Dé­ve­lop­pe­ment + du­rable: un ma­riage ar­rangé

La revue française criticat et le collectif belge Rotor ont été choisis comme co-commissaires de la prochaine Triennale d’architecture d’Oslo (OAT) qui ouvrira à la fin de l’été 2013. Les organisateurs de OAT ont lancé publiquement la future manifestation lors de la dernière Biennale de Venise, où Françoise Fromonot présentait la déclaration d’intentions de criticat. Extraits.

Date de publication
30-10-2012
Revision
19-08-2015

Nous envisageons notre participation à la Triennale d’Oslo comme un moyen de poursuivre ce que nous avons engagé avec criticat. La revue a été fondée par un petit groupe d’architectes qui ont quitté l’exercice professionnel pour devenir critiques, historiens et enseignants. Nous voulions créer un lieu indépendant où construire une critique d’architecture alternative à ce que publient les revues commerciales établies, souvent trop dépendantes de leurs sources d’information (les architectes, qui sont aussi leurs clients) et de leurs moyens de subsistance (la publicité, le plus souvent pour des produits du bâtiment, et les subventions publiques). Par obligation, par habitude ou par prudence, la critique tend à s’y confondre avec des productions de peu d’impact par-delà la société des architectes : le recensement de projets et de réalisations choisis pour leur exemplarité (esthétique, constructive, programmatique…), les dossiers thématiques ou techniques liés aux problèmes rencontrés par les professionnels, et de temps à autre l’exégèse d’édifices singuliers, auscultés comme autant de joyaux censés rassurer sur la résistance de l’architecture savante à sa dissolution croissante dans les aléas du monde.
Les expositions d’architecture n’échappent pas à ce tropisme. Cette année, la plus courue d’entre elles – la Biennale de Venise – placée sous l’égide de David Chipperfield, déroulait à l’Arsenal un catalogue de bâtiments et de concepteurs, visiblement sélectionnés pour promouvoir une conception étroitement disciplinaire de l’architecture et de son exercice. Aligner les images et les maquettes pour réaffirmer envers et contre tout les certitudes disciplinaires contre les réalités encombrantes : c’est tout l’inverse que nous aimerions faire à Oslo l’an prochain, dans l’espoir de toucher un public plus large que ce genre de manifestations.

Paradoxes du développement durable

Car être critique, c’est étymologiquement mettre en crise, déranger temporairement l’équilibre des certitudes, remettre à plat les faits et les enjeux pour stimuler le débat, renouveler le regard et, peut-être, ouvrir d’autres voies : un exercice indispensable s’agissant de domaines qui touchent d’aussi près à la vie civique que l’architecture et l’urbanisme. A partir de ce constat, le type de critique que nous tentons de développer dans criticat, et que nous entendons extrapoler à Oslo, repose sur un propos à la fois très défini dans son principe et ouvert dans ses applications. Parce que nous pensons qu’il est temps de restaurer la contribution de l’architecture aux débats de société dont elle participe, nous voulons prendre celle-ci comme plateforme d’observation des domaines qui s’y croisent (politique, économie, technique, esthétique…). Notre intention est de la rendre plus intelligible, mais aussi d’éclairer à travers elle les évolutions concrètes de nos environnements quotidiens.
Au fil de nos dix numéros parus, dans nos articles sur des bâtiments et leurs architectes, nous avons souvent croisé la question de l’écologie. Sa traduction en langage socio-économique, le « développement durable » avec ses réflexes et ses lois, nous a fait aller de surprises en irritations. Enquêter sur les bâtiments en pierre massive de Gilles Perraudin, par exemple, c’est découvrir qu’ils ne satisfont pas les normes sur les économies d’énergie alors que leurs murs sont par définition hautement auto-isolants. Elucider la chaîne de fabrication et les modes d’utilisation du placoplâtre, c’est se demander si ce matériau est aussi recyclable que l’atteste sa certification Cradle to Cradle. Suivre l’ingénieur Jean-Christophe Grosso en Haïti, où il va monter des ponts légers préfabriqués, c’est comprendre que la production locale n’est pas toujours la meilleure option pour doter d’infrastructures certaines régions déshéritées. Ecouter Patrick Bouchain sur la propriété sociale du logement, c’est imaginer avec lui, loin des lieux communs de l’architecture « verte », une forme inédite d’écologie sociale.1 

Consensus = résignation ?

Transformée en cause impérative puisque moralement juste et économiquement rentable, la sustainability semble devenue in-discutable : elle demande à être re-discutée. L’intérêt, l’empathie même à l’égard des questions écologiques ne peuvent signifier la célébration inconditionnelle du développement durable sur l’architecture. La Triennale d’Oslo offre un cadre idéal pour observer à partir du domaine qui est le nôtre le consensus anesthésiant qu’ont engendré ces deux termes. La notion de sustainable development (« un mode de développement qui répond aux besoins des générations du présent sans compromettre la capacité des générations futures à répondre aux leurs ») a été forgée, on le sait, par une commission présidée par la Norvégienne Gro Harlem Brundtland ; en 2013, le rapport éponyme aura 25 ans. En ces temps de crise mondiale, la Norvège connaît une croissance économique unique par son ampleur dans une Europe largement sinistrée. Elle la doit à l’exploitation de son pétrole et de son gaz – des énergies non renouvelables qui concourent fortement aux émissions de gaz à effet de serre – et cette prospérité lui permet de financer plus d’études sur le réchauffement climatique qu’à peu près n’importe quel autre pays ! L’appel à candidature d’OAT posait d’ailleurs comme thème initial pour cette 5e édition la « croissance » (growth). Avec Rotor, nous avons suggéré d’interroger plutôt le corollaire de cette croissance, son autre face, perplexes qu’en ces temps d’urgence écologique ce thème soit perçu comme si évident, ou si usé qu’il ne soit même plus nécessaire de le mettre en avant : lassitude ? résignation ?
Au cours des 25 dernières années, croissance et durabilité ont été mariées de force pour former le couple paradoxal du développement durable. Nous voulons déconstruire cette union problématique que plus personne n’interroge : en exposant ses représentations, ses arguments, en nous intéressant aux artefacts qu’elle produit, mais aussi en revenant sur les expériences oubliées qui jalonnent la généalogie de la prise de conscience environnementale en architecture. 

Soulever des questions

On entend souvent dire que les solutions « durables » dépendent d’avancées technologiques, que les progrès de la recherche industrielle favoriseront la nécessaire mutation de l’architecture en permettant à la fois une moindre utilisation des ressources et une meilleure performance matérielle. Or par définition, la technologie évolue sans cesse, ce qui rend rapidement obsolètes des solutions considérées à un moment donné comme satisfaisantes et novatrices. L’option technologique implique donc l’inverse d’une durabilité au sens premier, fondée sur l’idéal d’un usage long, sur le principe économique d’une construction faite pour traverser le temps et les modes, bref sur une forme de pérennité. L’innovation peut peut-être coïncider avec l’archaïsme. Se repose alors à nouveaux frais la question esthétique que tout ou presque dans l’architecture soi-disant durable conduit à marginaliser en tant que préoccupation fondamentale. Quel peut être le rôle de la forme architecturale – en ce qu’elle embarque avec elle le sens et la reconnaissance sociale des bâtiments – dans la durée matérielle de ceux-ci ? Cultiver l’intérêt pour la signification partagée des édifices peut-il être aussi pour les architectes un moyen de répondre à la crise écologique, en alternative ou en complément à l’option technique ? Cette prise en compte de l’esthétique comme principe conduit-elle à rénover les archétypes, synonymes d’un nouveau primitivisme, ou de se faire les avocats d’un nouveau populisme ?
Plus largement, que deviennent nos environnements familiers si, pour continuer à être viables, les bâtiments anciens qui jalonnent notre paysage personnel et social sont sommés d’accomplir les performances quantitatives (thermiques, climatiques…) demandées aux bâtiments neufs ? Que reste-t-il d’un édifice dans lequel se reconnaissaient ses habitants et leurs voisins quand, pour qu’il puisse continuer à être utilisable, il a été recouvert d’isolants qui le rendent semblable à tous les autres ? Paradoxe encore puisque, pour réduire les déchets et rentabiliser les constructions existantes, la conservation et la rénovation représentent une part croissante de l’activité des architectes. Comment penser et dépasser cette contradiction alors que la définition canonique de la sustainability étend de fait la notion de patrimoine à l’ensemble des ressources ? Quels sont alors les contraintes et les potentiels du ré-emploi (par opposition au recyclage) des matériaux, des bâtiments, des villes ? Faut-il intégrer ces possibilités dans les matériaux mêmes – et quel rôle les architectes peuvent-ils jouer dans ces conceptions en amont ?

Une histoire politique

On peut se demander si, au bout du compte, l’idéologie du développement durable n’a pas pour principal but de pérenniser un système fondé sur la croissance en le redirigeant vers de nouveaux marchés. Dans les pays occidentaux, où le BTP figure parmi les rares activités non délocalisables, ce secteur est crucial pour le 
redéploiement d’économies bouleversées par la mondialisation et touchées par la crise. L’invention du développement durable nous évite ainsi d’interroger notre addiction à l’énergie pour redonner un nouveau souffle à un système industriel dont il est permis de douter du potentiel écologique puisqu’il est basé sur les augmentations mutuelles et indéfinies de la production et de la consommation.
Ces questionnements ne sont pas neufs. S’impose alors un retour critique aux sources du mouvement environnemental, d’où partirent les premiers écrits et les premières expériences d’une écologie politique qui semble avoir fait long feu. Car entre temps, l’assemblage incongru entre durabilité et croissance a fait passer le développement avant l’écologie, lessivant la portée subversive et novatrice d’un courant de pensée qui triomphe aujourd’hui au prix de l’abandon de certains postulats initiaux. Sur les tenants et les aboutissants de cette conversion discutable, l’architecture du dernier demi-siècle pourrait avoir beaucoup de choses à nous apprendre. 

Membre fondateur de criticat, Françoise Fromonot en assure la direction.

 

 

Note

Ces articles sont respectivement ceux de Valéry Didelon, «Retour à la pierre» (n°6), de Rotor «Le cerisier et la plaque de plâtre» (n°9), de Pierre Chabard, «Les structures d’un monde meilleur: construire un pont en Haiti» (n°5) et de Patrick Bouchain «Jouir d’habiter» (n°4). Les numéros 1 à 5 sont consultables en ligne sur www.criticat.fr. 

 
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