Cu­ri­tiba en quête de dé­ve­lop­pe­ment du­rable

Le géographe et urbaniste Jean-Philippe Dind s’est promené dans une ville pionnière en matière de développement durable : Curitiba. Portrait d’une ville brésilienne, entre mythe et réalité

Date de publication
19-08-2013
Revision
23-10-2015

Le bus interurbain termine sa confortable ascension au travers de l’exubérante forêt atlantique pour atteindre les 900 mètres du plateau de Curitiba. Comme la plupart des villes du Brésil, la capitale du Paraná ne se rejoint que par la route ou les airs. Le vieux train qui la relie au port de Paranaguá, trop lent, réserve ses panoramas sur les contreforts escarpés de la Serra do Mar aux touristes et aux marchandises. Entre les majestueuses ombrelles des araucarias se dessinent les premiers immeubles, et je me demande si Curitiba, dont le nom est cité partout comme un modèle de développement durable, saura tenir ses promesses.
Depuis la fin des années 1960, cette ville de 1.8 millions d’habitants a pris en main son développement urbain pour faire face à une croissance de plus de 5% par année entre 1950 et 19701. Sous l’impulsion de Jaime Lerner, d’abord urbaniste de la ville puis trois fois maire en 1971, 1979 et 1989, la ville s’est dotée d’un plan directeur qui concentre la croissance de l’urbanisation le long de cinq axes majeurs (image). Sur ces avenues a été créé dès 1974 un réseau intégré de transport très innovant. Il s’agit de « métros de surface » sous la forme de bus à haut niveau de service (BHNS) (image), accessibles par des tubes d’embarquement auxquels sont raccordées des lignes secondaires (image). Ce système, efficace et plus économique qu’un métro traditionnel, transporte 1.8 millions de passagers par jour2 et a essaimé dans de nombreuses villes. Mais au-delà de ce projet emblématique, illustration précoce du concept nord-américain de Transit Oriented Development (TOD), celle qui est aussi appelée la Cité-modèle de l’Amérique latine est reconnue3 pour de nombreux autres projets favorables à l’environnement et à la qualité de vie. Concentrer l’urbanisation le long des axes a permis de sauvegarder plus de 50 m2 d’espaces verts par habitant4. De vastes parcs ont été créés le long du Rio Barigui, permettant de faire face aux risques d’inondation récurrents et rendant hommage aux nombreuses communautés de la ville : jardin polonais, bois allemand, mémorial ukrainien, etc (image). Les aménagements sportifs, culturels et de loisir ont permis d’y éviter l’habituelle occupation par les favelas. La ville se distingue aussi par la création d’emplois au travers du tri et du recyclage des déchets, ou encore par la construction de « phares du savoir », centres socio-culturels et bibliothèques dont la présence rayonne dans les quartiers.
La plupart de ces projets ont plus de quinze ans. Ils ont été rendus possibles notamment par l’élaboration précoce d’un plan directeur (1966), ainsi que par le maintien pendant trente ans des mêmes groupes politiques au pouvoir municipal et au sein de l’Institut de recherche et de planification urbaine de Curitiba (IPPUC)5. Qu’en est-il aujourd’hui ? Au lendemain de Rio+20, Curitiba parvient-elle à maintenir le cap d’un développement urbain durable face aux défis auxquels sont confrontées toutes les villes brésiliennes ? Au Brésil, malgré la forte croissance économique des dernières années qui a permis l’affirmation de la classe moyenne, l’écart entre les plus riches et les plus pauvres ne cesse d’augmenter. A Curitiba, la proportion de personnes vivant au-dessous du seuil national de pauvreté est passée de 7 à 10% entre 2000 et 2010, la mortalité par homicides a doublé sur la même période, et la proportion de personnes vivant dans des favelas a triplé en vingt ans. Quant au nombre de véhicules motorisés, il a augmenté de 77% entre 2000 et 2010, alors que la population n’augmentait que de 10%6.
Le bus accède aux faubourgs de Curitiba qui présentent un semis habituel d’immeubles polymorphes, de centres commerciaux aux enseignes monumentales, de villas retranchées derrière leurs clôtures électrifiées, entre lesquelles poussent les baraques des moins favorisés. Une différence me frappe pourtant : contrairement à Rio ou à São Paulo, nous ne sommes pas bloqués par des embouteillages kilométriques, mais nous avançons rapidement jusqu’au cœur de cette métropole de trois millions d’habitants par une large avenue à six voies au centre de laquelle un couloir réservé ouvre le passage à de longs bus bi-articulés. De chaque côté, sur une profondeur de 200 mètres environ, des rangées de gratte-ciel de 20 à 30 étages dessinent des alignements de forte densité, profil urbain typique de Curitiba (image).
Le taxi qui me mène ensuite à l’hôtel est arrêté par un défilé de porte-drapeaux qui prennent possession de la rue et nous imposent des slogans bruyants diffusés par porte-voix. Le chauffeur me rappelle que nous sommes à la veille des élections municipales. Les candidats à la mairie battent une dernière fois le rappel pour occuper l’espace public et convaincre les indécis. C’est un assaut final de banderoles, de tracts, et de chansons électorales serinées par haut-parleurs. La télévision n’est pas en reste, où se succèdent les promesses plus ou moins démagogiques : un tel propose de construire un nouveau terrain de football dans chaque quartier, tel autre d’équiper chaque écolier d’un iPad. La plupart des Brésiliens sont désabusés par des politiciens qu’ils jugent arrivistes et corrompus. Le procès en cours contre 38 anciens élus du gouvernement Lula ne vient pas les contredire. Mais au-delà des aspects folkloriques, ces élections sont un véritable enjeu, car c’est au niveau municipal que se décide le développement urbain.
Je commence mon exploration à pied, le meilleur moyen de m’imprégner la ville. Le tracé orthogonal des rues est typique des villes américaines, mais une place importante est laissée aux piétons grâce à de larges trottoirs pavés de motifs géométriques, selon une tradition portugaise qui a aussi façonné l’image de Copacabana. La hauteur et la concentration des gratte-ciel frappent mon esprit suisse peu habitué à ces audaces. Mais l’animation des rues et des commerces fait oublier la stature imposante des bâtiments, et les ombres portées qui cachent un soleil de septembre encore frais ne semblent pas incommoder les passants. Même si une part importante de leur économie est agricole, les Brésiliens ont forgé une forte culture urbaine dans des comptoirs qui devaient faire face aux invasions maritimes et qui se voulaient œuvre de civilisation face à une nature omniprésente et indomptée. La concentration urbaine ne leur fait pas peur, et aux jungles épaisses semblent répondre les forêts de pierre. Mais en général, la hauteur des tours résulte davantage de la recherche de profit que des politiques d’aménagement. A Curitiba aussi la croissance urbaine qui a accompagné l’exode rural a produit les mêmes effets qu’ailleurs : étalement, atteintes au paysage et destruction des écosystèmes, explosion du trafic. La ségrégation spatiale y est cependant à l’image des inégalités sociales : plus marquée. Les condominiums à l’accès réservé tournent le dos à la rue, les résidences de luxe dressent leurs murailles pendant que les baraques de planches conquièrent les terrains oubliés par les promoteurs et la mairie.
Le centre-ville de Curitiba est accueillant. Dans le noyau historique soigneusement réhabilité ont été aménagées les premières rues piétonnes du Brésil et je me sens presque en Europe à parcourir les stands de l’immense marché artisanal. Aux flèches des multiples églises évangéliques répondent les minarets de la mosquée, rappelant qu’ici la multiculturalité et la tolérance sont à l’agenda politique. Mais le soin apporté aux espaces publics n’efface pas des réalités sociales plus difficiles : alors que je traverse une des places arborées, je sens autour de moi les regards lourds de nombreux laissés-pour-compte qui occupent les bancs, et me souviens avec un peu d’inquiétude de plusieurs récits d’agression. La ville brésilienne est faite de territoires réservés qui ne se révèlent pas au visiteur naïf : en voiture, on ne saurait s’égarer sans risque dans certaines favelas, et il est des quartiers résidentiels où le simple fait d’être un piéton vous rend suspect. La plupart des Brésiliens ne songent pas à s’aventurer à pied au-delà des quelques rues commerçantes du centre, qui dès la nuit tombée deviennent peu fréquentables.
J’ai rendez-vous au café « Zürich » avec Aurelio de Moraes. Ingénieur civil à la retraite, il est un des constructeurs du Bus Rapid Transit (BRT) et un observateur privilégié de la politique urbaine des dernières décennies. Nous commandons une limonada suiça, boisson renommée à base de jus et pelure de citron vert, mais qui n’a de suisse que le nom. Je suis curieux de savoir si, au fil des années, il considère toujours Curitiba comme un modèle de ville durable. En guise de réponse, il me propose un tour de ville.
Dans la voiture, je sens sa fierté à évoquer les succès de l’aménagement des années 1970 à 2000. Le système de transport public, la maîtrise de la croissance urbaine et l’aménagement de très nombreux parcs sont pour lui les plus grandes réussites. Il m’explique que d’importants efforts ont aussi été réalisés dans le domaine économique : au début des années 1970, des stratégies de marketing urbain très efficientes ont été mises en place pour attirer des entreprises nationales et internationales dans l’immense district de la « Cité industrielle de Curitiba » (CIC). C’est dans ce contexte que l’appellation de « Capitale écologique du Brésil » a été promue7. Plus récemment, la « Ligne pour l’emploi » consiste en un axe urbain qui traverse 17 quartiers de la périphérie, et où est soutenue la création de micro-entreprises par la mise à disposition de surfaces commerciales (village de l’emploi, hangars de l’entrepreneur), de logements, d’équipements, de financement et de formation8.
Aurelio nous arrête à la place du Japon. Ce lieu magique reflète à lui seul tous les succès de l’aménagement de Curitiba : insérée dans un écrin de gratte-ciel impressionnants, une pagode entourée d’un superbe jardin japonais fait aisément oublier le béton omniprésent et nous transporte sur la terre natale d’une des plus importantes communautés d’immigrants. Autour de ce havre de verdure, un ballet de bus articulés dessert des rues commerçantes bien animées. Nous poursuivons ensuite jusqu’au Parque Barigui, le plus grand et le préféré des habitants de Curitiba (image). Trois pistes distinctes y accueillent des vélos, des piétons et des joggers qui font le tour d’un lac artificiel destiné à amortir les crues de la rivière. Les Brésiliens, en plus d’être de grands amateurs de viande et de pâtés – ou peut-être à cause de cela –, sont très attentifs à leur forme physique qu’ils soignent par la course à pied ou sur les nombreux appareils de fitness en plein air.
Notre route se poursuit par l’opéra de Arame, superbe structure circulaire d’acier et de verre, posée au-dessus de la rivière dans un écrin de falaises et de forêt tropicale. Puis nous passons devant le musée Oscar Niemeyer. Alors que j’admire l’œil suspendu de verre et de béton, rappel des formes incurvées du célèbre architecte, mon guide s’emploie à tempérer un peu mon enthousiasme. Selon lui, des sommes astronomiques ont été investies dans ce projet de prestige au détriment d’autres priorités telles que la gestion des favelas ou la maîtrise du trafic. La dernière étape de notre périple, le Parque Tanguá, semble lui donner raison. Une cascade aménagée s’y jette d’une centaine de mètres depuis un belvédère qui offre le plus beau coucher de soleil sur la ville. De ce point de vue, j’appréhende soudain le revers de la médaille. Au fond du parc, dans la partie moins aménagée qui longe la rivière, on voit l’étendue des baraquements de l’habitat irrégulier que la municipalité n’est pas parvenue à contenir. Et, comme en réponse, les coteaux qui offrent le meilleur panorama sont peu à peu colonisés par des condominiums de luxe qui s’approprient le paysage et imposent à la ville leurs territoires clos et fortifiés.
La politique de développement urbain durable de Curitiba aurait-elle donc atteint ses limites ? Aurelio concède que la ville est devenue un peu victime de son succès et de la croissance économique des dix dernières années. Le nombre d’automobiles a presque doublé et le réseau de bus est saturé. Et si l’aménagement de Curitiba est exemplaire, on ne peut pas en dire autant des autres communes de l’agglomération qui font peser sur elle les conséquences de leur croissance désordonnée. La métropole semble avoir atteint une taille critique qui rend nécessaire de planifier à une autre échelle. Un projet de métro était prévu dans le cadre des travaux pour la Coupe du monde de 2014, mais le gouvernement a pour l’instant donné la préférence à d’autres infrastructures moins onéreuses.
L’ingénieur souligne pourtant que la municipalité reste un moteur de projets innovants. Il cite le programme Biocidade9 initié en 2007, qui soutient plus de 1600 jardins communautaires organiques. Et dans le cadre des mesures en faveur de la biodiversité, un modèle original a été mis en place10 : les terrains privés qui contiennent au moins 70% de forêt native peuvent être transformés en réserves naturelles. En échange, les propriétaires acquièrent le droit de transférer les droits à bâtir sur d’autres terrains, ou de les vendre à des constructeurs. Il mentionne encore d’autres projets intéressants tels que l’inventaire des gaz à effet de serre ou le forum sur le changement climatique11.
Je termine ma visite sur des sentiments mélangés. D’une part, j’admire que Curitiba ait su créer sur plus de quarante ans une véritable culture de développement durable. Mais elle est soumise à des influences qu’elle ne peut contrôler seule : le problème des exclus de la croissance – qui génère pauvreté et violence urbaine – doit être abordé à l’échelon régional et national. Et faire face aux revers de son attractivité – trafic automobile et développement des favelas – implique aussi de développer avec les communes voisines une vision partagée de l’avenir de la métropole.

Jean-Philippe Dind est géographe-urbaniste et chef de projet au Groupe opérationnel des pôles, Service du développement territorial, Etat de Vaud.

 

 

Notes

1 IBGE - Censos Demográfi cos, Contagem Populacional, Estimativas Populacionais
2 Données 2007. Elaboração: IPPUC - Banco de Dados
3 Prix du meilleur environnement en 1990 par le PNUE, Prix de la cité la plus innovante au monde en 1996 au deuxième sommet mondial des maires et urbanistes à Istanbul, Sustainable Transport Award de l’ITDP en 2010
4 Recommandation de l’ONU : 12 m2; Paris et petite couronne: 8.6 m2 (2001) ; Canton de Genève: 19 m2 (2004)
5 Zirkel F. (2003), Desenvolvimento urbano de Curitiba (Brazil): cidade modelo ou uma exceção ? in ACTAS L. De V. Tomo 26, pp. 87-98
6 Indicadores de sustentabilidade, Curitiba – 2010, IPPUC - Setor de Monitoração
7 Zirkel F. (2003), ibid.
8 www.igapura.org/curitiba.htm 
9 www.biocidade.curitiba.pr.gov.br/biocity/49.html 
10 Reservas Particulares do Patrimônio Natural Municipal - RPPNM
11 www.biocidade.curitiba.pr.gov.br/biocity 

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