«Coor­don­ner les be­soins et les sources pour op­ti­mi­ser la ges­tion de l’éner­gie»

Les solutions énergétiques de demain doivent impérativement se montrer plus respectueuses de l’environnement. S’il convient dès lors de favoriser les procédés renouvelables, l’amélioration du fonctionnement des systèmes énergétiques se heurte principalement à des difficultés liées à nos habitudes. Exploration de quelques possibilités prometteuses avec François Maréchal, professeur au sein du groupe Ingénierie des procédés industriels et des systèmes énergétiques de l’EPFL Valais Wallis.

Date de publication
05-10-2021
Jacques Perret
Ingénieur en génie civil EPFL, Dr ès sc. EPFL et correspondant pour TRACÉS.

TRACÉS: Vos deux conférences TEDx1 traitent des possibilités d’établir une autonomie énergétique à l’échelle d’une ville, «Comment rendre une ville autonome en énergie», ou d’un pays, «Comment la Suisse est devenue indépendante et neutre» (disponible ci-contre). Sur quels principes vos analyses de nos futurs besoins énergétiques se basent-elles?
François Maréchal: Je pense tout d’abord qu’il est nécessaire de rappeler que l’énergie est un moyen et non une fin en soi. La première question à se poser est donc de savoir pourquoi, ou plutôt pour quoi, on a besoin d’énergie. Actuellement, il est possible de répartir les besoins en trois catégories : les bâtiments pour environ la moitié des besoins énergétiques, les transports pour un tiers et l’industrie pour le reste. Pour les bâtiments, l’objectif premier consiste à garantir le confort, prioritairement en termes de chaud ou de froid, et la qualité de l’air dans les différents espaces. Le principe consiste à exploiter tout ce dont on dispose pour garantir cette qualité tout en réduisant au strict minimum l’apport d’énergie noble (carburant ou électricité). Cette démarche est applicable à différentes échelles, au niveau d’un local, d’un immeuble, d’un quartier, d’une localité ou d’un territoire.

Dans le cas d’un bâtiment, il est nécessaire de comprendre le comportement de ses occupants pour leur assurer les conditions de confort requises lorsqu’ils sont présents, ceci en tenant compte de la diversité de leurs situations: le comportement de retraités (présence toute la journée) ou de personnes actives (besoins concentrés en début et fin de journée) est très différent. De même, les sources d’énergie renouvelable solaire et éolienne varient selon les conditions météorologiques et ne sont pas directement stock­ables. La gestion de l’énergie consiste donc à coordonner les besoins et les sources, non seulement en termes de quantités mais aussi d’horaires, et à générer des synergies entre voisins, à différentes échelles. Il est pour cela indispensable de bien connaître les différentes capacités de stockage dont on dispose et leur mode de fonctionnement, notamment leur réactivité.

Pouvez-vous nous donner quelques exemples concrets?
Cela revient par exemple à ce que le système fasse fonctionner les pompes à chaleur avec le solaire pendant les périodes de faible demande en électricité. Ou qu’il fasse en sorte d’éviter que les machines à laver fonctionnent pendant que les pompes à chaleur sont actives. Et cela est possible grâce à la récolte de données et au recours à l’intelligence artificielle. Il est par exemple envisageable, à partir des données enregistrées par un thermostat intelligent et connecté, de capturer les habitudes des habitants et d’optimiser le fonctionnement du système de conversion d’énergie.

Il faut aussi apprendre à formuler différemment certains besoins: ne plus dire «je veux faire ma lessive à telle heure», mais « je veux qu’elle soit terminée au plus tard à telle heure», laissant dès lors la liberté au système de gestion de décider du moment optimum d’enclencher les machines. Et accroître ainsi les possibilités de répondre à toutes les demandes.

Ces données concernant les besoins individuels doivent ensuite être confrontées avec l’énergie disponible à différentes échelles (bâtiment, quartier, ville, etc.). Partant des lieux de production, des possibilités de stockage et des capacités des composants du système, l’intelligence artificielle est à même d’optimiser son fonctionnement pour répondre au mieux à la demande. Il est ici possible d’exploiter une certaine flexibilité des utilisateurs, sachant par exemple qu’on ne se rend pas immédiatement compte d’une différence de température de 1°C.

Quels changements ces nouvelles conceptions impliquent-elles dans l’approche des professionnels du bâtiment?
La méthode actuelle utilise un même profil de présence des personnes pour tous les bâtiments: en l’appliquant, on aboutit systématiquement à des pics qui n’ont pratiquement aucune chance de se réaliser. Il est possible et nécessaire d’utiliser des scénarios plus réalistes, sachant qu’il est inutile d’investir pour les pics de chaque sous-système pour que l’ensemble fonctionne. Cela revient à aborder le sujet avec une vision probabiliste qui peut être formulée de la façon suivante : l’installation de x pompes à chaleur conduit à une probabilité suffisante que le système fonctionne.

Partant de cela, la démarche peut être divisée en deux : le design d’une infrastructure de production et de distribution suffisante, puis la mise en œuvre d’un système de gestion qui permet de l’exploiter au mieux. Pour le chauffage, l’approche traditionnelle, basée sur la seule courbe de chauffe des chaudières, était assez simple. À partir du moment où des pompes à chaleur, des stocks d’eau chaude, l’inertie du bâtiment et des panneaux solaires entrent dans l’équation, tout se complique. L’objectif est alors de ne pas avoir à changer la courbe de chauffe, mais d’informer le système qu’un nuage va vraisemblablement passer et que quelqu’un va probablement rentrer chez lui dans une heure. L’informatique aidant, le système est ensuite capable d’assimiler ces informations et de donner des instructions de pilotage plus réalistes.

Selon vous, quels sont les principaux obstacles à l’application des principes que vous soutenez?
Il y a un problème d’éducation des acteurs qui doivent dimensionner, installer ou financer ce genre d’infrastructures et leur système de gestion : il faut impérativement des gens formés à ces nouvelles technologies. Comme ingénieur, je peux et dois affirmer que des solutions existent. Je suis capable de définir les bonnes technologies, de dire comment les agencer et comment elles doivent opérer. Pour investir, il faut trouver des personnes qui acceptent de financer ces équipements plutôt que d’acheter du pétrole: il y a une grande différence entre donner son argent pour l’immobiliser dans des infrastructures et le donner à quelqu’un qui a déjà investi pour exploiter des ressources. Concernant la capacité à réaliser les systèmes, il faut des architectes sachant intégrer le design énergétique dans leur projet. Il faut ensuite des maçons capables de rénover des maisons du point de vue énergétique, c’est-à-dire en évitant de créer des ponts de froid tout en laissant la structure respirer; des chauffagistes qui comprennent les pompes à chaleur, les mouvements d’air, la distribution et les modes de conversion de l’énergie ; des électriciens qui connaissent les objectifs des systèmes de gestion qu’ils mettent en place. Bref, il faut que tous les intervenants aient une compréhension globale du système qu’ils installent. Nous avions envisagé la création d’une start-up pour l’aide à la rénovation, mais n’avons pas trouvé de marché: il est apparu que pour les entreprises il n’était pas possible de trouver assez de professionnels bien formés pour la mise en place de ce genre de système. Et je constate avec regret que les possibilités de formation manquent toujours. En fait, le principal obstacle est l’absence de réalisations concrètes pouvant servir d’exemple de faisabilité et encourager le changement d’approche.

Nous vivons quelque chose d’un peu similaire avec l’utilisation du CO2 pour les transferts de chaleur ou de froid en milieu urbain. Le CO2 présente toute une série d’avantages par rapport à l’eau, mais la démonstration fait défaut. Nous allons tenter d’y remédier en équipant trois bâtiments de la HES-SO à Sion avec un tel système. J’imagine que si une norme SIA décrivait le processus pour installer un réseau CO2, il est probable que, se sentant « protégé » par ladite norme, tout le monde accepterait de le faire. Mais je crois que la véritable raison de cette inaction réside dans le caractère innovant, inconnu, d’une telle démarche.

De quels outils dispose-t-on pour promouvoir la prise en compte des aspects énergétiques dans les projets de construction?
Il y a quelques années, nous avons eu la chance de faire un projet assez inédit concernant la planification d’un nouveau quartier. La question était: comment faut-il disposer les bâtiments pour minimiser son coût énergétique? L’objectif étant d’éviter la situation traditionnelle de l’urbaniste qui commence par dessiner son quartier et demande ensuite comment optimiser l’énergie nécessaire à son bon fonctionnement. Comme construction existante, il n’y avait au départ qu’une usine, avec une source de chaleur et les questions étaient : quels types de bâtiment? à quel endroit? avec combien d’étages? Les données retenues sont saisies et on appuie sur le bouton d’optimisation: tous les nouveaux bâtiments se collent à l’usine. On s’est évidemment moqué de nous, mais nous avons maintenu que, compte tenu du seul critère imposé de minimisation du coût énergétique, notre réponse était correcte. On nous a alors donné un second critère : maximiser l’énergie renouvelable. Nouvelle optimisation et… nouvelle moquerie: toujours de gros bâtiments à proximité directe de l’usine, mais avec une prolifération de petites maisons individuelles pour accroître les surfaces de panneaux solaires sur les toits. Les urbanistes évoquent alors la nécessité d’avoir des parcs. On définit la notion de parcs et l’idée de compromis commence alors à s’imposer: plus on veut de parcs, plus les maisons deviennent hautes, mais moins il y a de surfaces solaires. On a ensuite ajouté la notion de qualité de la vue, de distance aux transports publics, etc., si bien que, en plus des aspects énergétiques, un nombre croissant de critères urbanistiques ont progressivement été intégrés. Ces éléments, qui sont tous en concurrence les uns avec les autres, doivent être l’objet de compromis qu’il est alors possible de comparer du point de vue énergétique et environnemental. On aboutit de la sorte à un outil d’aide à la décision qui permet de facilement évaluer les conséquences de choix urbanistiques et de se convaincre de la meilleure solution, ainsi qu’à la création de la start-up Urbio, capable de générer des variantes de systèmes énergétiques distribués et centralisés. Aujourd’hui, la start-up s’est éloignée des projets d’urbanisation pour se recentrer sur les systèmes énergétiques des bâtiments existants, puisque ces derniers jouent un rôle prépondérant dans la problématique climatique. L’approche de l’outil reste similaire, à deux exceptions près. D’abord, les degrés de liberté sont fortement réduits du fait que les bâtiments sont une donnée d’entrée, et l’outil peut donc être appliqué à des périmètres beaucoup plus larges, par exemple à l’échelle d’une ville. Ensuite, l’utilisateur cible devient les fournisseurs d’énergie et les bureaux d’ingénieur-conseil, ceux-ci portant généralement les projets de planification et de dimensionnement de systèmes énergétiques.

Comme dans de nombreux domaines, les décisions prises aujourd’hui risquent d’avoir des conséquences très importantes à moyen et long terme : comment faire les bons choix?
C’est bien sûr une question très difficile, qui se pose tout particulièrement pour les infrastructures partagées. À titre d’exemple, la Ville de Lausanne doit aujourd’hui composer avec un réseau de chauffage urbain mis en service en 1934 et qui a été prévu pour fonctionner à >120° C. Ceci complique énormément le chemin à parcourir vers les meilleures solutions actuelles, qui fonctionnent avec des températures bien plus basses. Ici aussi, à Sion, on vient de se lancer dans un projet de système de chauffage urbain « classique » avec lequel il faudra vivre ces prochaines années. Nos réflexions s’orientent vers la question de savoir comment exploiter les infrastructures existantes avec les nouvelles technologies; chercher ensuite à construire des infrastructures partagées qui soient aussi adaptables que possible. Le futur énergétique, c’est aussi et d’abord la résilience!

François Maréchal a suivi des études d’ingénieur chimiste et obtenu un doctorat à l’Université de Liège, en Belgique. Il a rejoint l’EPFL en 2001 et occupe un poste de professeur sur le campus Energypolis de l’EPFL Valais Wallis. Passionné par l’utilisation rationnelle de l’énergie et par l’analyse systémique, il anime une équipe de chercheurs dont l’objectif est d’aider à concevoir les systèmes énergétiques de demain.

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