Da­kar, dé­ve­lop­pe­ment ur­bain et pa­tri­moine mé­tisse

Entretien avec Xavier Ricou

Architecte franco-sénégalais, Xavier Ricou a travaillé aussi bien sur les grands projets d’infrastructure que pour la sauvegarde du patrimoine, qui subit à Dakar une pression constante face à l’urbanisation. Il décrit trois temps d’un patrimoine métisse qui caractérise le développement de l’architecture dakaroise.

Date de publication
27-05-2022

Tracés: Dakar est l’une plus grandes villes d’Afrique de l’Ouest et sa population a quadruplé en une vingtaine d’années. Comment la ville est-elle née?

Xavier Ricou: L’occupation française était d’abord concentrée sur l’île de Gorée. À l’abolition de l’esclavage, en 1848, les esclaves qui foulaient le sol de l’île étaient affranchis et, dès lors, la population a quadruplé. On passe alors d’une économie de traite à une colonie : si on ne peut plus envoyer des esclaves, on met au travail les Sénégalais. Aussi en 1857, le gouverneur Pinet-Laprade projette une ville sur la pointe de Dakar (l’actuel Plateau) avec un grand port et une gare qui la relie à Saint-Louis. Pragmatique jusque dans les moindres détails, cette ville idéale repose sur deux principes: l’économie des moyens (on suit les pentes et les écoulements naturels, on évite les mouvements de terre) et l’hygiène (éviter les épidémies, favoriser les flux d’air, construire en hauteur, etc.). Or cela fonctionne pour une petite ville de 10 000 habitants, qui n’occupe qu’une partie de la pointe. Mais bien vite, la ville est victime de son succès. Conçue sur une presqu’île, Dakar a des limites administratives précises car seuls ses habitants, de facto citoyens français, ont le droit de vote. Aussi son extension a des conséquences politiques: la nationalité des populations (autochtones) logées dans le nouveau quartier de la Médina en 1914 soulève des discussions.

Dès l’origine, Dakar est donc une ville sous-dimensionnée et corsetée?

C’est cela: en 1902, elle devient la capitale de l’Afrique-Occidentale française (AOF) et depuis lors croît continuellement jusque dans les années 1940-1950. Le grand port attire de nombreux travailleurs et une nouvelle classe émergente. En plein boom, elle nécessite une nouvelle planification: on construit des HLM, des lotissements, une université, un aéroport. Les Sénégalais accèdent à la propriété et on invente une banlieue, Dagoudane-Pikine, qui aura un succès immédiat, avec des lotissements pour les travailleurs en provenance de Guinée ou d’ailleurs. Puis les grandes sécheresses des années 1970 provoquent un exode rural et ces quartiers deviennent peu à peu informels. Des habitants propriétaires s’installent sur des terrains non constructibles, qui sont régulièrement inondés pendant les saisons des pluies. L’un des grands problèmes de Dakar vient de cette situation. Il faut ajouter à cela la surpopulation, des réseaux d’égouts et de raccordement sous-dimensionnés. La nappe phréatique est polluée et l’eau potable doit être importée du lac de Guiers, à 300 km. L’eau étant mélangée à l’eau polluée, il faudra encore pomper longtemps.

Lors d’un entretien mené par Jérôme Chenal (EPFL), vous dites qu’à Dakar «certains problèmes sont insolubles, sauf à casser la ville existante». Cela paraît difficile à entendre mais dans le cas d’une ville comme Dakar, est-ce sérieusement envisageable?

Le développement a été trop rapide. Depuis les années 1950, le village de Ngor a été totalement englouti par l’urbanisation: les villages traditionnels des pêcheurs sont devenus des quartiers où habitent des dizaines de milliers de personnes qu’il faut nourrir, éduquer, distraire, soigner, employer... Cela est impossible dans une ville qui a été conçue pour 10 000 habitants. Chacun se débrouille donc et comme il n’y a plus d’espaces cultivables, tout ce qui nourrit la ville est importé. Il n’existe pas de solution miracle à ce problème.

Une ville nouvelle est en construction pour désengorger Dakar. Est-ce la solution?

Oui, mais où et comment ? En tant que responsable des grands travaux à l’Apix1, j’ai travaillé sur deux projets concurrents: celui de Lompoul, en direction de Saint-Louis, un site désertique mais proche du village natal du président d’alors, et celui de Diamniadio, soutenu par Macky Sall, alors premier ministre. Ce projet, conçu avec une agence de développement américaine, a été écarté, mais quand Sall est devenu président, un autre projet a été relancé avec de nouveaux plans, dessinés précipitamment. L’emplacement n’est en principe pas mauvais, mais Diamniado est trop proche de Dakar: on va créer une immense conurbation. Autour de la nouvelle autoroute, la spéculation a déjà commencé et les chantiers sont omniprésents. On crée ainsi des problèmes à mesure qu’on les règle.

Quelle importance est donnée au patrimoine colonial à Dakar?

Beaucoup de bâtiments importants vont disparaître, comme le marché Sandaga (1935), un exemple de style néo-­sahélo-soudanais teinté d’Art Déco tropicalisé. Il existe bien un discours anti-patrimoine colonial, mais en réalité l’héritage vernaculaire ou islamique n’est pas mieux préservé. D’ailleurs, il n’y a pas vraiment de notion de patrimoine au Sénégal, et le mot n’existe pas vraiment en wolof. C’est une notion occidentale, littéralement «la maison des parents», un héritage économique. En réalité, l’intérêt pour le patrimoine au Sénégal est surtout financier: si une zone se renchérit, alors aucun classement ne pourra empêcher la démolition d’un immeuble classé, même s’il est décoré de l’écusson des monuments historiques.

Le patrimoine le plus précieux de Dakar est certainement sa corniche et sa vue dégagée sur la mer. Or la pression immobilière semble désormais compromettre cette relation exceptionnelle au paysage.

Depuis 1780 à Gorée et jusqu’à récemment à Dakar, la règle des cinquante pas géométriques inconstructibles depuis la mer (environ 80 m) était respectée. Il n’y a eu que quelques entorses, symboliques, comme le Musée dynamique, construit en 1966 sur le rivage. Léopold Sédar Senghor surveillait lui-même l’application de cette règle, dit-on, depuis son hélicoptère! Puis quelques résidences hôtelières se sont installées, au compte-goutte, à condition de préserver la vue sur la mer. Aujourd’hui, la spéculation est tellement intense que cette vue ne sera bientôt plus qu’une vue de l’esprit.

Vous proposez une lecture historique qui offre un point de vue «métisse» du développement de l’architecture au Sénégal.

Je considère qu’on peut distinguer trois périodes de métissage culturel. Il y a d’abord l’architecture des maisons de Gorée construites au 18e siècle, non par des négriers, mais par les populations métisses de l’île. Ce sont des maisons métisses, avec des fonctions métisses, réalisées avec des matériaux métisses et des techniques métisses. Un second temps correspondrait au style néo-sahélo-soudanais élaboré entre la fin du 19e et le début du 20e siècle. C’est le style donné aux pavillons des expositions coloniales pour représenter les dépendances. On s’inspire alors des mosquées soudanaises pour inventer un style architectural qui sera ensuite réimporté en Afrique. On imaginait que ce style correspondrait bien aux Africains : la maternité indigène, le marché Sandaga, la polyclinique Roume et, dans une certaine mesure, la cathédrale sont réalisés ainsi. Le grand modèle est la mosquée de Djenné au Mali, reconstruite en 1907 par les Français, mais ces immeubles sont réalisés en béton, teintés d’Art Déco, voire de motifs byzantins.

Et le parallélisme asymétrique?

Ce serait un troisième temps de ce métissage culturel. Quand Senghor arrive au pouvoir (1960), la présence française est encore importante et pour réconcilier les populations divisées, il veut promouvoir ce qu’il appelle la civilisation de l’universel, en mettant le métissage en avant partout où il le peut: dans l’art, dans la poésie, et même dans l’administration, où il nomme des métis. Il invente le concept de parallélisme asymétrique, inscrit dans la loi de 1978. C’est surtout un jeu de mots: rien ne peut être à la fois parallèle et asymétrique. En réalité, on prend ce qu’il y a de mieux dans les deux cultures constructives. Il fera construire l’ambassade du Sénégal à Brasilia, le campus de l’Université Gaston Berger à Saint-Louis et même sa propre maison selon ce principe.

Pour le Centre international du commerce extérieur du Sénégal (CICES) à Dakar, par exemple, les architectes s’inspirent du triangle équilatéral qu’on retrouve dans les motifs traditionnels. Mais ce sont des bâtiments modernes, même si les pavillons régionaux ont été décorés par des artistes originaires de chaque région. Malheureusement, l’ensemble est condamné: on passera de 400 à 20 ha de surfaces d’exposition. Tôt ou tard, la foire sera vraisemblablement délocalisée à Diamniadio, malgré le projet de rénovation en cours.

Quelques ouvrages des années 1950-1970 ont été mis en valeur il y a quelques années par l’exposition montée par Manuel Herz, African Modernism (2015). Quelle importance revêtent ces immeubles?

Ils connaîtront le même sort que le patrimoine colonial: si le foncier prend plus de valeur qu’un bâtiment, celui-ci est condamné. Si on peut construire plus haut, tous les immeubles des années 1950-1960 seront détruits. Récemment, un bâtiment d’une dizaine d’étages, datant de 1951, a été vendu par l’État à un investisseur privé qui l’a démoli. La démolition lui a pris un an tant le bâtiment, construit sur une ossature de poutrelles enrobées de béton, était bien conçu. Beaucoup de ces immeubles sont très bien réalisés, mais aussi adaptés au climat. Le building Maginot, construit en 1950, est le premier immeuble de grande hauteur moderne de la ville, avec téléphones, vide-ordure et ascenseurs. Il est équipé de brise-soleils d’un côté et de claustras magnifiques sur la façade arrière.

Le cas du building administratif est également intéressant. Son concepteur est l’architecte Henri Cerrutti-Maori qui a exercé à Hanoï. Il a conçu l’immeuble à la manière coloniale, avec des vérandas sur toute sa périphérie. Or les ingénieurs veulent le climatiser et il perd la bataille: il est donc vitré et équipé d’une climatisation artificielle centralisée. Par la suite, on a recours à des climatiseurs individuels, qui vont cribler la façade. On finit par l’appeler «l’oursin» à cause de ces excroissances. Récemment, il a été entièrement restauré et, à nouveau, sa façade a été vitrée. Cette histoire est emblématique du développement de l’architecture à Dakar: la course vers le confort électrique ne fait que renforcer le problème. Les deux calamités introduites depuis cette période sont la construction béton de grande hauteur et la diffusion de l’air conditionné, qui permet de s’affranchir des contraintes d’orientation.

L’architecture contemporaine en terre a-t-elle le potentiel d’incarner un quatrième temps de ce développement métissé de l’architecture?

Aujourd’hui, on construit à Dakar soit des grands immeubles modernes peu intéressants, pas du tout «africains» et surtout mal construits. Il n’y a pas de modèle africain contemporain, si ce n’est la maison de 2-3 niveaux recouverte de carreaux de faïence avec fronton, que l’on voit dans tout le pays. J’ai beaucoup d’admiration pour l’architecture en terre et bioclimatique. Mais j’en entends parler depuis quarante ans et on en est encore au stade expérimental. Le problème vient du fait que quand un projet est financé par l’État et la Banque mondiale, il passe entre les mains d’ingénieurs qui suivent des procédures standards, basées sur la construction en béton. La pression administrative empêche de procéder à des appels d’offres spécifiques. Peut-être faudrait-il convaincre en priorité les ingénieurs, qui voulaient tout climatiser dans les années 1950, d’échapper au tout conventionnel.

Vous semblez bien défaitiste! Pourtant par votre action, vous avez contribué à faire de l’île de Gorée un lieu qui attire les visiteurs du monde entier.

L’île de Gorée est préservée, on doit s’y rendre en bateau et il est compliqué d’y mener un chantier parce qu’on ne peut pas y circuler. Elle est toute proche de Dakar et beaucoup de personnalités s’y sont rendues, comme Barack Obama. Cela fonctionne, mais sur un équilibre fragile et grâce à des financements extérieurs. La restauration de la Maison des esclaves a été faite avec l’aide de la Ford Foundation. Chaque année, celle-ci cible des opérations de restauration, mais il n’y a pas d’effet d’entraînement. Et je ne suis pas sûr que les personnes qui visitent à Gorée soient sensibles à l’architecture: c’est surtout l’histoire de l’esclavage qui attire les visiteurs, principalement des étrangers ou des écoles. Mais après tout, pourquoi ne parviendrait-on pas à faire à Dakar ce qu’on voit à Cuba, à mettre en valeur tous les patrimoines, quelles que soient leur origine?

Xavier Ricou est architecte, il a travaillé à l’APIX sur les grands projets d’infrastructure de l’État sénégalais, après avoir été employé par l’Unesco à l’élaboration du Plan de sauvegarde et de mise en valeur de la ville de Saint-Louis. Spécialiste des généalogies métisses et du patrimoine sénégalais, il est l’auteur d’ouvrages sur la gare et l’Hôtel de Ville de Dakar ou la cathédrale de Saint-Louis.

Note

 

1 L’Apix est une société anonyme à capitaux majoritaires qui dépendait directement du président de la République. Elle avait en charge le comité de pilotage des grands travaux. Après un changement à la tête du pouvoir, son activité a été arrêtée (budget retiré, plus de réunions, etc.).

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