Des gestes vides de sens
De l'arrogance et du désengagement en architecture
De tout temps, l’histoire de l’architecture a connu des bâtiments icônes. Plus la ville où ils se sont posés était modeste, plus ils avaient du succès. Il ne reste rien de tout cela dans les constructions démonstratives qui poussent aujourd’hui dans nos villes. Leurs formes se complaisent dans une arrogance nombriliste et sont souvent déconnectées de tout engagement fonctionnel.
Depuis les années 90 du siècle dernier, si ce n’est avant, le monde de l’architecture contemporaine est de plus en plus dominé par des sculptures architecturales spectaculaires. Au début de cette évolution se trouve le Musée Guggenheim de Bilbao, construit par Frank Gehry en 1994-97, objet peu conventionnel posé dans la ville comme une broche surdimensionnée en feuilles de titane. Ce bâtiment original, qui a ébranlé toute conception traditionnelle de l’espace muséal, a tout de suite attiré l’attention des spécialistes et du grand public, et a catapulté la discrète ville basque au sérail des destinations touristiques les plus prisées. Depuis, autorités, maîtres d’ouvrage et architectes s’efforcent de suivre le célèbre exemple et rivalisent entre eux afin de réussir à édifier la silhouette la plus extravagante.
La tradition de faire signe
De tout temps, l’histoire de l’architecture a connu des bâtiments icônes. Eridu, première cité d’importance en Mésopotamie, au 6?e millénaire av. J.-C., a été ornée de dix-sept sanctuaires spectaculaires en forme de pyramides à degrés. La légendaire tour de Babel fut en réalité une ziggurat de près de 100 mètres de hauteur et donnait sur les non moins fameux jardins suspendus de Sémiramis, qui faisaient partie du palais royal. Les pyramides égyptiennes, avec leurs formes absolues et leurs dimensions gigantesques, font également partie des premiers exemples d’une architecture monumentale qui parie sur le fait de faire signe de manière audacieuse. De la même façon, les grandes basiliques préchrétiennes et les cathédrales du Moyen Age se paraient de formes particulières et faisaient éclater l’échelle de la ville où elles étaient érigées, parfois au prix d’un traumatisme de leur environnement. La liste se laisserait prolonger à souhait: châteaux et Hôtels de ville, théâtres et opéras, plus tard gares et hôtels, tous ces bâtiments ont misé sur la monumentalité, sur la taille et sur l’originalité pour attirer l’attention et signifier leur vocation exceptionnelle.
Plus la ville où ils se sont posés était uniforme et modeste, plus ils avaient du succès. La ville consistait alors en maisons d’un même type qui, en règle générale, ne présentaient que peu de variations. Même les palais de la Renaissance ont cédé à ce diktat : érigés dans le but explicite de soigner l’image des familles nobles de Florence, Sienne ou Rome, mais aussi de Londres ou de Paris, ils confiaient leur compétitivité dans la course urbaine à une masse bâtie un peu plus grande, à un ornement inhabituel ou à un remaniement surprenant des plans traditionnels.
Seuls les édifices extraordinaires aux vocations extraordinaires avaient donc le droit de se distinguer du corps de la ville, d’une manière emphatique et sans égards au contexte. La particularité de leur volume et de leur réalisation représentait et symbolisait celle de leur fonction (la plupart du temps publique) et de leur prétention. Plus précisément, elle était le moyen d’exprimer un contenu et un esprit particuliers.
Cette association rigoureuse du contenu et de la forme s’est relâchée avec l’éclectisme de la deuxième moitié du 19?e siècle. Les types de bâtiments et les styles du passé étaient là pour s’en servir, et ils furent utilisés avec nonchalance. La Ringstrasse de Vienne en est un exemple emblématique : l’opéra, les musées, l’extension de la Hofburg, le Burgtheater, l’Hôtel de ville, le Parlement, l’université et la bourse s’y présentent sous forme de volumes solitaires massifs, en habits somptueux. Pourtant, ces bâtiments historiques et leurs parements rafraîchis conservent un lien avec ce qu’ils abritent. La forme antico-classique du Parlement, notamment, renvoie aux vertus républicaines censées régner à l’intérieur du bâtiment, et le style néogothique de l’Hôtel de ville symbolise un certain attachement au peuple. Qui plus est, tous ces objets érigés selon la volonté de l’empereur et en guise d’inclinaison devant la grande bourgeoisie se suffisent à eux-mêmes. Malgré une certaine excitation stylistique, ils forment un continuum urbain qui est perçu comme une unité. Chacun de ces bâtiments est fier de son identité et de sa particularité, mais s’engage avec les autres pour une idée urbaine et politique commune.
Il ne reste rien de tout cela dans les bâtiments démonstratifs qui poussent aujourd’hui dans nos villes. Leurs formes arrogantes et autoréférentielles sont complètement déconnectées de leur contenu : comme le Guggenheim de Frank Gehry, un musée peut ressembler à une tente métallique chiffonnée, mais aussi à une ziggurat en forme de spirale ou à une amibe. Un opéra peut prendre la forme d’un coquillage surdimensionné ou d’un cristal aux allures gothiques, un immeuble de bureaux celle d’un prisme oblique ou d’un concombre. Et tente, spirale, amibe, coquillage, cristal, prisme et concombre ne forment pas un continuum, mais sortent de terre à tous les endroits possibles et imaginables, d’après les lois capricieuses et partiellement impénétrables du capitalisme global et d’une planification urbaine aussi impulsive que provinciale. Ils détruisent ainsi de manière irréparable un certain calme, une certaine normalité de la ville.
Chaos, vanité, inconscience
Cette plainte n’est pas nouvelle, son objet non plus. L’Anglais Augustus Pugin, dans la première moitié du 19?e siècle, a exprimé son effarement face aux nouvelles usines énormes de la révolution industrielle qui, selon lui, portaient atteinte à l’hiérarchie et à la lisibilité de la ville historique: leurs cheminées dépassaient les clochers, ce qui a particulièrement affecté l’architecte, profondément croyant. A peine un siècle plus tard, son compatriote, l’architecte et théoricien Trystan Edwards, exigeait dans son livre Good and Bad Manners in Architecture qu’on construise des bâtiments «bien élevés» qui devaient communiquer et parler entre eux. Au cours de recherches méticuleuses, il essayait de déterminer les quantités de ressemblance et de dissimilitude nécessaires afin de créer une unité tout en évitant l’ennui. Werner Hegemann et Elbert Peets ont consacré leur œuvre majeure, The American Vitruvius. An Architects’ Handbook of Civic Art (1922), à l’ensemble urbain «cultivé», qu’ils opposent au «chaos et à l’anarchie architecturales». Dans les années 60, l’architecte italien Aldo Rossi, en se basant sur des théories développées par Pierre Lavedan et Maurice Halbwachs, affirme dans son livre L’architettura della città qu’une ville se doit de former un continuum d’où émergent uniquement quelques grands monuments.
La plupart des architectes contemporains ont passé à côté de ces théories et mises en garde, à côté de telles plaintes, bien que réfléchies et argumentées. Inspirés et encouragés par des pensées comme celle du philosophe Jean Baudrillard, qui a propagé un art de construire qui serait «événement pur» tout en lui conférant une qualité subversive, ils ont mis leur talent et leur énergie au service de la création d’objets les plus frappants possible, hypercompliqués et exhibitionnistes ; souvent en se moquant des exigences constructives et fonctionnelles et presque toujours en ignorant la destinée et le contexte de ces bâtiments. Ou alors carrément en contrecarrant le contexte, puisque leur but est justement de créer ce qui est différent. Aujourd’hui, sur le marché de la construction, il semble qu’on puisse attirer l’attention uniquement en braillant et gesticulant. Il s’agit de visibilité, d’originalité, de rhétorique et d’extravagance. Ces caractéristiques assurent au projet la position unique qu’il réclame, et c’est à elles que l’on peut et que l’on doit sacrifier tout le reste.
Les raisons de cette évolution sont multiples et ne sont dues que de loin à la fierté de l’architecte qui aspire à l’épanouissement artistique de sa propre personne. Au contraire : cet épanouissement personnel, cette volonté de s’exprimer de manière authentique et subjective, est de plus en plus souvent sacrifié à un spectacle qui est tout à fait artificiel. Ces nouveaux bâtiments démonstratifs, faits pour plaire, ne reflètent plus des parcours de vie individuels ou des états émotionnels, mais suivent les modèles de l’innovation artificielle tout en aspirant à créer la surprise pour la surprise.
Créer la surprise, c’est avant tout la volonté des grands maîtres d’ouvrages institutionnels, qui transforment l’architecture en publicité. Les bâtiments doivent attirer l’attention, ils doivent être uniques, c’est-à-dire impérativement différents de tout ce qui existe par ailleurs. Pour ce faire, l’architecture doit faire sauter les conventions, y compris celle de la ville. Cette prédominance n’est pas mise en cause par les médias, tout au contraire: elle est admirée et récompensée. Ce n’est pas étonnant, vu que ces derniers se trouvent eux-mêmes pris dans le système qui érige la différence et l’unicité en valeurs suprêmes. Plus l’œuvre architecturale dont il est question fait sensation, plus la publication gagne en attrait. La presse profite de manière immédiate de l’extravagance et de la visibilité de son sujet.
Une grande partie des journalistes sont alors prêts à laisser tomber leur engagement critique. Mais l’extravagance vaut cher, et le prix à payer inclut des sacrifices sociaux considérables. A Milan, on construit actuellement un nouveau quartier sur le site de l’ancien parc des expositions. Derrière le nom prometteur de City Life se cachent trois tours de bureaux et trois gated communities exagérément denses et sécurisées. Cette destruction urbaine totalement scandaleuse n’aurait jamais été acceptée par l’opinion publique si elle ne se présentait pas dans des habits, étonnants bien sûr, que l’on doit à Arata Isozaki, Zaha Hadid et Daniel Libeskind.
Leur besoin de promotion et de légitimation pseudo-culturelle mis à part, les maîtres d’ouvrage contemporains connaissent encore une autre raison qui les fait puiser dans l’escarcelle de la sculpture architecturale. Les auteurs de ces bijoux trop voyants, du moins ceux de la première génération, sont une poignée d’artistes de la construction qui sont célébrés comme tels en public. Leur renommée constitue la garantie de la qualité de leurs projets. Cette dernière, apparemment, ne doit pas faire l’objet d’un doute. Ce mécanisme libère le commanditaire actuel de son engagement et de sa responsabilité de se pencher sur le projet commandé avec un œil critique. Comme l’étiquette d’un objet de mode, qui assure le bon goût à celui qui le porte (de manière de plus en plus ostentatoire d’ailleurs), le choix d’un architecte star confère à son maître d’ouvrage une aura de raffinement. Il y a plus : comme l’amateur de vêtements design, le maître d’ouvrage ne doit même plus s’efforcer de se construire un goût personnel.
Dans le champ de l’architecture où, comme dans tous les arts, il n’y a pas de vrai et de faux, même pas du définitivement bon ou mauvais, c’est vécu comme un soulagement. Si porter un jugement qualitatif est une action plus ou moins objective, elle ne peut être exercée sans avoir recours à l’argumentation. Et argumenter demande de l’engagement, de la patience et de la compétence trois vertus qui sont, auprès des maîtres d’ouvrages, des qualités rares.
En effet, lorsqu’un magnat de l’industrie ou un maire engage Zaha Hadid ou Norman Foster, il ne se passe pas exactement la même chose que quand Léon X mandatait Michelangelo Buonarroti ou Alexandre VII Le Bernin. Les deux Papes sélectionnaient avec circonspection des personnalités qui avaient la réputation ou étaient en train de l’acquérir d’être les meilleurs, non seulement dans le métier d’architecte, mais aussi dans d’autres domaines artistiques. Ils leur présentaient un programme précis et exigeant, le développaient au cours de conversations communes et intervenaient allègrement dans le travail des constructeurs, tout en respectant leur autorité et leur autonomie. Aujourd’hui, on ne choisit pas une personnalité, mais un label et un bureau qui a les allures d’une entreprise, parfois même un habile vendeur. Surtout, on ne prend pas de risque. Les heureux élus se retrouvent seuls face à un programme rudimentaire, chargés d’en faire quelque chose de mémorable plutôt que d’adéquat. On délègue ainsi non seulement le travail, mais aussi la responsabilité. En contrepartie, il s’agit d’être généreux: dépassements de budgets, défectuosités techniques ou défauts conceptuels, erreurs fonctionnelles et frais d’exploitation astronomiques sont nonchalamment tolérés. Un exemple parmi beaucoup: le musée d’art contemporain de Zaha Hadid à Rome, inauguré en 2009 et célébré par la presse mondiale comme «l’entrée de la nouvelle architecture dans la ville vénérable» avec un manque de sens critique flagrant.
Contre la convention de l’excentricité
Ces agitations toutefois ne débouchent pas sur le résultat escompté. En effet, la volonté de créer quelque chose d’unique ne peut aboutir. Cela réside dans la manière d’agir même et fait partie de l’ironie du destin. Les architectes stars sont engagés afin de produire une architecture star: ils ne vont donc pas chercher à dialoguer avec l’individualité du maître d’ouvrage, ou avec un programme particulier dans un contexte particulier, mais impriment au site leur «griffe», leur signe distinctif qu’ils aiment à exalter, conscients de leur devoir. Puisqu’ils vivent du caractère reconnaissable de leur langage formel, ils ne peuvent pas faire autre chose que de se répéter. C’est ainsi que le culte de la différence crée, paradoxalement, une nouvelle uniformité. Celle-ci n’a toutefois rien à voir avec la monotonie détendue de l’architecture urbaine quotidienne, qui diffuse un calme bienfaisant et est d’autant plus efficace dans sa mise en scène des grands monuments. Cette nouvelle uniformité est la répétition prétentieuse d’une exaltation qui est toujours la même, une exaltation qui, tel un logo déplacé, apparaît de manière étrange aux endroits les plus divers.
De plus, les grands inventeurs de formes en architecture contemporaine sont suivis de nombreux épigones. Ces derniers n’inventent pas, ils imitent; et ils imitent non pas une règle, mais une exception. Le caractère transgressif de l’exception n’apparaît cependant qu’au vu de la règle. En son absence, l’exception elle-même se transforme en convention. Ainsi arrive-t-on à cette ressemblance dans l’excentricité qui atteint aujourd’hui jusqu’à la moins imaginative des villes provinciales, et que l’on pouvait déjà admirer à la Biennale de Venise de 2004, qui fut dirigée par Kurt W. Forster sous le titre de «Metamorph».
Et la ville en fait les frais. Elle n’est plus qu’un bric-à-brac de curiosités qui passent outre tout ce qui fait l’expression architecturale d’une communauté. Si nos villes résistent à l’attaque inouïe de l’architecture contemporaine, c’est uniquement parce qu’elle disposent d’une imposante substance historique, riche et variée. Celle-ci continue d’amortir de manière impassible les offensives de ces intrus autistes, elle supporte cet amoncellement moderne comme un parasite proliférant. Mais une simple addition d’objets isolés, même beaux, même poétiques, ne suffit pas à créer une ville.
L’urbanisme est une mission d’une importance primordiale, surtout à une époque où plus de la moitié de la population mondiale vit dans des villes et que cette part ne fait que croître. Si nous la prenons au sérieux, il faut abandonner l’idée que la ville contemporaine se composerait inévitablement d’immeubles d’habitation tendance, de complexes de bureaux exhibitionnistes, de parcs thématiques à la mode en guise d’édifices culturels, de zones vertes aussi arbitraires qu’inutilisables et de gares et d’aéroports pharaoniques et dysfonctionnels. Il s’agit également de mettre de côté nos vanités et de considérer tout objet architectural nouveau comme une pièce faisant partie d’une grande œuvre collective.
Cela concerne tout le monde : architectes, maîtres d’ouvrage, rédacteurs, citoyens. La marge de manœuvre pour les gestes individuels sera plus étroite, mais ceux-ci, dans un cadre qui reste à définir, seront toujours possibles si ce n’est nécessaires : ils le sont depuis toujours, tout au long de l’histoire de l’architecture. Si nous aspirons à une telle ville, une ville qui ne consiste pas en bijoux narcissiques, pas en gestes vides de sens, mais en éléments bien-fondés qui se parlent entre eux, nous construirons non seulement une ville plus humaine, mais aussi une société plus digne.
Vittorio Magnago Lampugnani est professeur d’histoire de l’urbanisme à ETH Zurich.
Publié avec l’approbation expresse de la NZZ © Neue Zürcher Zeitung AG, <www.nzz.ch>