert Bensaïd. Pour éviter de se trouver dans une situation bloquant toute action, comme celle devant laquelle nous nous trouvions, il préconisait de travailler avec les gens qui remettent en question les champs dans lesquels ils interviennent. Au même moment, un groupe d’Américains formait une sorte de colonie alternative dans la campagne genevoise. Nous avons alors commencé à travailler avec eux pour faire des hangars agricoles. Tout d’un coup, le programme n’était plus un obstacle. Il y avait une adéquation entre une architecture à laquelle on croyait et des gens qui voulaient faire de l’agriculture autrement. Nous avons ensuite essayé de faire cela à l’intérieur même de l’école.

Vous avez commencé à enseigner au milieu des années 1970. Au sein de l’école se sont alors constituées des forces, y compris politiques, qui essayaient de proposer un nouvel enseignement. De quelle façon avez-vous pris part à ce mouvement?
A l’époque, le programme typique d’un atelier d’architecture se résumait à la conception d’un bâtiment dans un vide laissé entre deux immeubles. Le programme et l’objet dominaient le site. Nous étions plusieurs à penser qu’on pouvait proposer quelque chose d’autre que cet enseignement, disons classique. Dans ces années, Italo Insolera et André Corboz ont fondé le Centre de recherche sur la rénovation urbaine (CRR). Parallèlement, des gens issus du courant italien de la typo-morphologie travaillaient sur le quartier des Grottes. Tita Carloni et Peppo Brivio, qui collaboraient avec des sociologues, ont produit un rapport qui a contribué à bloquer la démolition complète de ce quartier1. Il y avait aussi un noyau d’Ulm2. Nous avons fondé le Centre de réalisations expérimentales (CREX)3 durant cette période. C’était un laboratoire, un atelier d’expérimentations architecturales au sein même de l’école et dans lequel les étudiants pouvaient travailler. Dans ce contexte, il s’agissait, pour des gens issus d’horizons différents, d’un questionnement sur le sens même du métier. La profession n’a jamais pardonné à l’école ces tentatives. C’est à partir de cette période que l’étiquette de «gauchiste» s’est inscrite dans les esprits, notamment des politiques et des organisations professionnelles et, probablement aussi, l’idée persistante qu’il fallait se débarrasser de l’école.

Bien qu’André Corboz n’ait pas eu de poste d’enseignant à Genève, sa pensée est en arrière-plan. Dans quelle mesure son apport était-il important?
Corboz est un personnage pivot pour plusieurs d’entre nous. Notre dette envers lui est immense. Alain Léveillé a travaillé sur L’invention de Carouge, son ouvrage majeur publié pour la première fois en 1968. Il a par la suite dirigé le CRR. Sébastien Marot a rassemblé ses textes dans le recueil Le Territoire comme palimpseste et autres essais, paru en 2001. Je l’ai connu à travers Léveillé lorsqu’il était secrétaire de l’Université de Genève. En 1972, Corboz m’avait écrit une lettre de recommandation pour obtenir une bourse de jeune chercheur à Londres. Cette lettre résumait déjà pas mal de choses de ce qu’on a voulu appliquer ensuite au CREX. C’est d’ailleurs au sein du CREX que nous avons réalisé le jardin de Lancy, entre 1980 et 19864. Son apport théorique était déjà très présent. En 1975, il écrit un article intitulé Bâtiments anciens et fonctions actuelles : esquisse d’une approche de la «réanimation»5. Dans ce texte, il emprunte les principes de la restauration de la peinture italienne et les transpose alors aux bâtiments. De manière similaire à la restauration des peintures, il préconise de minimiser en architecture les interventions, de les maintenir visibles et de garantir leur réversibilité. Lorsque s’est présenté le projet à Lancy, nous étions en train d’appliquer rigoureusement les théories de Corboz à la restauration d’une ferme. Nous avons alors proposé de transposer les mêmes préceptes à l’échelle d’un morceau de territoire à Lancy. Au fond, nous avons transformé ce territoire comme si c’était une maison. Plus tard, en 1988, Corboz a écrit un texte sur le jardin de Lancy dans le livre qui lui est consacré intitulé Il territorio Transitivo – Shifting Sites6.

Un autre enseignant important participe aussi à ce livre: Herman Hertzberger7. Vous étiez alors proches et avez réalisé ensemble le mémorial de Bijlmer aux Pays-Bas. Comment s’est déroulé son passage à Genève et quel a été son apport?
Suite à une conférence qu’il avait donnée à Lausanne, je l’ai invité à enseigner à Genève, où il a occupé un poste entre 1982 et 1993. De mon coté, j’ai enseigné à Amsterdam, au Berlage Institute, lorsqu’il en était le directeur, entre 1990 et 1995, ce qui m’a lié avec toute l’expérience architecturale hollandaise et son immense héritage, notamment celui d’Aldo van Eyck8. Nous avons alors organisé plusieurs International Design Seminar (Indesem). Lors de ces masterclasses, les professeurs invités donnaient des conférences le soir et dirigeaient des ateliers de projet pendant la journée. Les étudiants étaient ainsi dans une situation active. Par deux fois, en 1986 et 1990, ces Indesem se sont déroulés à Genève9. Il y avait des gens comme Marc Mimram, Giancarlo Di Carlo, Mario Botta, Aurelio Galfetti, Edouardo Souto De Moura, Oriol Bohigas ou encore Jean Nouvel.
Le passage d’Hertzberger à l’IAUG et la réussite des Indesem ont amené à l’école une ouverture internationale. D’une façon différente que dans la décennie précédente, ça a aussi amplifié les inimitiés envers l’école. Au-delà du fait que ça coûtait cher, on nous reprochait de faire de l’expérimentation plutôt que de l’enseignement.

Au milieu des années 1990, la ligne disciplinaire Architecture et Paysage est mise en place. Avec Alain Léveillé, vous faites appel à plusieurs paysagistes et théoriciens du paysage qui gravitent autour de l’Ecole nationale supérieure de paysage de Versailles. Comment avez-vous constitué votre équipe d’enseignants? Et comment s’est construite cette «filière versaillaise»?
Nous n’avons pas construit l’équipe avec une liste de disciplines à cocher pour bien faire. On s’est plutôt réuni autour de travaux qui nous rapprochaient intellectuellement. J’ai connu Christine Dalnoky et Michel Desvigne à l’occasion de la publication du projet du jardin de Lancy dans un numéro de la revue L’Architecture d’Aujourd’hui de 1989. Je les ai ensuite invités à enseigner à Genève. Ils ont enseigné ensemble jusqu’en 1995, puis Dalnoky a continué seule.
La seconde vague a eu lieu vers la fin des années 1990. J’ai invité Marot après la parution de L’alternative du paysage en 1995. Quelques années plus tard, en 1997, j’ai connu Michel Corajoud lors d’un masterclass que j’ai dirigé avec lui à l’école de Rapperswil. En 1998, nous avons ensuite invité Gilles A. Tiberghien et, tout de suite après, Jean-Marc Besse nous a rejoints10. Dans ces années, nous nous rencontrions souvent à Paris. Une sorte de complicité intellectuelle et amicale s’est créée. C’est à partir de là que nous avons décidé d’ouvrir à l’intérieur de l’école un troisième cycle Architecture et Paysage. A un moment donné, tout un faisceau d’influences a fait que cet enseignement s’est cristallisé à Genève.

Au même moment, apparaissent d’autres influences venues des Etats-Unis. Parmi d’autres personnalités, un séminaire d’histoire et de théorie du paysage a été consacré à John Brinckerhoff Jackson11. Quelle était l’importance, pour vous, des paysagistes américains?
Effectivement, il y avait une troisième aire géographique qui a bougé autour des années 2000. Sous l’impulsion de Bruno Reichlin, alors enseignant à l’IAUG, Marc Treib et Dorothée Imbert ont fait une conférence à Genève. Ils venaient d’écrire un livre sur Garrett Eckbo intitulé Modern Landscapes for Living12. Pendant leur séjour genevois, ils ont visité le jardin de Lancy et m’ont invité par la suite aux Etats-Unis. C’est à ce moment que j’ai enseigné à Harvard. J’ai découvert le paysage américain, et surtout «les trois mousquetaires»: Garrett Eckbo, Dan Kiley et James Rose.
Je pense tout particulièrement à Eckbo et à ces projets d’Emergency Camp on Desert dans le désert américain, ou encore à son travail dans des zones pavillonnaires en Californie. Pour lutter contre l’isolement, et particulièrement celui des mères au foyer dans des villas disséminées, il propose par exemple de construire un restaurant collectif sur un terrain commun dans lequel celles-ci pourraient se retrouver. Le projet de paysage est un allié du projet social. Dans les années 1960, il était l’un des tout premiers paysagistes à se préoccuper d’écologie. Eckbo, mais aussi d’autres paysagistes – je pourrais aussi parler de Roberto Burle Marx au Brésil – sont effectivement très importants car ils ont grandement contribué à introduire la modernité dans le paysage. Pour en revenir à Eckbo, il était très influencé par les artistes contemporains de son époque. Dans son livre, Treib démontre comment ses jardins étaient inspirés par les toiles de Vassily Kandinsky, à une période où le paysage était en grande partie dominé par l’héritage pastoral de Frederick Law Olmsted.

Lors des témoignages que nous avons recueillis auprès de vos étudiants, beaucoup soulignent l’importance que vous accordez à l’apport de l’art et des artistes dans vos projets comme dans votre enseignement. Comment concevez-vous la relation entre art et architecture?
Je crois effectivement qu’on devrait toujours regarder très attentivement ce qui se fait dans l’art contemporain. Mais il n’y a pas l’art d’un coté et l’architecture de l’autre. Car, tout autant que la peinture, la musique ou la danse, l’architecture est un art. Bien sûr, de la même façon que toutes les peintures, musiques, chorégraphies ne sont pas forcement des œuvres d’art, toutes les architectures ne le sont pas non plus. La philosophie s’occupe de concept, la science s’occupe de fonction et l’art s’occupe de percept et d’affect13. Pour moi, l’architecture se découvre par le mouvement, le déplacement. Elle est par définition un art de l’expérience.

Selon vous, «l’alternative du paysage» proposée par Marot dans son essai publié au milieu des années 1990 est-elle encore opérationnelle aujourd’hui?
Dans son texte, Marot pose clairement le problème de la domination du programme sur le site et l’alternative que pourrait représenter une inversion des priorités. Je suis d’accord avec cela. Mais je n’aime plus le titre car il peut laisser supposer que le paysage est meilleur que l’architecture. Je pense qu’il faudrait les unir, que des éléments du vivant – et Gilles Clément est peut-être le protagoniste qui exprime le mieux la force du végétal, de l’eau, du vent – passent dans l’architecture, qui s’occupe un peu trop d’objets. Elle n’est pas assez vivante, en somme. Le paysage y ajoute la compréhension d’un tout tectonique, d’un territoire avec ses couches, sa construction culturelle.
L’histoire regorge d’exemples qui démontrent qu’une réconciliation plutôt qu’une alternative est possible. Je me souviens que, lorsque très jeune j’ai visité la Toscane, je ne distinguais pas l’architecture du paysage. Les traités d’Andrea Palladio ou de Leon Battista Alberti parlaient déjà de territoire. Les projets de Frank Lloyd Wright, Richard Neutra ou Rudolph Schindler montrent que l’idée selon laquelle la modernité n’aurait pas tenu compte du paysage est absurde. Le Corbusier ne disait-il pas qu’il fallait faire des paysages comme des maisons et les maisons comme les paysages ? Plus proche de nous, lorsque vous expérimentez les piscines d’Alvaro Siza dans la périphérie de Porto, il est très difficile de savoir si vous êtes dans un projet d’architecture ou de paysage. Au fond, ça n’a pas beaucoup d’importance. Ce n’est pas architecture ou paysage, mais architecture et paysage.

Architecture et Paysage: c’était justement le titre de la filière que vous dirigiez à l’IAUG. Comment voyez-vous l’enseignement du projet aujourd’hui?
Il ne faudrait pas séparer l’enseignement du paysage et celui de l’architecture au commencement des études mais plutôt avoir une formation commune autour de ces questions essentielles. Je pense précisément que l’anthropologie pourrait être au cœur de la pensée et de la formation. C’était peut-être la discipline la plus importante à enseigner dans une école. Mais il ne suffit pas pour cela de trouver un anthropologue. C’est plus généralement une tournure d’esprit, l’idée qu’il y a une bonne raison de faire un projet, qu’elle soit sociale ou culturelle. On devrait se préoccuper de ce que signifierait « habiter » pour les hommes. Et passer du temps à y réfléchir.

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