Et in Ar­ca­dia ego

La surélévation de la cave Fin Bec, cachée dans un vallon proche de Conthey (VS), est une invitation au voyage. En dessinant un volume dont la moitié est composée de piliers qui ne portent rien d’autre que le ciel, Peter Märkli donne une définition radicale de sa conception de l’art de construire.

Date de publication
13-09-2018
Revision
26-09-2018

Quand un vigneron lui demande un projet pour surélever sa cave à Conthey, l’architecte zurichois Peter Märkli lui dessine une vraie petite villa palladienne, bien campée sur son domaine. Dans la monographie parue l’année dernière (voir TRACÉS 22/2017), les photographies montrent un volume qui repose tout seul devant les coteaux soigneusement peignés par le vignoble. L’autoroute, les câbles à haute tension et les petites maisons suburbaines qui composent le paysage mal aimé de la vallée du Rhône, tout cela a disparu.

Cette stratégie de l’effacement du contexte est pleinement assumée. A propos d’un autre projet, Märkli écrit : « J’ai tippexé mentalement les maisons alentours de manière à me concentrer sur la morphologie du paysage. »1 L’esquisse permet de suggérer, d’effacer aussi. Pour le Fin Bec, il explique avoir cherché à poursuivre l’enseignement retiré de l’observation d’une villa de della Porta, dont les plis baroques (selon l’interprétation d’Aloïs Riegl) réagiraient directement à ceux du paysage.

Ecouter Märkli parler d’un de ses projets, c’est déjà faire le voyage d’Italie. Partir vers une contrée où la grandeur des siècles passés traîne encore son ombre. L’architecte ne conçoit pas tant l’objet que l’expérience de sa découverte, méticuleusement construite, par les mots, par le dessin, puis par la relation réelle avec le site et le parcours pour l’atteindre. Ceci explique peut-être en partie pourquoi la Congiunta, ce petit musée caché à Giornico, dans la vallée de la Léventine (TI), s’est imposé comme l’objet préféré des architectes suisses2 (mais que beaucoup se sont contentés d’imaginer). Toute empreinte de mystère, la visite de ce sanctuaire de béton nécessite de sortir de l’ordinaire : demander la clé au bistrot du village, passer un pont qui transporte dans une vallée intacte. Pendant quelques instants le visiteur est le gardien des œuvres de Josephsohn exposées dans ce cénotaphe rugueux. Est-ce un temple ou une tombe ? Réservée aux happy fews, la visite tant attendue d’une œuvre admirée in absentia provoque de silencieuses pâmoisons – celles décrites depuis le crépuscule de l’âge classique comme «syndrome de Stendhal».

Les connoisseurs se rendent à Conthey, trop contents de mêler bacchanales et passion architecturale. Ici, comme à Giornicio, il leur faut d’abord passer un pont sur la rivière (la Morge), passer de l’autre côté, comme dans les romans chevaleresques. En Valais, sitôt que le regard est orienté à la perpendiculaire du Rhône, il oublie l’autoroute et son fracas, redécouvre le charme bucolique des vallées d’un autre âge. Arrivé sur place, on s’aperçoit que la publication ne mentait pas : derrière son rideau de peupliers, dans son écrin de vignes, le Fin Bec ne craint pas les injures de son siècle.

Le champ des possibles


L’intervention se concentre sur la superstructure. Les opérations de l’assemblage et de la conservation du vin, de la mise en bouteille et de l’étiquetage, tout cela est désormais en bonne partie industrialisé. Les cuves, les tuyaux et les machines sont confinés dans le tertre qui sert désormais de socle au templion. Celui-ci sert d’espace d’accueil et même de galerie d’art. La surélévation a donc essentiellement un rôle de représentation, comme le château d’un domaine. Si les activités de production ne sont pas visibles, elles sont en revanche révélées par seize piliers qui accueillent le visiteur tel un champ de sculptures au milieu du vignoble. Ce geste architectural à la gratuité apparente plonge immédiatement le visiteur dans l’interrogation. S’il semble à première vue que la pergola planifiée ici n’a pas été achevée (c’est ce que suggère une esquisse préliminaire), rien dans le plan n’indique que cette partie devait être exploitée (la façade de ce côté n’offre aucun passage, elle est simplement percée de deux ouvertures verticales). Plus de la moitié du volume perçu ne sert donc à rien.

L’unique réalisation de Märkli située en Suisse romande est probablement celle où l’architecte a pu clarifier de la manière la plus radicale l’intention centrale qui conduit son œuvre. En effet, le champ de piliers n’a d’autre fonction que celle de compléter le volume du bâtiment, doter la petite bâtisse de proportions généreusement horizontales, afin de construire sa relation au domaine environnant. C’est précisément cette propension à ne servir à rien qui fait la grandeur de ce petit édifice, à une époque où les réalisations architecturales ne semblent être que la résultante directe d’un programme, d’une contrainte économique, d’un règlement d’alignement. Car ce champ de piliers travaille, il travaille l’esprit. L’observateur cherchera immanquablement des associations, reconnaîtra peut-être ces grandes piles de pierres qui tiennent les pergolas des vignobles en terrasse du nord de l’Italie ou une exagération grotesque de ces bâtons de vignes qui strient le paysage environnant. C’est une ruine antique que l’on cherche mentalement à reconstituer : les colonnes à base carrée évoquent inévitablement les restes d’un forum ou d’un temple du sud de la péninsule. Ce souvenir confus d’un voyage en Italie n’existe pas seulement dans la mémoire de l’architecte. C’est un souvenir partagé, un passé commun, c’est-à-dire une Arcadie – un territoire mythologique qui, de Virgile à Goethe, suscite autant la nostalgie que l’espoir3.

Peut-être sujet au syndrome de Stendhal, Peter Märkli ne s’est jamais remis de l’appauvrissement inéluctable et cruel des éléments de l’architecture, sans pour autant construire au passé. Il veut poursuivre un langage sans grammaire, toujours inachevé, que chaque génération tente d’articuler à sa façon depuis les balbutiements du classicisme. Les premières œuvres de Palladio, explique-t-il4, sont une grande source d’inspiration, précisément parce qu’elles sont des formations incomplètes, parce qu’elles sont restées ouvertes et autorisent le sujet à les poursuivre mentalement.

L’œil par-delà les lignes


Le dessin, dans la pratique de Märkli, conditionne le dimensionnement – et non l’inverse. Plutôt que de se plier au système métrique, l’architecte utilise son propre système de proportions, fondé sur des fractions de nombres élémentaires et mises à l’échelle du corps humain. Cette habitude n’est pas seulement un renvoi nostalgique au dimensionnement qui prévalait dans l’ère pré-industrielle, c’est une méthode relativement pragmatique pour ajuster les proportions d’une esquisse aux plans d’exécution, permettre à l’œil de décider. Tout ce que l’on dessine, au fond, finit par être vrai. A condition de maîtriser l’ironie, qui est une figure de style contextuelle.

Ainsi, afin d’éviter au bâtiment d’exhiber ses proportions trapues et pour accentuer une digne horizontalité, la façade est prolongée hors du plan sur ses quatre angles par des ailettes en saillie. Comme le plan n’est pas symétrique, l’entrée fabrique son propre axe par le jeu des proportions. Elle est encadrée par quatre piliers dont la tripartition sculpturale bouscule l’horizon historique des traités d’antan. Ces caryatides ne semblent pas plus subir la charge du toit que celles qui maintiennent l’Erechthéion en souriant depuis deux millénaires. Sur leur tête, le lourd entablement de béton qui vient couronner l’édifice dessine de très fines lignes d’ombres, quelques centimètres qui permettent à l’œil de saisir le jeu des masses.

A l’intérieur, aucune porte n’est nécessaire. Seules deux grandes poutres de béton suffisent pour régler les espaces, en suggérant des seuils, en délimitant les zones dévolues à l’administration et celles ouvertes aux dégustateurs. Les cavistes circulent en diagonale, du centre vers la périphérie, les visiteurs circulent en enfilade le long des façades, de l’espace d’exposition à la salle de dégustation. Le vin est goûté dans une salle toute simple, simplement ornée d’un grand cadre ouvert sur le paysage.

Le Fin Bec est-il un temple ou une tombe ? Car cette invitation au voyage ressemble à un memento mori adressé à l’architecture. Et in Arcadia ego… Comme le berger du célèbre tableau éponyme de Poussin, qui trace du doigt l’ombre de son ami projetée sur une tombe antique, fait la découverte simultanée par ce geste élémentaire de l’art pictural et de la condition mortelle de ses congénères, le petit temple de Conthey ravive en quelques esquisses les ombres d’un langage qui se perd et que la mémoire tente de rassembler. Depuis la salle de dégustation, à mesure que l’ivresse le gagne, l’attention du visiteur se porte du verre au vignoble : derrière les grandes baies, les ailettes qui débordent de la façade fabriquent un cadre au paysage viticole, portent le regard vers l’Arcadie.

Si proche, si lointaine.

 

Notes

1    Peter Märkli – Everything one invents is true, Lucerne : Quart Verlag, 2016
2    Voir le nombre de références à la Congiunta dans le catalogue de l’exposition Schweizweit, S AM, 2017
3    « […] l’Arcadie a toujours été passée, comme il n’y a d’âge d’or que pour celui qui s’en croit exilé. (Pourtant, exact contemporain de Milton, Poussin ne peint pas le paradis perdu et sa terre est fort peu liée à la conscience violemment nostalgique du péché. Si sa sérénité, l’idéalité de ses paysages, l’espèce de confiance un peu inquiète qui l’enveloppe ne sont pas étrangères totalement à cette conscience, ils pourraient plutôt en manifester une résolution possible, et c’est pourquoi l’Arcadie n’est pas seulement une terre de souvenir, mais aussi une terre d’avenir). » Vincent Delecroix, Poussin. Une journée en Arcadie, Paris, Flammarion, 2015.
4    Entretien mené à Zurich en mai 2018

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