« Cet ou­til me fas­cine, mais il reste in­ca­pable de syn­thé­ti­ser une idée »

Entretien avec Arduino Cantafora

Comment l’outil informatique intervient dans la conception d’un projet ? Quelle place accorder aujourd’hui au dessin à la main ? Arduino Cantafora, professeur responsable de la chaire de représentation et d’expression à l’EPFL, nous offre ici, à quelque semaines de sa retraite, un tour d’horizon qui aborde le passé pour mieux cerner le futur

Date de publication
05-01-2012
Revision
19-08-2015
Francesco Della Casa
architecte du Canton à Genève. Il a été rédacteur en chef de TRACÉS de 1999 à 2011.

En quoi le fait de déléguer le geste du dessin à une machine modifie-t-il le processus de conception du projet architectural ?
Avant d’aborder le dessin, il faut préciser que l’informatique touche également la question de l’écriture, qui a aussi passé du papier à l’écran. Aujourd’hui, beaucoup de jeunes gens passent un temps énorme à communiquer par écrit avec des portables. Ils écrivent, mais sur la base d’une structure mentale et linguistique modifiée. Les contenus se contractent pour tendre vers une transcription phonétique. Mais il y a aussi des modifications dans le comportement qui, à mon avis, ont un impact très fort. On écrit avec le pouce ou l’index, la gestuelle est donc elle aussi simplifiée.
A partir de là, la question du dessin revient avec une urgence tout à fait particulière. Avant de toucher les universités, la pédagogie dans ce domaine a changé profondément dans les niveaux primaire et secondaire, et on a réduit l’enseignement du dessin à un état pitoyable. Quand elles n’ont pas purement et simplement été supprimées, ces périodes de cours sont un lieu d’expression absolue, au-delà de toute règle. L’aspect positif de cet abandon est que le dessin a ainsi été laissé dans un territoire « sauvage ». Il est devenu le moment du défoulement, de l’expression libre. C’est un phénomène qui remonte à une trentaine d’années, c’est-à-dire longtemps avant qu’on ne commence à penser, dans les écoles d’architecture, que le dessin puisse devenir une discipline marginale, voire inutile.
En ce qui concerne la question du dessin par ordinateur, elle reste à mes yeux entièrement ouverte. J’y réfléchis depuis de nombreuses années, mais je ne veux pas me résoudre à adopter une position nostalgique. Un refus radical ne m’intéresse absolument pas. Je peux simplement essayer d’être un observateur infiniment curieux du développement des moyens à disposition et de leurs potentiels. 
Je fais néanmoins un premier constat : il y a une sorte de décalage entre ce que la machine est capable de produire et la structure mentale qui permet de programmer et de diriger la machine. Quand j’observe mes étudiants, je les vois surtout préoccupés d’« utiliser » la machine, plutôt que de soumettre celle-ci à une volonté. Dès lors, la règle est imposée par la machine. Il s’y ajoute un second constat : l’outil informatique est né en dehors de la discipline architecturale et des besoins de la construction. Et là, il y a une jolie contradiction interne. 

Pouvez-vous préciser le sens de cette contradiction ?
A la Renaissance, le grand moment de la mise au point du dessin en perspective est l’œuvre d’un architecte, Filippo Brunelleschi. Quand en 1412, il vérifie d’un point de vue scientifique la pertinence des règles du dessin perspectif, il impose à toutes les autres disciplines de voir le monde à la manière de l’architecte. Le fait d’établir un point de fuite, un point de vue et une ligne d’horizon a fixé un critère qui est devenu la manière scientifique de voir et, par la suite, de représenter la réalité.
Aujourd’hui, cette mutation s’est opérée sur un mode renversé. Les caractéristiques de la science qui l’a conduite, l’informatique – qui ne se préoccupait pas à priori de la vision spatiale –, a imposé à la vision de l’espace un code pour lequel elle n’a pas réussi à inventer une dimension nouvelle. Si ce code avait réussi à modifier le rapport entre notre vision, la matière et l’espace en provoquant une lecture complètement différente de la réalité, j’aurais applaudi ! On aurait été face à une nouvelle manière d’interpréter la réalité. La chose bizarre, c’est que la représentation informatique s’adapte d’une manière ou d’une autre à ce qui a été fondé historiquement et que, en plus, vu qu’elle n’est pas entre les mains des « professionnels » de la représentation, elle en a finalement récupéré les paramètres les plus banals.
Toute l’histoire de la représentation du 20e siècle est une histoire d’épuration. Le mouvement moderne a essayé de récupérer le dessin et de lui attribuer un caractère de réduction – une rêverie probablement issue de cette idée fausse déjà en vogue à l’époque néoclassique selon laquelle l’architecture grecque était blanche. Donc on donne une valeur absolue au blanc, les maquettes sont blanches, le dessin se réduit sobrement à la pureté de la ligne en « fil de fer », ce qui  anéantit les ombres. 
Ce travail d’épuration du dessin, qui doit exprimer un concept visionnaire, un peu utopique, s’est perdu dans la restitution graphique par l’informatique.
Lors de la présentation des diplômes, moment qui représente dans chaque école d’architecture un état des lieux de sa situation sur la scène internationale, je suis profondément déçu de la misère des rendus. On prend un morceau de réalité dans lequel on introduit, au moyen d’un clic de souris, un choix de lumière, de couleur ou de matière, avec des paramètres proposés par la machine et qui ne traduisent pas la manière dont l’auteur peut envisager de réadapter un lieu en fonction de son projet. Et ça, je trouve que c’est une perte. 
Je ne veux pas exagérer outre mesure ce constat, car on sait très bien que toutes les écoles du monde, toutes disciplines confondues, présentent un décalage d’une dizaine d’années avec la réalité professionnelle. Comme les écoles sont entrées dans le jeu informatique quinze ans après les praticiens des bureaux, il y a un décalage par rapport aux tendances les plus avancées, que ce soit dans le domaine de la conception ou de la représentation. Car ce que l’on remarque dans la pratique, c’est, une fois passée la fascination initiale pour ces nouveaux outils, un retour de la représentation « à la main ». En effet, l’outil informatique reste incapable de rendre une idée de manière très synthétique. Nous sommes dans la culture occidentale, donc fatalement, l’idée platonicienne reste dominante. Le fait de cerner d’un coup, à travers le croquis, l’idée de base qui fait jaillir ensuite tous les développements nécessaires à sa concrétisation, l’outil informatique ne le permet pas.

Qu’en est-il de l’échelle de la représentation, qui disparaît complètement sur un écran d’ordinateur ? 
La fonction « zoom » pose en effet une énorme question. C’est d’abord un élément de fascination, à l’instar de Google Earth qui vous fait en un instant passer du point de vue de l’astronaute à celui du piéton ! Mais le fait de ne jamais pouvoir voir d’un coup l’ensemble du projet que l’on est en train de dessiner, parce que l’on est limité par la taille de l’écran, entraîne des gestes étonnants. On est toujours en train de tourner sur le plan avec la souris ! C’est très intéressant du point de vue culturel. En Orient, on a une lecture qui se déplie, alors que dans la culture occidentale, on tourne la page du codex. Quand on fait défiler un plan sur l’écran, cela oblige à mémoriser certaines informations pour pouvoir les suivre et les relier entre elles. C’est quelque chose de vectoriel, mais qui s’adapte mal à la focalisation sur une question ou à sa reformulation. Dans notre langue, on dit toujours que l’on centre le concept.
Je ne sais pas si tout ça, à l’avenir, provoquera des modifications dans le comportement en général et dans la conception du projet d’architecture en particulier. C’est pour cela que je reste attentif. J’ai des doutes, mais je n’exclus pas la possibilité d’une révolution plus profonde. Pour l’heure, je trouve que l’informatique induit des changements plus intéressants d’un point de vue sociologique que professionnel, on ne voit pas encore de résultats qui s’imposent par leur propre évidence. Il me semble que nous sommes encore dans une phase un peu hybride. 
L’outil me fascine néanmoins, parce que je découvre quelque chose que je n’ai pas bâti moi-même. Je donne des inputs, et je récupère un résultat qui m’étonne un peu, au sein duquel je peux me mouvoir. Je tourne autour, je peux le considérer d’en haut, d’en bas, je peux circuler, ou plutôt je peux faire semblant de circuler à l’intérieur.

En quelque sorte, l’informatique pourrait nous permettre de partager le voyage d’Alice aux pays des merveilles, de traverser le miroir ?
Tout à fait. Mon fils, qui travaille avec le programme Solidworks, très structuré pour les ingénieurs, produit des dessins d’une beauté infinie. Mais pourquoi sont-ils aussi beaux ? Parce que le code et l’application, jusqu’à la matérialité, ont été élaborés en fonction du rendu de tout ce qui est métal. Par contre, dès que je rentre dans le monde archaïque qui va de la brique au béton, dans lequel on juxtapose des modules et où l’on coule des éléments, alors là il y a un énorme vide. Je lui avais demandé de faire un essai, de faire un rendu, avec la même élaboration, d’un projet d’architecture : il en est ressorti quelque chose de fade, plat, sans épaisseur ni profondeur. Cela parce que c’est un domaine qui reste en marge, parce qu’il n’a pas été soumis à un œil cultivé, directement intéressé. 
J’aime cette idée de se laisser fasciner par l’image, de passer de l’autre côté du miroir. Alice, en traversant le miroir, rencontre une autre réalité. Dans un autre domaine, chaque fou rencontre une autre réalité. Il ne faut pas oublier que la base de ce comportement de fascination, c’est la schizophrénie.
Dans tous les mythes anciens, on essaie, à partir du chaos, de l’aléatoire, de structurer un concept de matière organisée. Aujourd’hui, on est fasciné par l’aléatoire. Peut-être par réaction à un « trop plein » de structure et de structuralisme, il y a donc le plaisir de se laisser aller, pour voir ce qui peut se passer.  

Vous dites qu’il ne faut pas être pessimiste, mais qu’est ce que cela signifie pour la jeune génération, qui apprend uniquement avec ces nouveaux outils ? 
Il faut d’abord clarifier le concept du pessimisme. Je suis encore dans cette définition, je crois, d’un bon marxiste des années 30, qui dit que le pessimisme est une attitude « petite bourgeoise ». La réalité est que l’histoire de l’homme est une histoire tragique. La nature oblige les formes organiques à se reproduire et à périr pour se reproduire. Par ailleurs, plus de 90 % de toutes les formes de vie présentes depuis le début de l’histoire de la vie ont aujourd’hui disparu. 
Pour en revenir au début de notre entretien, je pense que le fait de dessiner sans dessiner, qui est aujourd’hui d’actualité, rentre exactement dans cette dimension contemporaine qui nous permet d’obtenir la chose sans réellement faire la chose. Parce que la chose, elle se fait d’une autre manière. 
Le cas de la voiture est particulièrement significatif, parce qu’il est l’exemple le plus direct de l’aliénation via la chaîne de montage. Henri Ford, lorsqu’il a mis au point la chaîne de montage, a pris pour modèle une usine de destruction ou de transformation de la matière, puisque c’est en observant le travail au sein des abattoirs de Chicago qu’il a tiré son système. Il a constaté qu’il était mille fois plus rentable de garder l’ouvrier immobile, plutôt que de le voir effectuer des mouvements aléatoires autour l’animal à dépecer. 
C’est à la fois effrayant et intéressant, puisque c’est à partir d’un processus de déconstruction qu’il met au point un processus de construction. Cette déconstruction/construction est celle qui s’applique actuellement dans le monde du bâtiment. La figure du maître du chantier, soit quelqu’un capable de tenir sous ses yeux l’ensemble des savoir-faire individuels, est en train de disparaître, même si les recettes de Ford sont difficiles à appliquer à l’architecture, dont le chantier reste en partie archaïque : il faut encore faire des traces à la craie pour poser des câbles, par exemple. Une chose qui, pour le monde de la mécanique, serait inconcevable.
L’image architecturale veut elle aussi jouer sur cette décomposition, qui est d’abord une perte d’unité d’esprit. En s’ouvrant à des expériences inédites, elle teste une nouvelle tectonique, mais seulement d’un point de vue virtuel, car jusqu’à preuve du contraire, nous sommes des animaux soumis à la loi de Newton. Nous avons donc des idées assez claires du haut et du bas. Néanmoins, l’image virtuelle nous incite à jouer sur cela, en introduisant des plans inclinés, des parois qui penchent vers l’extérieur plutôt que vers l’intérieur, sans vérifier quelles sont les conséquences sur la perception réelle de l’espace. Ce qui renforce le monumentalisme dans l’architecture actuelle. L’idée de continuité humble, l’idée de rue, laisse la place à l’idée que chaque objet devient autonome, patron de son propre espace, de sa propre identité. C’est une architecture de grand orgueil. 
La machine pilotée par informatique offre des pouvoirs nouveaux. Elle génère des formes qui sont difficilement maîtrisables avec un processus mental graphiquement transmis. Prenons l’exemple de la réalisation de Maximiliano Fuksas pour la foire de Milan, une grande verrière qui monte en colimaçon : pour couler le verre qui s’adapte à cette forme, il est indispensable d’avoir un programme informatique qui permette de piloter des machines. Reste la question du sens et du coût de ces possibilités nouvelles.
Le Rolex Learning Center à l’EPFL est fascinant pour cela. La génération de ses formes se heurtent à la réalité physique, il y a plus d’invention dans ce qui est caché que dans ce qui est montré. Chaque jour, je regardais le chantier, les ferraillages qui étaient montés : une œuvre d’art vouée à disparaître et qui n’avait rien à voir avec l’architecture visible. 

Que vous évoque un projet comme celui de « Metropol Parasol » à Séville, dont les formes organiques ont été générées par algorithmes, alors que son système constructif s’apparente à un mécano assez rustique ?
C’est la fonction qui me surprend, car on veut faire un parasol géant avec des moyens démesurés alors qu’à Séville, on connaît depuis fort longtemps les toldi, ces toiles tendues l’été pour faire de l’ombre, et qui permettent de supporter les grandes chaleurs. Je me rappelle qu’à 45°?C, on se sentait très bien là-dessous, car ça générait de petits courants d’air. Ce type de solutions est de l’ordre d’une intelligence collective, lentement mise au point ; ce que j’adore dans l’histoire des techniques. L’idée que tout à coup le génie intervient pour donner « la » solution, « la » manière d’imaginer comment doivent vivre les gens, ça m’a toujours agacé. 
En architecture, je n’ai jamais été particulièrement fasciné par les grands noms qui jalonnent l’histoire. Ce qui me plait, c’est de savoir comment les choses se nuancent petit à petit, s’adaptent, se contaminent, alors que les grands jeux de l’invention éclatante qui devrait modifier d’un coup la façon de percevoir le monde, ça me heurte un peu. Et nous vivons dans une époque du « challenge ». C’est le mot clé qui est vendu à gauche et à droite, et lorsque les mots sont trop répétés, ils se vident de leur contenu et risquent de devenir des maniérismes.
Alors c’est très bien que l’on se pose des questions de modification de la perception et de la représentation de l’espace. Mais lorsque l’étonnement qui en découle se répète en boucle, il n’est plus un étonnement, il devient une manière. Pourtant, on continue de répéter cet exercice, même en sachant qu’il a un coût social énorme. 
Qu’une ville ait besoin de temps en temps de s’inventer un objet fétiche, une pyramide par exemple, ça me va très bien, c’est peut-être une solution. L’histoire de la ville fait parler, elle provoque un intérêt. Mais ce sont des choses qui ne peuvent pas se reproduire sans fin. Et l’histoire de l’architecture est une histoire qui reste profondément semblable, même en ayant d’autres caractéristiques. C’est une manie très ancienne, de lancer un caillou dans un étang pour que les vagues répercutent l’événement, pour finir par occuper un espace qui contamine le plan d’eau jusqu’à ses limites. Déjà à l’époque de la Renaissance, de Florence le style passe à Rome et ensuite envahit la France. Sebastiano Serlio, commandité par François 1er pour redessiner les châteaux français à la manière nouvelle, va prendre ces structures appartenant à un ordre gothique pour les remettre à la page (fig. 6). Il faut mettre la fenêtre à l’italienne, il faut faire des choses qui sont un peu pathétiques. Donc, d’une certaine manière, ces vogues peuvent me déranger, mais je vois qu’elles font partie d’une histoire qui est toujours la même. 

Dans la formation actuelle d’un étudiant en architecture, est-ce que la pratique manuelle du dessin va tendre à disparaître ?
Je ne sais pas si nous sommes exactement dans cet état, si réellement ils ne dessinent plus. Nous sommes dans une situation hybride. Il semble qu’à l’Ecole polytechnique fédérale de Lausanne, on a décidé de sauvegarder la branche après ma retraite et que personne ne va prendre la responsabilité de dire que le dessin est devenu désuet, qu’il ne sert plus a rien. Dans les autres écoles que je fréquente, le dessin est toujours présent. Il n’est pas dominant, mais il ne l’a jamais été : il a toujours été au service du projet d’architecture. Seule exception, l’Ecole de Venise, où il a même été la branche dominante dans le propédeutique à un certain moment : il faisait presque la distinction entre celui qui était apte et celui qui n’était pas apte. 
Je ne sais pas si l’on peut dire que nous sommes proches d’un moment où le dessin va disparaître. Je reçois régulièrement des rendus de la faculté de Yale qui me montrent qu’ils dessinent beaucoup et travaillent avec la maquette « à l’américaine », c’est-à-dire avec du carton coupé à la main. Pas celle qui doit être parfaite à la découpe laser, qui est selon moi une maquette aberrante, une maquette de fin de projet. 
J’ai un peu de peine à définir le statut à venir du dessin dans l’architecture. J’ai récemment parlé avec Renzo Piano, qui m’a dit qu’il y a deux ou trois ans, ils avaient décidé que dans son bureau, tout ce qui était de l’ordre de la conception devait à nouveau être fait à la main. Donc je crois que cela restera incontournable, d’avoir un papier devant soi et de commencer à tracer quelque chose, une esquisse d’ensemble au 1/500e, puis un dessin de concept au 1/200e, que l’on peut replier, mettre dans la poche, ressortir le soir sur une table de bistrot, le griffonner et le revoir le lendemain matin au réveil. 
Je ne suis donc pas assez radical et catastrophiste pour accréditer l’idée que le dessin serait un langage dépassé. Historiquement, ce n’est pas concevable. La préoccupation critique et théorique sur l’avenir du projet d’architecture me semble plus légitime. Je vois à Lausanne ou à Mendrisio que les étudiants s’expliquent entre eux leur projet par le dessin. Ce dessin est peut-être maladroit, parce que la quantité d’heures consacrées à cet exercice s’est réduite. Le dessin est un langage qui doit être entraîné, plus il est entraîné et plus il est maîtrisé. C’est le pari que j’ai relevé à l’EPFL, en démontrant qu’avec le temps nécessaire, tout le monde arrive plus ou moins a accomplir la tâche qui lui a été assignée. Et je crois que c’est un pari que j’ai gagné. 
Au 19e siècle, on publiait des gravures exécutées par des ouvriers qui réalisaient, par exemple, l’illustration par Gustave Doré de la comédie de Dante. La transmission de ces dessins sur la page imprimée était assurée dans des ateliers où des dizaines de petites mains avaient choisi ce métier non comme auteurs, mais comme techniciens. Et ils dessinaient comme des dieux, de manière plus ou moins consciente. Mon pari était en quelque sorte la reproduction un peu cruelle de ce type de production, car elle sollicitait plus ou moins une communication inconsciente. Et de fait, si je donnais la règle du jeu, 80 % des étudiants ont répondu aux attentes de manière plus que digne, alors que 20 % d’entre eux répondaient d’une manière étonnante, car elle dépassait les consignes. 
De la même manière, si l’on considère les dessins des élèves des différentes écoles techniques suisses des années 50 et 60, on réalise à quel point ils étaient extraordinaires. Ils révèlent fortement la qualité d’un enseignement où tout était unifié de façon impeccable, jusqu’à l’écriture du cartouche. Et cette qualité, on doit admettre qu’on l’a perdue. 

Arduino Cantàfora est professeur ordinaire à la retraite de l'Ecole polytechnique fédérale de Lausanne. Il a dispensé des cours dans le domaine de la représentation.

 

L’ENSEIGNEMENT DU DESSIN EN SUISSE ROMANDE

 

A l’âge de l’informatique et des programmes de représentation 3D, à l’heure où les tables de dessin servent plus de support pour les ordinateurs qu’à leur fonction initiale, la question de l’enseignement de la représentation architecturale dont bénéficient les étudiants se pose. Le crayon est-il en train de disparaître, a-t-il déjà disparu des salles de cours et des ateliers de production ? Ou, au contraire, est-il toujours d’actualité ?
A l’EPFL, l’enseignement du dessin – sous le nom d’Art du dessin I et II – est prodigué tout au long du Bachelor d’architecture à hauteur de quatre heures hebdomadaires par semestre, réparties en une heure de cours et trois heures d’exercices. Lors de l’année propédeutique, les étudiants acquièrent les bases de la représentation : les codes du trait, les différentes modalités de saisie du réel et le traitement de la spatialité, notamment. La deuxième et la troisième année font l’objet d’un cours thématique pouvant changer selon les années, mais dont l’objectif reste le même : apprendre aux étudiants « à voir, à lire, à se lire à travers l’expression visuelle », et leur permettre d’assimiler les différentes techniques d’expression nécessaires à la discipline. Lors du Master, les futurs architectes peuvent approfondir cet apprentissage par trois heures de cours et trois heures d’exercices hebdomadaires, en option. 
A la Haute école du paysage, d’ingénierie et d’architecture de Genève (hepia), le dessin ne fait pas l’objet d’un enseignement particulier, mais est intégré dans les cours de « représentation visuelle ». Lors de ces cours, donnés en 1ère et 2e année du Bachelor, à hauteur de 64 heures les deux premiers semestres et 16 heures le troisième, les étudiants acquièrent les « techniques et une culture des représentations de l’espace ». Le but est de développer un langage graphique par la pratique de différents instruments : le crayon, l’appareil photo et l’ordinateur. L’exercice du dessin peut être prolongée lors du jointmaster of Architecture – proposé par l’Ecole d’ingénieurs et d’architectes de Fribourg, par le Département d’architecture, bois et génie civil de la Haute école spécialisée de Berne et l’hepia – par un cours de dessin académique à option. 
Comme le montre ce rapide survol, l’ordinateur n’a pas tué le crayon. Au contraire, il en révèle très certainement ses principales qualités. Pour le professeur Arduino Cantafora, l’apprentissage du dessin est très certainement la condition sine qua non pour une bonne utilisation des outils informatiques : « Le fait de passer par le biais d’une expérience directe d’un artisanat différent, en l’occurrence le dessin, permet à l’étudiant de demander à l’ordinateur quelque chose qu’il a appris à gérer. Par exemple, lorsqu’il est en face de millions de couleurs que la machine peut générer, s’il n’a pas en tête des échelles chromatiques, il se retrouvera totalement démuni face à cette multiplicité. » 
Même son de cloche auprès des responsables du jointmaster de l’hepia, qui, en 2009, ont organisé un voyage d’étude en Italie sous le signe du « retour aux sources ». Les étudiants devaient laisser de côté leur appareil photo et utiliser au maximum le carnet de croquis. Pour Nicolas Rossier, adjoint scientifique au jointmaster, les outils informatiques sont trop souvent utilisés pour vendre une image, une émotion : « Avec l’informatique, on tend beaucoup trop vers l’esthétisme et les étudiants se perdent dans les détails. » De plus, avec l’ordinateur on « fait faire » alors qu’avec le dessin à la main « on fait ». L’acquisition d’une mémoire du geste, du travail accompli est donc beaucoup plus importante pour les étudiants. Ce qui devrait être l’objectif de tout apprentissage réussi. 
Cedric van der Poel

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