Bar­rages suisses et chan­ge­ments cli­ma­tiques

Les barrages helvétiques ont été construits alors que les changements climatiques n’étaient pas encore d’actualité. Recul des glaciers, apports d’eau annuels, saisonnalité, sédimentation : des facteurs qui affectent à la fois l’exploitation des installations existantes et la planification de nouveaux projets

Date de publication
19-03-2013
Revision
23-10-2015

Depuis Fukushima et le projet du Conseil fédéral de sortir du nucléaire, l’énergie bleue fait l’objet d’un regain d’intérêt. Mais le potentiel économiquement rentable est déjà grandement exploité et une majorité des concessions arriveront à terme dans les années 2020-50 (voir encadré ci-dessous).
Les changements climatiques modifient considérablement le contexte dans lequel les barrages sont exploités : les ruissellements sont perturbés, la sédimentation s’intensifie et le retrait prévisible des glaciers va engendrer des lacs proglaciaires qui pourraient être exploités. L’hydroélectricité traverse donc des années charnières.
Dans le Val de Bagnes en Valais, les installations de Mauvoisin, construites entre 1951 et 1958, illustrent bien la problématique actuelle. Les travaux d’entretien effectués et les projets à venir ont tous un lien plus ou moins direct avec les changements climatiques, et les nombreuses études scientifiques réalisées sur le plus haut barrage-voûte de Suisse permettent une compréhension approfondie du sujet1.

Le ruissellement en mutation


Dans les Alpes, le cycle de l’eau est fortement modifié par le réchauffement climatique. Un phénomène qui devrait s’accentuer à l’avenir. Certains résultats obtenus avec des modèles de climat prévoient une hausse de température d’environ 4° C en hiver et 6° C en été d’ici la fin du siècle (Beniston, 2012). Les stocks de glace vont donc continuer à diminuer. Ceux-ci n’étant pas infinis, on s’attend à une décroissance des débits annuels exploitables à moyen terme. Ainsi, le potentiel hydroélectrique brut2 suisse devrait diminuer de 14 % d’ici 2070 (Lehner et al., 2005).
A Mauvoisin, les quantités annuelles d’eau changent aussi. Depuis 1900, les débits du bassin versant ont augmenté de 23 %. Cette hausse s’est effectuée en deux vagues successives (1910-45 et 1975-95), liées en partie aux variations des conditions météorologiques (shéma). Si la première a certainement permis que le barrage soit largement dimensionné, celui-ci a tout de même été surélevé de 13,5 m entre 1989 et 1991. Ce choix était lié à un projet plus large, Mauvoisin II. Il n’a finalement pas été réalisé, mais ces travaux font qu’il est aujourd’hui possible d’exploiter pleinement la hausse des flux d’eau engendrée par les changements climatiques.
Selon le scénario A1B du GIEC (voir encadré ci-dessous), une hausse du ruissellement annuel suivie d’une grande chute est à prévoir (schéma). Dans les 20 prochaines années, les débits entrant dans le lac de Mauvoisin devraient atteindre 275 millions de m3 par an, ce qui représente une augmentation de 4 % par rapport à la situation actuelle. Par la suite, les débits vont vraisemblablement être ramenés à la situation connue au début du siècle dernier. La disparition progressive des glaciers en est la principale cause. Des pertes en précipitation vont également accentuer la décroissance. Selon ces prévisions, en 2100, le lac de Mauvoisin ne pourra plus être rempli et vidé chaque année (Gaudard et al.).
Si le volume des débits annuels sera comparable à ceux de 1900, la distribution saisonnière différera. A la fin du siècle, les glaciers ne devraient couvrir plus que 3 % de la surface du bassin versant, contre 41% en 2010 (schéma). En parallèle, les pluies liquides vont devenir la source principale des écoulements, en lieu et place de la fonte des neiges. Celle-ci devrait également intervenir plus tôt au printemps. Globalement, les apports devraient fortement baisser en été et légèrement augmenter le reste de l’année.

Les sédiments, ce fléau


Un autre souci pour les gestionnaires de barrage provient des sédiments. Grâce à ses conditions géologiques, la Suisse reste relativement épargnée par un remplissage accru de ses barrages. Cependant, 80 % du volume des réservoirs hydroélectriques européens (Russie comprise) devrait tout de même être perdu par sédimentation d’ici 2080 (Basson, 2009). De plus, le retrait des glaciers risque d’accroître l’apport de particules dans les réservoirs. En se retrouvant à l’air libre, les dépôts qui étaient stockés sous la glace seront alors charriés par les écoulements d’eau. 
Les avalanches sous-lacustres sont encore plus problématiques. En temps normal, les sédiments s’accumulent à l’entrée du réservoir. Mais il arrive qu’il y ait un différentiel important entre la densité de l’eau entrante et celle du lac. Dès lors, le flot plonge à l’intérieur du réservoir, entrainant avec lui les particules en suspension. Il peut également emporter des éléments plus gros grâce à l’énergie emmagasinée. Ceux-ci sont alors transportés jusqu’au barrage, soit le pire endroit pour les installations (Jenzer Althaus, 2011).
Dans le cas de Mauvoisin, ces phénomènes liés à la sédimentation ont conduit à des travaux d’envergure entre 2001 et 2006. La conduite reliant le lac aux turbines menaçait de s’obstruer et la prise d’eau a donc été élevée de 38 m, réduisant le volume utile de la retenue de 207 à 192 Mm3. Cette diminution de l’ordre de 7 % représente une contrainte plus forte pour la gestion du réservoir. 

Vous avez parlé d’opportunités?


A l’heure où l’on veut favoriser les énergies renouvelables, toute réduction du volume de réserve est préoccupante. Au cours des années à venir, l’importance du stockage devrait s’accentuer, notamment si la part du photovoltaïque et de l’éolien s’accroit. Ces deux sources d’électricité sont intermittentes, puisque c’est avant tout la météo qui décide du moment de production. Si celle-ci est élevée alors que la consommation est basse, il faut disposer de moyens de conserver l’énergie. Les réservoirs possédant une pompe sont très efficients pour ce service. De plus, ils sont intéressants pour le stockage de longue durée, car les pertes sont faibles. Si le volume disponible des installations hydroélectriques diminue, il faudra combler ce déficit. 
Les changements climatiques offrent également des opportunités à moyen terme. Le retrait des glaciers ouvre certaines perspectives intéressantes. Les terrains qui vont se libérer seront en effet susceptibles d’abriter de nouveaux lacs naturels ou artificiels, qui pourront servir de réservoirs. Il faut toutefois saisir les occasions qui vont se présenter et cela se prépare déjà maintenant.
Dans le cas qui nous intéresse, le glacier de Corbassière, situé en amont du lac de Mauvoisin, va certainement laisser place à une étendue d’eau d’ici la fin du siècle. S’il y a encore débat entre scientifiques concernant le volume de celle-ci, les recherches préliminaires montrent qu’il pourrait être rentable d’installer un système de pompage-turbinage entre le réservoir actuel et ce futur lac (Terrier et al., 2011). L’adjonction d’un tel système au site de Mauvoisin montrerait qu’à l’instar de tout élément qui souhaite durer, les systèmes hydroélectriques doivent eux aussi savoir s’adapter aux changements permanents du milieu dans lequel nous vivons.

Notes
1 Cet article est basé sur des résultats obtenus en collaboration avec l’ETHZ dans le cadre du projet FUGE. Voir www.nfp61.ch/F/projets/cluster-hydrologie/recul-glaciers
2 Total de l’énergie potentielle annuelle venant de l’eau si elle était ramenée aux frontières du pays sans aucune perte. Cela donne une première approximation de l’impact des changements climatiques sans considérer les contraintes techniques, économiques ou institutionnelles.

Bibliographie
-Basson, G. R., 2009, Management of siltation in existing and new reservoirs, 23rd Congress of the Int. Commission on Large Dams CIGB-ICOLD, International Commission on Large Dams, Brasilia
-Beniston, M., 2012, « Impacts of climatic change on water and associated economic activities in the Swiss Alps », Journal of Hydrology 412, 291-296
-Gabbi, J., Farinotti, D., Bauder, A., Maurer, H., 2012, « Ice volume distribution and implications on runoff projections in a glacierized catchment », Hydrology and Earth System Sciences 16, 4543-4556
-Gaudard L., Gilli M., Romerio F., Economic and hydrological impacts of climate change on hydropower
-Jenzer Althaus, J.M.I., 2011, Sediment Evacuation from Reservoirs through Intakes by Jet Induced Flow, EPFL
-Lehner, B., Czisch, G., Vassolo, S., 2005, « The impact of global change on the hydropower potential of Europe : a model-based analysis », Energy Policy 33, 839-855
-Terrier, S., Jordan, F., Schleiss, A.J., Haeberli, W., Huggel, C., Künzler, M., 2011, « Optimized and adapted hydropower management considering glacier shrinkage scenarios in the Swiss Alps », In : Schleiss, A.J., Boes, R.M. (Eds.), Dams and Reservoirs under Changing Challenges, CRC Press

Ludovic Gaudard, doctorant à l’Institut des Sciences de l’Environnement, Université de Genève

 

 

Portrait de Mauvoisin - Situation géographique : Val de Bagnes (Valais)

- Années de construction : 1951-58
- Réhaussement du barrage : 1989-91 
- Volume utile du barrage : 192 mio m3
- Hauteur du barrage : 250 m 
- Puissance totale : 421,5 MW 
- Production moyenne annuelle : 1049 GWh
- Opérateur : Forces motrices de Mauvoisin
- Fin de la concession : 2041 Le scénario A1B du GIEC Tous les résultats présentés dans cet article sont basés sur le scénario A1B du GIEC. Il considère une forte croissance économique et démographique. De plus, le mix énergétique est équilibré entre ressources fossiles et les autres. C’est l’un des scénarii le plus utilisés en science car il est intermédiaire (soit ni trop optimiste ni alarmiste). Il prévoit que les émissions de CO2 vont culminer vers le milieu du 21e siècle. Par contre, leur concentration dans l’atmosphère continuera de grimper par effet d’inertie jusqu’en 2100. Elle aura alors doublé en comparaison à 1990. L’augmentation de la température moyenne sera d’environ 2,6° C sur l’ensemble du globe. A Mauvoisin, une hausse moyenne de 3,4° C est prévue.  Le débat des concessions Le droit d’utilisation de l’eau est régi par les concessions. Elles sont délivrées soit par le canton (au Tessin), soit par les communes (en Valais). Les termes sont négociés, mais cadrés par les lois fédérales. Ainsi, elles ne peuvent pas durer plus de 80 ans. La majorité va donc s’arrêter entre 2020-2050, puisque les barrages ont été construits essentiellement durant les trente glorieuses. 
A leur échéance, les communautés concédantes (cantons ou communes) vont obtenir gratuitement les parties mouillées, soit toutes les installations en contact avec l’eau (le barrage). En revanche, elles devront payer une indemnité équitable aux propriétaires actuels pour obtenir les parties électrique (les transformateurs). Cependant, chaque concession a ses particularités. Le débat actuel concerne surtout le renouvellement des concessions. En Valais, quatre options sont actuellement envisagées :
- l’opérateur actuel est reconduit,
- une nouvelle société suisse ou étrangère obtient ce droit,
- les Forces motrices valaisannes récupèrent toutes les concessions du canton,
- la Suisse doit s’aligner sur le droit européen et les communes concédantes doivent mettre les droits d’utilisation de l’eau sur le marché ; ils sont octroyés au plus offrant, suisse ou étranger.
Quelle que soit la solution qui sera finalement adoptée par les autorités, il faut préparer cette transition. Surtout qu’une concession peut être renégociée avant son échéance. Cela signifie que les tractations vont commencer dans les années à venir. Au vu des enjeux politiques et économiques, le débat est déjà largement ouvert.

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