Bénédictions
On a les polémiques qu’on peut. Originellement, la Confédération avait prévu un abbé, un imam et un rabbin, lors de la cérémonie d’inauguration du tunnel du Gothard. Les protestants ont protesté: «Comment?! Un catholique sera là et pas un seul représentant de notre foi?»
Voulant éviter un nouveau Sonderbund, Berne a rapidement changé son fusil d’épaule. Un pasteur a pris part à la cérémonie, le 1er juin 2016.
On l’oublie un peu trop souvent, mais nos grandes (et petites réalisations) sont bénies à tour de bras. Le pont de la Poya à Fribourg ? Monseigneur Charles Morerod, évêque du diocèse de Lausanne, Fribourg et Genève, et Pierre-Philippe Blaser, président du Conseil synodal, se sont fait un plaisir de placer les usagers de ce chef-d’œuvre d’ingénierie sous la protection du Très-Haut, en octobre 2014.
On bénit des autoroutes, des écoles, des bateaux, des trains, des gares, des halles d’exposition. On a béni des canons, des épées, des tanks. L’homme a beaucoup béni et beaucoup tué.
Les seules activités ne bénéficiant de presque plus aucune bénédiction sont les travaux agricoles. Comme notre société est de moins en moins rurale et nos paysans toujours plus désespérés par un métier en voie de disparition, on ne bénit plus beaucoup les semailles, les premiers fruits et les moissons.
Par contre, on bénit les motards! Un succès fou. Il y a six ans, l’abbé de l’église Saint-Joseph à Genève a décidé de placer quelques motards sous la protection divine. L’entrée dans la nef d’une Triumph Rocket III rutilante et vrombissante (2300 cm3, 8 litres au 100 km) a marqué les consciences. Le succès est allé croissant. Ainsi, en mai 2016, deux mille adeptes, casque sous le bras gauche et le droit prêt à se signer, se sont vus aspergés d’eau bénite. Saviez-vous qu’une prière du motard a été composée? Elle vaut son pesant de lubrifiant: «Lorsque je roule, Seigneur, accorde-moi une main ferme et un œil vigilant. Eloigne de moi la bêtise qui pourrait transformer ce moment de bonheur en un cauchemar pour moi et mes proches.»
Dans ces conditions, pourquoi diable souscrire une police d’assurance? Dieu ouvre l’œil à chaque virage…
Trêve de ricanement. La situation est sérieuse. A force de multiplier les demandes de bénédictions, l’homme n’est-il pas allé trop loin ? Avons-nous poussé Dieu à accorder des bénédictions contradictoires?
Un exemple: la bénédiction de deux mille motards en 2016 n’entre-elle pas en conflit avec celle demandée en 2012 par les habitants des communes de Fiesch et Fieschertal, dans le Haut-Valais, qui se sont rendus en procession vers une chapelle de la forêt d’Ernerwald pour implorer Dieu de freiner la fonte du glacier d’Aletsch? Car chacun sait qu’en été, les motards adorent faire des cols de montagne. Des milliers de moteurs qui expédient leur CO2 dans l’atmosphère et participent au réchauffement climatique. Donc à la fonte du glacier d’Aletsch…
Sauver les motards ou sauver un glacier: même Dieu ne peut pas tout et son contraire!
Ceci dit, l’homme n’en est pas à une contradiction près. Depuis 1678, les mêmes habitants du Haut-Valais demandaient chaque année à Dieu de les protéger du monstrueux glacier d’Aletsch qui descendait vers eux.
«On peut bénir tout ce qui ne contredit pas Dieu ou l’Evangile », affirme Loïc Belan, responsable de la pastorale sacramentelle du diocèse de Versailles, dans une interview à La Croix. « Il arrive, lors d’un baptême, que l’on me demande de bénir une médaille représentant un signe du zodiaque. J’explique alors que je ne peux pas. Mais, à part de rares cas, l’on peut tout bénir, car tout sort de la main de Dieu.»
Pour en revenir au Gothard, Allianz m’envoie ce matin un mail d’autocélébration, pour m’informer qu’elle assure le tunnel de base depuis 17 ans. Autrement dit, depuis le début du chantier.
Je résume: avant l’inauguration, Allianz veille sur les ouvriers ; après, Dieu protège les usagers. Tout va pour le mieux dans la meilleure des théocraties possibles.
