Aven­tures pré­fa­bri­quées

Les photographies et le texte inédit de Mathieu Gafsou sont issus d'un travail à la frontière entre art et documentaire publié en 2012 aux éditions 19/80

Date de publication
04-01-2017
Revision
05-01-2017

Au départ, les Alpes ne sont qu’un bout de pays sans intérêt, dangereux à traverser qui plus est. Le Grand Tour, voyage initiatique des jeunes aristocrates anglais sur le continent, ne s’intéresse à la Suisse qu’à partir de la fin du 18e siècle. Car les canons de la beauté classique (nature bien ordonnée, fertile, douce, arcadienne) laissent petit à petit place au pittoresque, puis à l’esthétique du sublime. Le territoire alpin, qui n’était qu’un périlleux passage obligé pour accéder aux richesses culturelles de l’Italie, devient une destination. Cette portion de pays habitée par des sauvageons un peu crétins devient un paysage. Les premières infrastructures touristiques voient d’ailleurs le jour au 19e siècle pour accueillir les touristes anglais, de plus en plus nombreux, en quête de paysages sublimes. Les aristocrates sont rejoints par les bourgeois et voilà qu’apparaît le tourisme moderne…

Ce temps où la montagne suscitait d’incommensurables vertiges semble aujourd’hui lointain. On paie (cher), on prend le téléphérique express et, depuis notre plateforme panoramique en plexiglas, on contemple le paysage le temps d’un selfie, avant d’aller visiter le ventre du glacier en toute quiétude (sentier balisé par des moquettes, son et lumières). La tenue de rigueur est loin des impératifs de l’alpiniste. Qui en talons, qui en chemisette, on se promène sur les cimes comme on le fait à la plage. On y consomme aussi le paysage de la même façon, en masse. Etonnant paradoxe: l’expérience du sublime est à l’origine du tourisme et c’est pourtant ce même tourisme qui menace l’expérience en question, au profit d’une nouvelle forme d’usage du territoire, nourrie de marketing, d’entertainment et de plaisir immédiat. 

C’est partant de ce constat que cette série de photographies a vu le jour: le tourisme alpin se transforme et s’émancipe de la tradition montagnarde à mesure que les infrastructures se développent et que l’on se rend compte, réchauffement climatique oblige, que la neige ne sera pas toujours de l’or blanc. On découvre donc de nouveaux usages estivaux, qui tendent à désacraliser la montagne alors même que le principal argument commercial des tour-opérateurs demeure le paysage. La logique du parc d’attraction commence à s’installer sur les sommets. Glacier 3000 aux Diablerets et le parc glaciaire du Titlis sont exemplaires de cette nouvelle tendance. Les descriptifs de leurs activités promettent de «l’amusement», de la «vitesse» et des «poussées d’adrénaline», autant de sensations qui ne sont pas le propre de la montagne et qui témoignent de la genèse d’un nouveau paradigme de l’expérience alpine.

Le tourisme étant un mouvement global, on découvre aussi dans «nos» Alpes des comportements, des attitudes, qui détonent et peuvent susciter quelques sourires... La montagne n’est pas investie des mêmes valeurs que l’on soit Chinois, Sénégalais ou Suisse. Curieuse assertion qui nous rappelle que ce que nous sommes susceptibles de vivre, d’éprouver dans le territoire, nous l’avons aussi appris. Il semble donc logique que les valeurs de ce nouveau tourisme soient elles aussi des valeurs globales, mondialisées. Une montagne avec audioguide, où l’on se marre, où l’on fait du toboggan, où l’on éprouve du fun et où l’itinéraire le plus complexe que l’on devra prévoir est celui qui mène du restaurant des cimes au parc aventures du glacier. Le langage le plus universel est celui de la consommation de masse.

Entre art et document, entre authenticité de l’expérience vécue et regard analytique, mes photographies oscillent entre deux pôles: le regard se fait tantôt sociologique, tantôt sensible. Cette double dimension, un peu contradictoire, permet de thématiser les paradoxes induits par le développement du tourisme. J’essaie de montrer une montagne complexe, belle ou sublime mais aussi exploitée, merchandisée, façonnée, stéréotypée ou nationalisée, quitte à me contredire mais de façon à produire un discours pluriel, sinueux, qui, d’impasses en panoramas, témoigne de la multiplicité du sujet. 

Matthieu Gafsou est photographe (www.gafsou.ch/)

 

Références

 

Alpes
Matthieu Gafsou
Aurélien Métroz et Joël Vacheron
Edition 19/80
Hardcover + Dustjacket / FR – ENG
Env. 50 planches photographiques
39,00 €

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