Entretien avec Joris Van Wezemael, futur directeur de la SIA: "La numérisation n'est pas un rouleau compresseur technologique"
Entretien mené par Frank Peter Jäger
Laisser Google nous expliquer les normes SIA serait une erreur fatale. Le futur directeur de la SIA s’exprime sur son nouveau rôle en ces temps de turbulences, sur l’humilité des concepteurs et sur la perspective des maîtres d’ouvrage.
Pourquoi avez-vous choisi de prendre la tête de la SIA à compter de juillet prochain ?
Joris Van Wezemael : Ma décision d’assumer cette fonction à ce moment précis est certainement motivée par le contexte actuel. Notre époque est en pleine mutation – sur le plan technologique, économique, politique et social. En cette période de profonds bouleversements, une association telle que la SIA doit intensifier la réflexion sur son avenir. Le rôle que j’endosserai cet été ne consistera donc pas simplement à gérer les affaires courantes de la SIA. Il s’agira bien plus de préparer le terrain pour l’avenir, d’être présent sur la scène politique et de prendre position pour défendre les intérêts des concepteurs. Une autre motivation importante est l’interdisciplinarité incarnée par la SIA. Si cette association réunissant ingénieurs et architectes n’existait pas déjà, il serait grand temps de la fonder.
Vous évoquez des bouleversements technologiques…
Ils sont considérables. Les ruptures technologiques qui s’annoncent auront non seulement un impact sur nos corps de métier, appelés à se transformer, mais également sur les modes de collaboration. Il ne nous suffit pas d’accompagner le progrès, il nous faut aussi l’anticiper – autrement, c’est bientôt Google qui nous expliquera les normes SIA. En tant qu’association professionnelle, il nous appartient de veiller à ce que nos membres ne soient pas pris de court par la numérisation, sachent se donner les moyens de générer de la valeur ajoutée et d’exprimer leur créativité afin de garantir leurs revenus.
Quelles expériences spécifiques pouvez-vous mettre au service de votre nouvelle fonction ?
Les rapports entre la SIA et les hautes écoles me semblent être un enjeu essentiel. Il s’agit de collaborer avec ces institutions afin d’adapter au mieux les cursus académiques à la pratique professionnelle et d’assurer la relève. Mon travail à l’EPFZ et mes contacts auprès d’autres hautes écoles en Suisse et à l’étranger seront certainement profitables à l’accomplissement de cet objectif. Par ailleurs, la formation continue ainsi qu’une deuxième formation revêtent aujourd’hui toujours plus d’importance, et dans ce domaine la SIA peut apporter une contribution essentielle.
Vous dirigez, pour le moment encore, une fondation de placement immobilier au sein du groupe Pensimo et, à ce titre, vous portez la casquette de mandant…
Pour comprendre les marchés d’études, il faut avoir un pied côté offre et un pied côté demande. Dans mon rôle de maître d’ouvrage, j’ai eu affaire avec des mandataires aux profils très variés – mais nos intérêts divergeaient systématiquement sur certains points bien précis. En y regardant de plus près, les critiques formulées récemment par la Commission de la concurrence (COMCO) à l’encontre des RPH se révèlent être une chance historique. En effet, sur le long terme, la SIA ne peut prôner la durabilité de manière crédible tout en s’accrochant à un système qui indexe les honoraires des concepteurs sur les coûts du maître d’ouvrage.
Comment faire évoluer la situation ?
Nous devons adopter une approche fondée sur les intérêts communs des mandataires et des maîtres d’ouvrage – qu’il s’agisse de la mise en place d’installations techniques simples et faciles d’entretien, de la mise à disposition de surfaces abordables pour l’habitat et le commerce, ou encore de la prise en considération de l’ensemble du cycle de vie d’un bâtiment, y compris la phase d’exploitation généralement négligée par tous les acteurs du marché.
Quels sont pour vous les plus grands défis que la branche des études et la SIA auront à relever au cours de la prochaine décennie ?
La révolution technologique en cours sera l’une de nos préoccupations majeures durant les années à venir ; elle n’a pas encore atteint son apogée. Mais je ne partage pas du tout l’avis selon lequel elle avance comme un rouleau compresseur. Bon nombre de concepteurs restent trop sur la défensive. Il est pourtant important de comprendre les processus de la numérisation afin de pouvoir les maîtriser et d’en tirer une plus-value. Le BIM est une technologie des années 1980, il n’y a rien à en craindre. Il faut plutôt s’interroger sur la manière de créer une véritable valeur ajoutée pour les maîtres d’ouvrage avec le BIM 4D (dimension temporelle) et le BIM 5D (dimension des coûts) – ce qu’ils sont disposés à rémunérer. En bref : c’est à nous concepteurs qu’il revient de façonner la transition numérique de sorte à créer de nouvelles opportunités.
Quelles en seront les conséquences pour la normalisation ?
L’activité de normalisation de la SIA doit servir de terrain d’expérimentation de la numérisation, afin de consolider nos compétences en interne et de montrer ainsi la voie aux professionnels. Il s’agit notamment de recourir à des techniques d’apprentissage automatique.
Est-il encore justifié que la SIA maintienne sa propre collection de normes parallèlement aux normes européennes ? Ou est-il temps de procéder à une intégration plus poussée ?
Je ne ferai aucun compromis sur la qualité des normes. Mais je suis aussi fermement opposé à tout type de protectionnisme. Les organismes européens de normalisation peuvent s’inspirer des normes suisses. Dans le même temps, ils constituent pour nous un partenaire important eu égard à l’exportation des prestations d’étude suisses dans l’UE et donc à une plus grande intégration des marchés. Ce dont nous n’avons pas besoin, c’est d’une politique agricole pour les concepteurs.
La SIA doit-elle s’investir davantage en matière de patrimoine culturel ?
Elle doit surtout l’inclure davantage – car pour moi le sujet est étroitement lié à la nécessité de densifier les villes et les villages. Lorsque nous construisons dans l’existant, nous devons adopter une approche respectueuse du lieu, prêter une attention particulière aux éléments présents et faire preuve d’humilité face aux bâtiments et tissus urbains d’une autre époque afin d’y intégrer les traces du passé. Le concepteur d’aujourd’hui n’est plus le démiurge qu’il a été, mais celui qui réinvente notre héritage bâti et joue de sa créativité pour transformer l’existant.
Vous êtes géographe économique et avez étudié l’urbanisme en Grande-Bretagne. Souhaitez-vous renforcer l’engagement de la SIA dans le domaine de l’aménagement du territoire ?
Oui. Le développement territorial constitue aujourd’hui un champ politique et stratégique. Ces 15 dernières années, ce sujet prétendument aride et peu abordé jusqu’alors s’est fait une place dans le débat public, ce qui me réjouit tout particulièrement.
Il faut se rendre compte que l’émergence des disciplines de la conception telles que nous les connaissons relève principalement du hasard historique et n’est pas le résultat d’une quelconque logique. C’est pourquoi nous devons dépasser ces délimitations pour penser l’aménagement à différentes échelles – de la maison à la région – et adopter une approche privilégiant le dialogue. Dans ce contexte, l’aménagement du territoire joue un rôle central et fédérateur – et fait incontestablement partie intégrante de la culture du bâti.
Biographie
Joris Van Wezemael a étudié la géographie économique à l’Université de Zurich et la sociologie de l’architecture à l’EPFZ. Après un séjour de recherche en Grande-Bretagne, il a dirigé le Forum de l’habitat de l’EPFZ et enseigné la géographie urbaine et le développement territorial à l’Université de Fribourg. Il est actuellement responsable d’une fondation de placement immobilier au sein du groupe Pensimo, ainsi que chargé de cours à l’EPFZ. Il accèdera à la fonction de directeur de la SIA au 1er juillet 2018.