Far-out Voices, un ca­ta­logue d’ex­pé­ri­men­ta­tions

Au Musée national d’architecture d’Oslo, des structures légères en bois mettent en scène archives, films et catalogues en lien avec les pionniers de l’environnementalisme nord-américain. Un dispositif qui fait directement écho à la contre-culture émergente de l’époque.

Date de publication
29-10-2013
Revision
12-10-2015

L'exposition Far-out Voices : A Scrapbook of Experimentation, présentée au Musée national d’architecture d’Oslo jusqu’au 2 mars 2014 (voir article lié), a pour thème la culture architecturale alternative et technologique des années 1960 et 1970, soutenue par des notions qui militent pour le low-tech et non pour la haute technologie. Les techniques appréciées se fondent sur la géométrie des structures géodésiques de l’architecte et inventeur américain Buckminster Fuller ou bien sur une réadaptation de structures vernaculaires. 
Organisée autour de trois socles, information towers, l’exposition approfondit des thématiques qui s’entrecroisent, liées à l’expérimentation, au recyclage (ou gestion des déchets) et aux outils. Chacun de ces socles met en scène, grâce à des entretiens filmés entre 2001 et 2013, des architectes, des designers et des inventeurs. Expérimentateurs, ils développent des systèmes et des dispositifs – capteurs solaires, structures légères, réemploi de canettes de soda et pneus remplis de terre comme matériaux de construction – associés à une réflexion sur les changements nécessaires à adopter pour répondre aux alertes environnementales. On peut ainsi voir et écouter, entre autres, l’architecte Sim van der Ryn, le designer industriel Jay Baldwin, le bioarchitecte Mike Reynolds ou encore l’inventeur Steve Baer.
Le film de l’artiste Graham Stevens, Desert Cloud (1972), témoigne d’investigations visionnaires sur les questions climatiques. Le but de l’exposition n’est pas, cependant, de fournir une liste de solutions qui permettraient de réaliser un monde plus durable. Il s’agit plutôt d’une collecte éclectique d’expériences. Aujourd’hui peu connues, ces personnes étaient bien représentées dans les revues d’architecture dès la fin des années 1960, grâce notamment à Architectural Design, une revue britannique dirigée par Monica Pidgeon et Robin Middleton, très au fait de la culture architecturale et technologique alternative transatlantique.
Documents imprimés et photographies complètent le dispositif. Des ouvrages d’époque sont disposés de telle sorte que le public puisse les feuilleter, lui permettant ainsi de se rendre compte de thématiques qui résonnent avec des préoccupations contemporaines : dénonciation de l’emprise technologique moderne perçue comme une force totalitaire, critique de la société capitaliste, promotion d’une éthique de l’artisanat, du do-it-yourself et de l’autosuffisance. On perçoit surtout l’emphase sur l’expérience et l’apprentissage par l’action. Ces contre-cultures architecturales et technologiques ont développé des activités discursives et des modes de diffusion très caractéristiques : fanzines, catalogues de ressources, cookbooks, manuels d’instruction constructive. Ces publications sont délibérément modestes, artisanales, tenant peu compte de la rigueur typographique classique ou des codes orthographiques en vigueur. Elles font appel à l’image et à des textes simplifiés. L’aspect « amateur », censé traduire une sensibilité créatrice non contrainte, est préféré à la rigidité d’une publication professionnelle. 

Steve Baer à Drop City


Dans Dome Cookbook (1968), l’auteur Steve Baer détaille par exemple les principes de construction des dômes et des zomes (structures qu’il a développées sur le site de Drop City dans le Colorado dès 1966) et qu’il a ensuite perfectionnées pour sa propre maison à Coralles au Nouveau-Mexique, en 1971. Réflexions constructives, études géométriques, détails de réalisation sont rassemblés dans un brouillon dont le caractère informel contribue à faire le succès. La page de couverture du Dome Cookbook (?g. 4) indique l’aspect artisanal d’une publication maison et affiche un dédain pour les conventions de mise en page et de typographie lisible. Le fascicule est un récit d’expériences : Steve Baer partage son expérience de constructeur-inventeur et démystifie les difficultés constructives. Quelques croquis de nœuds d’assemblage montrent non pas ce qu’il faut faire, mais comment ceux ayant agi et construit ont résolu une difficulté. Passionné par la géométrie, Baer offre aussi toute une série de calculs mathématiques, d’équations et de schémas pour transmettre son expérience constructive d’inventeur de zome, transmission qu’il poursuit dans Zome Primer (1971). 
L’entretien filmé, collecté en 2001 sur le site même de l’entreprise Zomeworks à Albuquerque, permet d’entendre Steve Baer exprimer son désaccord envers toute sophistication technologique des composants solaires, par exemple les panneaux photovoltaïques. Promoteur de l’énergie solaire passive, il préconise des méthodes simples reposant sur le bon sens (l’usage de lanterneaux pour les bâtiments d’un seul niveau) au lieu de promouvoir, à l’aide de financements complexes, des systèmes techniques très onéreux. La méfiance de Baer à l’égard de la recherche financée par l’Etat est une réminiscence des attitudes contre-culturelles caractéristiques des années 1960. Son admiration pour ceux qui expérimentent alors de nouveaux modes de vie s’expriment encore avec force. 
Les principes low-tech des capteurs solaires élaborés par Steve Baer réalisés à Drop City sont clairement expliqués dans la publication française La Face Cachée du Soleil (1974). Signée Le Bricolo Lézardeur, cette publication – issue du diplôme d’architecture de Marc Vaye et Jean-Pierre Traisnel – diffuse des informations sur l’énergie solaire dans le domaine de l’habitat. L’ouvrage a pour ambition d’être une réflexion critique sur les connaissances scientifiques et techniques, ainsi que sur la technologie. Les auteurs militent pour l’utilisation de l’énergie solaire que ses propriétés prédisposent à une « appropriation directe de l’énergie par l’utilisateur. » La page de couverture au graphisme psychédélique et aux couleurs rose et violine, mêle signes du zodiaque, constellations stellaires, soleil stylisé. Les personnages de bandes dessinées, notamment américaines, sont détournés : Mickey, Lucky Luke, Snoopy, Little Nemo, ainsi que Mister Natural, le gourou du cartooniste underground Robert Crumb, deviennent les promoteurs de l’utopie solaire. Les schémas techniques et les photographies de systèmes construits étudiés, empruntés à d’autres publications, sont redessinés, pour échapper au copyright tout autant que pour faciliter leur lisibilité. 

De l’autoconstruction


Catalogues et manuels d’instructions sont le médium pour exprimer, transmettre et encourager l’autoconstruction. La section outil présente surtout le camion 2.5 t, qui sert de boîte à outils au designer industriel Jay Baldwin. Développant depuis le milieu des années 1960 la notion de « technologie subversive », Jay Baldwin s’ingénie à adapter les outils à l’usage, n’hésitant pas à les modifier continument pour qu’ils remplissent parfaitement leurs fonctions. Sa collection d’outils a fait l’objet de nombreuses descriptions dans les pages du Whole Earth Catalog, la publication éditée par Stewart Brand dès 1968, vendue de 1968 à 1972 à 2.5 millions d’exemplaires. Dans l’entretien filmé en 2013, Baldwin nous fait découvrir son laboratoire mobile qui a servi à mettre au point des prototypes constructifs, comme le Pillow Dome pour le New Alchemy Institute, en 1982 par exemple. 
Regroupant une vingtaine de membres, le New Alchemy Institute est fondé au début des années 1970 par l’écrivain Nancy Jack Todd et les biologistes John Todd et William McLarney. Il mène des recherches sur des systèmes de production de nourriture, incorporant des technologies énergétiques et écologiques à la logique d’un système intégré. L’arche, refuge biologique que New Alchemy édifie en 1975 à Woods Hole en partenariat avec les architectes canadiens de l’agence Solsearch Architects, se présente sous forme d’une serre, chauffée à l’énergie solaire, développant à petite échelle produits agricoles et piscicoles. 
Energie solaire, éolienne, recyclage et jardin cultivé selon les principes de l’agriculture biologique : toutes ces expériences sont associées à des modes de vie, des modes de pensée et des modes de concevoir expérimentaux et anti-conformistes.
Etant de plus en plus habitués à recycler nos déchets ménagers, à utiliser des bus qui fonctionnent avec des bio-carburants et à conduire des voitures électriques, il peut paraître surprenant de constater que la notion de green living s’est transformée d’une position radicale à une norme comportementale de bon voisinage et que les stratégies subversives d’alors sont aujourd’hui des marqueurs de conformité.

Co-commissaire avec Jérémie McGowan de l’exposition Far-out Voices mise sur pied dans le cadre de la Triennale d’architecture d’Oslo, Caroline Maniaque-Benton est professeure associée à l’Ecole nationale supérieure d’architecture Paris-Malaquais. Elle est l’auteure de Le Corbusier and the Maisons Jaoul (Princeton Architectural Press, 2009) et de French Encounters with the American Counterculture 1960-1980 (Ashgate, 2011). Elle a été commissaire déléguée (conseil pour la partie consacrée aux structures légères) pour l’exposition L’Art de l’ingénieur, inventeur, constructeur, entrepreneur au Centre Pompidou en 1997.

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