Diagrams: à Venise, Koolhaas concurrence la Biennale
Dans le contexte de spectaculaire incohérence déployée à la Biennale d’architecture, l’OMA et Rem Koolhaas semblaient une fois de plus chargés d’apporter les clartés qui font défaut à la grande rencontre de la scène architecturale globalisée. Avec l’exposition Diagrams, ils livrent une des rares perspectives critiques sur les données et leur usage.
Ce que Koolhaas expose à la Fondation Prada, c’est l’attrait du raisonnement diagrammatique – un attrait qu’il situe non pas dans l’objectivité d’un type de diagramme spécifique, mais dans la capacité de ce mode de représentation à exprimer la complexité et la diversité.
La complexité, d’abord: les diagrammes parviennent à figurer et à articuler des données. Dans l’entretien publié dans le catalogue de l’exposition, il rappelle à quel point ces outils graphiques lui ont servi à persuader et établir le bien-fondé de certains choix qui n’allaient pas de soi. L’exposition fait aussi mention des antécédents d’utilisation des diagrammes par l’OMA dans sa propre production éditoriale. Si ceux de Mutations (2001) sur «l’intensification des échanges commerciaux» ne figurent pas dans l’exposition, certaines productions de facture très similaire, réalisées quelques années plus tard, ne peuvent que rappeler l’inventivité de l’OMA dans son recours à l’intelligence graphique à des fins d’argumentation et de persuasion. Il y a donc une dimension autoréférentielle dans l’attrait des diagrammes pour l’OMA. Il ne s’agit pas d’exposer des données mais un médium qui permet de les exploiter afin d’interroger notre rapport instrumental à celles-ci.
L’OMA s’est servi du médium diagrammatique pour construire son ancrage dans le réel. Ce faisant, elle s’est façonné une identité singulière: celle d’une agence architecturale dotée d’intelligence. Une identité qui tient toujours la route. Les visiteurs avertis apprécieront de découvrir des documents originaux du naturaliste Alexander von Humboldt, pionnier de l’intelligence diagrammatique. Sa représentation du mont Chimborazo, augmentée des milliers de noms des plantes répertoriées dans son ascension, d’informations relatives à l’altitude, à la pression de l’air, à l’hygrométrie ou à la couleur du ciel, contient non seulement les données qu’il y insère, mais aussi une indication précieuse sur l'état d'esprit qui a guidé ses recherches: Humboldt explorait surtout pour se perdre dans le détail du monde.
L’exposition a des allures de célébration, ultime et mélancolique, de l’intelligence formelle, celle des diagrammes, vouée à disparaître sous l’écrasante unification des intelligences algorithmiques.
La diversité est l’autre grand thème de l’exposition. Elle apparaît d’abord dans l’extrême pluralité des documents exposés, qui vont d’un schéma du 15e siècle à une vidéo en réalité augmentée où coexistent des vues de rue et des données sur les personnes qui s’y déplacent. Corollaire d'une logique encyclopédique objective et universelle, l'intelligence diagrammatique est ici déconstruite par la mise en évidence de son caractère partiel et biaisé. L'exposition prend un certain plaisir à exagérer les différences d'échelle, de registre et de langage qui caractérisent les diagrammes. L’adage qui affirme qu’il existe un diagramme pour dire une chose et son contraire semble ici particulièrement approprié. Le multilinguisme formel de l’exposition révèle le caractère construit et manipulable de ces supports graphiques. C’est en juxtaposant des portes et des fenêtres que l’on comprend le sens d’une ouverture (Rem Koolhaas en a fait la splendide démonstration en tant que commissaire de la Biennale d’architecture de Venise, en 2014); l’exposition semble vouloir appliquer ce principe analytique aux diagrammes.
OMA vs IA: 1-0
Peu importe le caractère contrefactuel de certains d’entre eux – comme une fresque chronologique des temps bibliques destinée aux prêcheurs évangélistes du début du 20e siècle, ou ces documents de la même époque s’efforçant d’établir «scientifiquement» la volatilité des mœurs des Noirs-Américains. Cet étalage de la bêtise du 20e siècle traduit, à sa manière, une intelligence: celle d’abstraire graphiquement une réalité fantasmée ou factuelle. La logique diagrammatique est appréhendée dans sa globalité comme un langage capable d’exercer un certain pouvoir par la mise en forme du savoir.
Face à la déferlante d’intelligence artificielle – qui inonde de manière peu critique cette Biennale –, cet aspect dégage l’une des rares perspectives critiques sur les données et leur usage. L’exposition a des allures de célébration, ultime et mélancolique, de l’intelligence formelle, celle des diagrammes, vouée à disparaître sous l’écrasante unification des intelligences algorithmiques. L’IA, dans l’opacité des mécanismes qui la rendent possible, n’a-t-elle pas aussi cette inquiétante capacité à invisibiliser ce que l’imperfection des diagrammes rend visible: le lien entre pouvoir et savoir?
Ce biais dans la restitution des données, pourtant déchiffrable, sera-t-il encore possible dans un monde où le savoir sera traduit par le code unique de quelques moteurs conversationnels? La diversité des diagrammes soigneusement rassemblés par l'OMA, avec leurs imperfections, leur inventivité graphique et parfois leur mépris des réalités objectives, livre un précieux témoignage: celui d'un savoir-faire humain, fruit d’une intelligence plurielle vouée à disparaître sous l’écrasante uniformité imposée par l'IA.
Diagrams: A Project by AMO/OMA
Exposition – Jusqu’au 24.11.2026
Fondation Prada, Venise
fondazioneprada.org