Les Pa­ra­dis: re­gards sur la réa­lité phy­sique d'un monde vir­tuel

Depuis les années 1970, les paradis fiscaux sont devenus un élément majeur de l’économie globalisée. Tour d’horizon de ces espaces virtuels contemporains à travers les photographies de la série Les Paradis de Paolo Woods et Gabriele Galimberti.

Date de publication
08-02-2019
Revision
08-02-2019

Isabel Concheiro: Selon l’économiste Ronen Palan, l’économie offshore est «le développement le plus spectaculaire et intriguant du capitalisme moderne»1 et «l’un des enjeux politiques les plus importants de notre époque»2. En lien avec sa croissance exponentielle depuis les années 1970, plusieurs études ont analysé son impact sur l’économie mondiale mais ses dimensions sociale et spatiale ont été moins discutées. Je trouve votre travail photographique Les Paradis3 très intéressant car il essaie de donner une visibilité à ce phénomène mondial. Comment vous-est venu l’idée de ce projet? 
Paolo Woods: J’ai une formation de photojournaliste. Très rapidement, j’ai travaillé comme grand reporter, mais les sujets traités par le photojournalisme m’ont plutôt déçu. Cela m’intéressait beaucoup plus de photographier des sujets contemporains qui n’étaient pas vraiment traités par le photojournalisme classique. J’ai par exemple travaillé sur l’arrivée des Chinois en Afrique, j’ai aussi travaillé sur l’Iran, en essayant de montrer le pays sous un éclairage différent. J’ai ensuite vécu en Haïti, qu’on montre toujours comme un lieu de désolation, et là encore, j’ai essayé de le photographier différemment. Je dirais que ce qui me fascine, c’est de photographier des choses qui ne sont pas photogéniques, qui ne sont pas faciles à traduire en images. 

Quand je vivais en Haïti, Gabriele Galimberti, un ami et collègue photographe, est venu me rendre visite. Il faisait le tour du monde pour un autre projet photographique et venait de faire une très bonne année sur le plan financier, enfin, assez bonne par rapport au salaire moyen d’un photographe. Pour lui, cela signifiait qu’il allait payer plus d’impôts en Italie. Nous étions donc en Haïti, l’un des pays les plus pauvres du continent américain, à moins d’une heure de vol des îles Caïmans, l’un des territoires les plus riches du continent américain, et un paradis fiscal. Pour plaisanter, Gabriele m’a dit : «Nous devrions y aller; je pourrais y cacher mon argent et comme ça, je ne paierai pas d’impôts en Italie.» On s’est alors rendu compte qu’on ne connaissait rien au fonctionnement réel des paradis fiscaux. Peut-on vraiment faire ça? Peut-on vraiment aller aux îles Caïmans, ouvrir un compte bancaire et ne plus payer ses impôts dans son pays? On s’est donc penché sur le sujet, on a fait des recherches, et environ six mois plus tard, on a pris un vol à Port-au-Prince pour les Caïmans, en passant par Panama. C’était le début d’un projet qui a duré trois ans.

Pensez-vous que ce travail a permis de mieux sensibiliser le public à ce sujet?
Je l’espère. Le livre Les Paradis, publié en français et en anglais, est aujourd’hui épuisé, et l’exposition a été présentée dans une quinzaine de pays. Beaucoup de ceux qui ont vu ce travail m’ont dit que c’est à travers ces images qu’ils ont finalement compris ce qu’était un paradis fiscal. Je pense que nous avons vraiment eu de la chance, parce qu’au moment où nous avons commencé à travailler sur le projet, nous avons été contactés par une organisation qui préparait les Panama Papers, et qui nous a proposé de collaborer avec eux. Comme les Panama Papers ont été divulgués après la publication du livre, beaucoup d’articles qui ont parlé du sujet ont utilisé nos images. Cela a donné une énorme visibilité à notre projet et, dans le même temps, une visibilité à un sujet qui en manquait singulièrement.

Dans quelle mesure était-il difficile d’avoir accès à ces lieux invisibles? 
L’accès à ces lieux a été très compliqué; c’est l’une des raisons pour lesquelles le projet a pris autant de temps. La liste des refus était énorme; dans certains endroits, nous sommes quasiment devenus persona non grata, et dans d’autres, nous étions carrément sur une liste noire. C’était extrêmement compliqué, surtout pour obtenir les droits d’entrée que nous voulions pour notre sujet, notamment dans des lieux comme le port franc de Singapour ou des lieux qui n’ont jamais été photographiés par des photographes indépendants, avant comme après notre projet.

Quels ont été vos critères de sélection pour choisir les paradis fiscaux que vous présentez? 
Ce qu’il faut bien comprendre, c’est qu’il existe différents types et différents degrés de paradis fiscaux. Quand les gens gagnent beaucoup d’argent, ils essaient généralement de payer le moins d’impôts possible, d’une manière légale ou non. La plupart des activités développées dans les paradis fiscaux sont parfaitement légales; elles ne sont peut-être pas justes, mais elles ne sont pas illégales non plus. Lorsqu’une loi interdit certaines activités, les sociétés et les riches particuliers trouvent de nouveaux moyens pour ne pas payer d’impôts. Dans des territoires plus petits, comme les îles Vierges britanniques ou les Caïmans, la plupart des entreprises sont des paradis fiscaux, mais dans les gros centres financiers, comme Singapour ou Hong Kong, il y a une forte activité économique mais aussi beaucoup de paradis fiscaux, c’est-à-dire des entreprises qui essaient de contourner l’impôt.

Nous avons mené beaucoup de recherches pour choisir les lieux présentés dans le livre. Pour bien cerner le sujet, nous avons lu les principaux ouvrages sur les paradis fiscaux, nous avons discuté avec des spécialistes des deux bords, à savoir des économistes qui défendent les paradis fiscaux et des économistes qui s’y opposent, nous avons parlé avec des touristes et avec les offices de tourisme des différents endroits. Nous voulions montrer un large éventail de lieux représentatifs de différents types de paradis fiscaux : les plus anciens, les nouveaux, ceux qui s’adressent aux entreprises, ceux qui s’adressent aux particuliers très riches. 

Différents auteurs considèrent que la Suisse est l’un des paradis fiscaux les plus anciens et les plus importants; avez-vous envisagé d’inclure la Suisse dans votre projet?
La Suisse faisait évidemment partie de notre liste depuis le début. Comparé aux autres endroits, c’est probablement le seul qui ait été un peu photographié, et on a écrit beaucoup d’articles sur la Suisse. Depuis les mesures répressives prise par l’Amérique du Nord contre les banques suisses, la Suisse a externalisé une grande part de son paradis fiscal, si bien qu’il ne s’y passe plus grand-chose aujourd’hui. La Suisse a consenti à lever le secret bancaire dans plusieurs pays, y compris en Europe et en Amérique du Nord, de sorte que si vous ouvrez un compte en Suisse, le centre des impôts français ou américain peut le savoir, ce qui n’était pas le cas auparavant4. Cela dit, elle reste un paradis fiscal important, mais davantage pour ce qu’elle fait dans d’autres pays. Nous avions un très bon sujet en Suisse mais nous ne l’avons finalement pas utilisé. Nous avions rencontré quelqu’un qui avait travaillé dans une banque qui avait dû fermer à cause de ses activités offshore, mais finalement son avocat ne nous a pas donné l’autorisation d’utiliser la photo. Nous avons rayé la Suisse de notre liste parce que, en tant que paradis fiscal, elle était devenue moins intéressante. Il nous a paru plus pertinent de montrer ce qui se passe dans des pays comme les Pays-Bas. Les gens n’en ont pas conscience, mais ce pays est aujourd’hui l’un des pires paradis fiscaux qui soit, parce qu’il attire des entreprises qui ont certes une activité légale, mais dont le système est profondément injuste. 

Les centres financiers offshore sont davantage décrits comme des espaces virtuels que comme des lieux physiques. Selon Palan, «l’offshore est un monde de flux plutôt qu’un lieu.»5 Comment avez-vous essayé de saisir le caractère virtuel de ces lieux pour votre travail? 
C’est justement le point de départ de tout le projet. Quand nous sommes allés aux Caïmans, nous nous sommes rendu compte que les paradis fiscaux ne correspondaient pas à l’image que l’on peut se faire d’un paradis fiscal. La réalité est que vous ne voyez pas grand-chose. Ce qui se passe dans les paradis fiscaux, c’est que souvent, les choses n’ont pas lieu sur place – c’est une excuse – mais dans l’ordinateur. Les paradis fiscaux sont comparables aux «non-lieux» de Marc Augé6. À bien des égards, ce ne sont pas des lieux. En réalité, l’argent ne se trouve pas dans les paradis fiscaux, il transite simplement par eux. Nous avons vraiment essayé de comprendre comment fonctionnent les paradis fiscaux, même si nous ne sommes pas économistes. L’idée était d’être capable de reconnaître ce qu’on y voyait, de comprendre ce que cela signifiait, comme les boîtes postales ou un certain type d’entreprises immatriculées là-bas. Nous avons appris à reconnaître les signes du paradis fiscal, puis nous les avons photographiés. On trouve dans notre projet des exemples de choses qui peuvent sembler vagues ou sans intérêt, mais qu’on comprend en lisant la légende. C’est vraiment ce que nous recherchions, une sorte de ping-pong, de va-et-vient entre la légende et l’image. Les images sont assez ambiguës et empruntent certains stéréotypes à la photographie publicitaire. Tout le livre est conçu sur le modèle du rapport annuel d’une entreprise que Gabriele et moi avons vraiment créée dans le Delaware, aux États-Unis. Tout le langage est très positif, c’est un jargon très publicitaire, et les légendes aident à voir l’envers des images. 

Lorsqu’on se rendait dans ces lieux, l’idée était d’être attentifs à des signaux précis et ensuite d’essayer, dans la mesure du possible, de se rapprocher de l’activité des paradis fiscaux, ce qui n’était pas une mince affaire. Nous avons tenté de le montrer à trois niveaux différents. Le premier était géographique, une manière très directe de montrer à quoi ressemblent ces endroits, par exemple les plages tropicales des Caïmans ou du Panama, ou des lieux très froids comme Jersey, située entre la France et le Royaume-Uni, ou encore des centres urbains comme Hong Kong et Singapour. Puis nous avons voulu montrer des images en quelque sorte métaphoriques, afin de mieux comprendre l’ampleur du phénomène. Enfin, nous avons voulu présenter des images des principaux protagonistes. Nous avons moins mis l’accent sur les victimes des paradis fiscaux, bien que nous l’ayons fait aussi, que sur les personnes qui les dirigent, c’est-à-dire les personnes que nous voulions interviewer et photographier. 

Y a-t-il encore une place pour l’architecture dans ces contextes? 
Je ne pense pas qu’on puisse parler d’une architecture du paradis fiscal. Elle est très anonyme et sans intérêt. Aux Caïmans, il y a un endroit appelé Ugland House7, qui est une sorte de petit centre d’affaires. Nous avons photographié le tableau représentant M. Ugland et sa famille dans le musée de l’automobile qu’il a créé. C’est un tableau très étonnant, qui est pour moi révélateur de ce que sont les paradis fiscaux. Mais lorsque nous sommes allés photographier la Ugland House, qui est très célèbre, dont même le président Obama a parlé8, nous avons trouvé que c’était une petite entreprise banale. Il y a juste des ordinateurs avec les milliers de dossiers des entreprises qui sont immatriculées là. Il s’est passé la même chose lorsque nous sommes allés dans le Delaware pour créer notre société. Certaines des plus grandes firmes mondiales sont immatriculées dans ce bâtiment, un immeuble commercial parmi les plus gris, les plus quelconques et les moins attrayants du Delaware. Par conséquent, je crois que les paradis fiscaux ont d’autres modes de manifestation. Il existe des éléments communs à tous les paradis fiscaux, qui s’incarnent dans la présence d’un certain type de sociétés et d’un certain type de banques. Si vous êtes dans un petit pays et que les quatre gros cabinets comptables9 côtoient les grands immeubles, vous pouvez être certain que vous êtes dans un paradis fiscal. 

Dans les paradis fiscaux, les employés de ces entreprises sont communément appelés «touristes permanents». Comment définiriez-vous les relations qu’ils ont avec la communauté locale? 
C’est évidemment un sujet que nous abordons dans le livre. Les paradis fiscaux emploient peu de personnes. Dans les îles Vierges britanniques par exemple, les activités relatives aux paradis fiscaux représentent 70% de leur PIB, mais elles ne représentent qu’une toute petite portion de la population salariée, et la plupart sont des expatriés. Ils sont là uniquement parce que c’est un paradis fiscal. Par exemple, nous sommes allés voir le vice-président des ordinateurs Dell à Singapour. Si l’entreprise s’est installée là, ce n’est pas parce qu’elle a une activité importante sur place, mais simplement parce qu’elle peut défiscaliser une grosse part de ses revenus. Autrement, elle serait restée en Amérique du Nord. Nous avons photographié cet homme comme s’il avait été superposé à l’arrière-plan. Nous avons utilisé un grand angle avec une petite focale; il porte un costume dans un endroit très chaud et on a l’impression qu’il n’a rien à faire là, que ce n’est pas sa place. 

À la suite de Les Paradis, avez-vous l’intention de faire un autre essai photographique sur des espaces extraterritoriaux, comme les zones franches ou les pavillons de complaisance? 
Pas vraiment, non. Pour ce projet, nous avons photographié la zone franche de Singapour, qui est l’une des plus importantes, et je pense qu’il serait très difficile de pénétrer dans une autre zone franche. Nous avions pensé photographier ces navires qui vous accordent une sorte de nationalité, mais je crois que ce n’est pas un élément essentiel de l’économie mondiale. C’est plutôt la mondialisation qui est le sujet principal de mon travail. Ce qui m’intéresse est de montrer comment on peut photographier la mondialisation. Actuellement, je travaille à un nouveau projet sur les grands laboratoires pharmaceutiques. Le thème est à peu près le même, mais avec une approche différente. 

J’imagine que, cette fois-ci, vous serez amené à venir en Suisse?
Oui, certainement.

Paolo Woods est photographe. Il se consacre à des projets qui mêlent photographie et journalisme d’investigation. Il a publié cinq livres, dont La Chinafrique (2008) et Les Paradis (2015) et a reçu deux World Press Photo Award. 

Gabriele Galimberti est photographe. Il a passé les dernières années à travailler sur des projets de photographie documentaire dans le monde entier, dont certains sont devenus des livres, tels que Toy Stories (2014) et Les Paradis (2015).

Propos recueillis par Isabel Concheiro

 

 

Notes

1. Palan, Ronen, The Offshore World : Sovereign Markets, Virtual Places & Nomad Millionaires, New York, Cornell University Press, 2003, p. 6.

2. Palan, Ronen, Tax Havens. How Globalization Really Works, New York, Cornell University Press, 2010, p. 13.

3. Woods, Paolo et Galimberti, Gabriele, Les Paradis. Rapport Annuel, Delpire Éditeur, 2015.

4. Accord entre la Suisse et l’Union Européenne sur l’échange automatique de renseignements en matière fiscale (EAR), du 27 mai 2015.

5. Palan, Ronen, The Offshore World: Sovereign Markets, Virtual Places & Nomad Millionaires, New York, Cornell University Press, 2003, p. 66. 

6. Marc Augé, Non-lieux. Introduction à une anthropologie de la surmodernité, Paris, Seuil, «La Librairie du XXIe siècle», 2015.

7. Ugland House est l’adresse du siège social de plus de 18 000 sociétés enregistrées aux Caïmans. Source: «Ugland House explained», uglandhouse.ky

8. «Il y a un immeuble aux îles Caïmans qui abriterait plus de 12 000 entreprises. Soit c’est le plus grand immeuble du monde, soit il s’agit là de la plus grande évasion fiscale au monde.» Barack Obama lors d’un débat à Manchester, N. H., le 5 janvier 2008. 

9. Les Big Four (Deloitte, Ernst & Young, KPMG et PricewaterhouseCoopers) sont les quatre plus grands réseaux de services professionnels au monde, proposant des services d’audit, d’assurance, de certification, de conseil en gestion, d’actuariat, de financement et d’assistance juridique. Ils s’occupent de la grande majorité des audits des sociétés publiques, mais aussi des entreprises privées. Source: Wikipédia.

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