Con­cep­tua­li­ser l’ou­ver­ture: re­tour sur l’école d’ar­chi­tec­ture de Nantes de La­ca­ton & Vas­sal

Sur l’île de Nantes, où la ville contemporaine se développe, les architectes français Lacaton & Vassal ont construit une nouvelle école d’architecture en 2009. Cinq ans après son ouverture, comment évolue ce bâtiment dont la conception a été érigée au rang de manifeste ?

Date de publication
09-07-2014
Revision
18-10-2015

Pour les architectes, inventer une école d’architecture est un exercice fondateur. D’illustres références surgissent à cette évocation : l’école de Mackintosh à Glasgow, celle de Siza à Porto ou encore le Bauhaus de Gropius à Dessau. A Nantes, l’école d’architecture conçue par le bureau Lacaton & Vassal, rejoindrait-elle ce prestigieux corpus ?

En février 2009, soit six ans après le lancement du concours, l’école, installée en bord de Loire, accueillait ses premiers occupants. Récompensé par le Grand Prix national d’architecture quelques mois plus tôt, le bâtiment n’est pas passé inaperçu par la critique architecturale. On vante ses volumes généreux, sa structure « capable » et évolutive, mais on met aussi en question ses espaces trop grands et peu qualifiés. Y revenir cinq ans après son inauguration nous permet de mesurer comment a évolué le concept d’ouverture. A-t-il fonctionné comme le souhaitaient ses concepteurs ?

Une « maîtrise d’usage » fondatrice


Précédant le projet, la commande donna le ton : il s’agissait de faire une école exemplaire destinée à une pédagogie engagée ; une école ouverte, une école en ville. Une partie de ses utilisateurs, des enseignants et le nouveau directeur d’alors, Philippe Bataille, se sont constitués en maîtrise d’usage. Faisant preuve d’opiniâtreté et de conviction, ils ont réussi à s’immiscer dans un processus de réalisation duquel, par le jeu habituel des représentations / délégations, ils auraient été exclus. Cette maîtrise d’usage a su faire entendre sa voix : elle a d’abord obtenu du ministère de la Culture et de la Communication, la création d’une nouvelle école, actée en 1996, au lieu de la seule réhabilitation – extension de l’ancienne, envisagée initialement. Elle a ensuite imaginé – ou pour le moins pesé dans le choix – d’édifier le nouvel équipement sur l’île de Nantes, au sein du vaste projet urbain en cours. Mobilisée durant tout le processus de « fabrication », cette maîtrise d’usage a réussi à influer, façonner, rythmer les décisions et les débats, pour qu’émerge un programme qui énonce ses intentions et ambitions pour une école, mais aussi pour que soit retenu un projet qui concrétise cet espoir en ménageant ouverture et dialogue. Durant toutes les études, elle a également accompagné les décisions dans un ajustement permanent avec la maîtrise d’œuvre. Son rôle fut décisif lorsqu’un un blocage sur le choix du sol en rez-de-chaussée fit craindre son abandon2.

Loin d’être anecdotique, l’implication d’une maîtrise d’usage a insufflé un mode de fabrique différent. Complexifié sur le plan organisationnel, cet élargissement du cercle des acteurs a offert du « jeu », créant du débat, mais évitant l’écueil de l’affrontement direct. Elle a surtout réaffirmé la présence de l’usager, du destinataire, pour qui les architectes concevaient directement : « Quand on fait une maison, on travaille toujours avec son habitant, mais quand on fait un bâtiment public, souvent, le maître d’ouvrage disparaît. A Nantes, on l’a retrouvé. » (Jean-Philippe Vassal, 2003). Désirée et imaginée par ses utilisateurs plus que par une autorité surplombante, ancrée dans la ville au cœur d’un projet urbain ambitieux en train de se faire, l’école d’architecture de Nantes a été conçue, sur les plans de la pédagogie et de la fabrique, dans un mode ouvert. Il n’est pas exagéré d’affirmer que le projet architectural sublime cette dimension et conceptualise cette ouverture. 

Une structure capable : des configurations variées, un cadre


Se situant « en amont du programme »3, l’école de Lacaton & Vassal se définit dès les premiers traits comme une « structure primaire capable d’accueillir l’installation du programme ». Elle revendique ainsi une implantation inachevée, ultérieurement ajustée au mieux avec ses utilisateurs. Jeu rhétorique, promesses des architectes ? La réponse architecturale autorise cette proclamation : la réalisation de 44 % de surfaces supplémentaires, soit 5500 m2 de surfaces ajoutées au 12 500 m2 de surfaces programmées, offre du jeu et des alternatives. Les études APS (avant projet sommaire) qui suivront le concours démontreront la souplesse du projet, permise par cette hiérarchisation entre structures primaire et secondaire : la primaire est fixe, avec des hauteurs divisibles en deux (planchers à 0, 7, 14 et 21 mètres), et largement dimensionnée (charges de 1 tonne/m2) ; la secondaire est distribuée selon le programme et négociée avec les utilisateurs. Les volumes, vastes et profonds, sont définis par les trames de la structure porteuse (11 m x 11 m). L’enveloppe conforte cette ampleur : les grandes dimensions des châssis, alternant vitrages ou polycarbonate sur des espaces tampons, révèlent en façade les grands espaces de l’école, dans une échelle adaptée à sa perception depuis les rives de Loire. 

Si la générosité spatiale permet de varier les implantations, la structure interdit en revanche certaines configurations : elle impose de grands espaces, difficiles à cloisonner, et rend complexe l’occupation des surfaces centrales moins éclairées, vouées à rester des espaces de circulation. Tout en offrant de la souplesse, cette réponse architecturale structure un cadre qui limite certaines configurations jugées contradictoires avec la conception initiale. En limitant les possibilités de cloisonnements, elle impose de conserver une ampleur, une générosité, une organisation ouverte.

Au-delà de l’évolutivité, le réemploi


Offrant dès la conception des configurations variées, le projet est aussi ouvert aux évolutions et aux transformations intrinsèques : ses planchers sont surdimensionnés pour permettre des reconfigurations multiples, en prévision des évolutions des effectifs ou des pédagogies. Mais au-delà, l’ambition des architectes est d’anticiper la possible reconversion du bâtiment, son possible réemploi en parking, en centre commercial, en bureaux. Dans une conception durable qui introduit la dimension temporelle, le bâtiment sera pensé comme une « ressource » pour la ville. Comme le souligne Hermann Hertzberger4, son ouverture à la transformation, loin d’enfermer l’école dans le registre décrié de la flexibilité, illustre un nouveau mode de conception, celui de l’édifice qui assume sa possible reconversion, dans une vision performative et durable.

Une esthétique relationnelle


Les architectes Lacaton & Vassal emploient un vocabulaire qu’on réduit trop souvent à une intention esthétique brutaliste et à l’usage des matériaux qu’ils déclinent dans leurs différentes réalisations sans s’imposer de les diversifier. L’ambition est pourtant ailleurs : offrir plus d’espace pour un budget égal. Ce choix nécessite de repenser l’économie du projet dans son ensemble. L’enveloppe et le second œuvre entrent dans ce calcul. Pour autant, cette économie n’exclut pas la composition des façades, traitées en surface plutôt qu’en percement et étudiées dans leur rapport contextuel (qualification, échelle). Choix économique certes, mais aussi revendiqué pour des qualités esthétiques, cette enveloppe permet la mise en scène de l’usage, la valorisation de la vie du bâtiment. Elle renverse l’expression esthétique : le bâtiment n’exprime plus son statut par sa composition, mais révèle ses usage(r)s en se mettant en scène, dans une expression à visée participative. 

Une école ouverte


Ouverte par sa fabrication collective, ouverte sur la ville par son implantation, ouverte à l’évolution dans l’avenir et à l’expression plurielle, mais quid de ses usages actuels ? Qu’en est-il du concept d’ouverture et quelles pratiques fait-il émerger ? 

A la livraison, le constat est difficile : les espaces grands et peu qualifiés questionnent ses nouveaux « habitants » ; une « charte d’usage » destinée à protéger ces locaux neufs limite les appropriations légitimes des usagers, qui subissent des interdits plus nombreux que dans l’ancienne école où les habitudes avaient droit de cité. Des réglages sont nécessaires à l’issue de la première année : le réaménagement ponctuel de services administratifs ou d’accueil, des travaux correctifs pour pallier les dysfonctionnements d’un chauffage défaillant. L’appropriation des vastes surfaces de la place centrale reste timide, de même que celle des espaces tampons qui relient les ateliers. Les vastes surfaces du rez-de-chaussée peinent à être occupées, les entrées sont trop peu identifiables pour les visiteurs. Les espaces de parking, aux surfaces réduites , imposent de nouvelles habitudes. Rideaux, rangements et surfaces d’affichage pour les projets semblent manquer dans les ateliers. Quant à l’absence d’un espace de convivialité dans la place urbaine située au premier niveau, elle sera compensée par l’implantation d’une buvette dans une caravane. 

Pourtant, on se réjouit de cette nouvelle adresse, proche du centre-ville, au sein du quartier en création de l’île de Nantes. On apprécie la renommée nouvelle du bâtiment, la célébration de son architecture qui rejaillit sur l’institution. Des visiteurs qui viennent admirer le panorama sur la Loire aux artistes qui souhaitent investir les lieux pour un spectacle, l’école se vit au quotidien par les enseignants, les chercheurs et les étudiants comme un dispositif à engager des rencontres6

Et les pratiques quotidiennes dans ces espaces, une fois le temps de la découverte passé ? On explore de façon pédagogique la rampe qu’on gravit à pied ou en vélo; on l’investit pour y montrer des travaux; on s’étale pour les rendus et les workshop sur la place centrale; on expérimente ou l’on construit à l’échelle 1/1 dans la halle de fabrication ; on se rassemble au rez-de-chaussée dans une ambiance en clair-obscur. On investit l’amphithéâtre en lien avec l’extérieur, par des évènements, des concerts. On admire chaque jour, depuis les ateliers ou la place centrale, depuis les laboratoires ou la galerie en rez-de-chaussée, le paysage de Loire et les grands espaces de l’école magnifiés par la lumière changeante. On s’interroge toujours, pédagogiquement, sur les appropriations qu’en feront les futurs usagers, dans une visée prospective, responsable, qui questionne intrinsèquement et durablement le rôle de l’architecte. 

Caroline Paul est architecte DPLG et titulaire d’un DEA de Sociologie EHESS et d’un DEA « Le projet architectural et urbain ». Elle a publié en 2013, avec André Sauvage, Les Coulisses d’une architecture, L’école d’architecture à Nantes avec Lacaton & Vassal, Editions Archibooks.

 

 

Notes

1. Le Grand Prix National d’Architecture a été décerné à Anne Lacaton et Jean-Philippe Vassal en 2008.
2. Une controverse éclate sur le choix du sol du rez-de-chaussée : alors que les architectes ont depuis le concours prévu un sol en voirie lourde, non porté, l’incertitude sur la portance réelle du sol conduit le bureau de contrôle à préconiser un plancher porté. Les architectes s’y opposent, pour préserver cette dimension fondatrice de leur projet, en produisant des expertises complémentaires qui remettent en question l’arbitrage réalisé. Un an de blocage et d’âpres négociations déboucheront sur un compromis : le rez-de-chaussée réalisé comporte ainsi ses « espaces programme » en sol métallique porté, les surfaces restantes sont en voiries lourdes, par nature souples et encaissant les déformations mineures. Au final, sur le rez-de-chaussée de 4647 m2 + 712 m2 (bâtiment Loire), on a 1500 m2 en plancher porté (28 %) et 72 % en voirie lourde (72 %). Le temps finira par donner une réponse à cette incertitude première. Aujourd’hui, aucune déformation significative du sol voirie n’a été observée ni nécessité de travaux compensatoires.
3. Note d’intentions concours, 2003.
4. « Making space and leaving space », in University Building in France, Nantes school of architecture, Fondation Holcim, 2011.
5. Initialement le POS en vigueur imposait la création de 149 places, finalement le PLU n’en demandera plus que 45. Cette réduction anticipée au moment du concours permet la réaffectation d’un niveau entier (structure secondaire) au programme d’enseignement et la création d’un parking privilégiant les deux-roues (37 voitures, 70 deux-roues motorisés et 300 vélos).
6. Soixante-huit évènements entre mars 2009 et juin 2010, une quarantaine de mise à disposition d’espaces et autant de conférences entre 2011 et 2012. Source : Ensanantes, 2013. 

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