Ar­ta­mis : L’ar­chi­pel de la Jonc­tion

Avec l’application d’une structure ponctuelle dans un immeuble de logement coopératif à Genève, le bureau Dreier Frenzel a exploré, entre 2010 et 2018, les possibilités d’une architecture non-­conformiste : la juxtaposition d’appartements pour une famille nucléaire traditionnelle et de clusters comptant jusqu’à 25 pièces.

Date de publication
22-06-2021
Rune Frandsen
Architecte EPFL, MAS ETH gta, Doctoral candidate ETH Zürich

En février 2010, le jeune bureau d’architecture lausannois Dreier Frenzel remporte le concours ouvert pour un nouveau quartier du centre-ville de Genève, sur un site de plus de 26 000 m2, dans l’ancien quartier industriel situé à la Jonction. Cinq maîtres d’ouvrage se partagent un programme ambitieux: de 250 à 300 nouveaux logements, autant de places de parc, un demi-groupe scolaire, de la surface pour des équipements publics et des activités commerciales. Avec cette opération, la Ville et l’État de Genève mettent fin à une occupation du site par l’association Artamis, un centre culturel autogéré. La crise aiguë du logement qui congestionne Genève sert de légitimation à la destruction de cet épicentre d’une culture non-institutionnelle, dont les occupants ne seront que partiellement relogés.

Constitution d’un morceau de ville

Propriétaires des terrains, la Ville et l’État de Genève délèguent la prérogative de construction de logements à travers des droits de superficie. La Codha («coopérative d’habitation»), la Société Coopérative d’Habitation Artamis des Rois (SCHADR) ainsi que la Fondation de la Ville de Genève pour le logement social (FVGLS) bénéficient de ces droits. La proposition de Dreier Frenzel leur attribue chacun un bâtiment indépendant. Deux des trois immeubles à cour proposés sont alignés sur les rues enserrant de part et d’autre le périmètre. Ils absorbent par une forme trapézoïdale les angles entre la rue du Stand, le boulevard Saint-Georges et la logique orthogonale interne du projet. Le troisième volume, strictement rectangulaire, vient occuper le centre de l’îlot. Entre ces trois grandes formes et le contexte environnant, des distanciations diverses dégagent trois espaces publics majeurs aux caractères distincts. Parmi eux, encadrée des trois immeubles de logement, une large place se démarque du maillage des ruelles asphaltés par un revêtement en gravier. Cet espace de référence au cœur de l’îlot, dont la matérialité évoque une place de village, est une des grandes forces de ce projet de quartier. Il présente une urbanité qui laisse la place aux piétons.

La grande place centrale met en dialogue les trois immeubles, dont les liens de parenté sautent aux yeux. Les teintes de façades permettent cependant aux maîtres d’ouvrage d’exprimer leur individualité. Le socle est revêtu d’éléments préfabriqués en béton sablé. Au-dessus, le système poteaux-dalles permet de concevoir une enveloppe légère en structure bois non-porteuse, matérialisée par une alternance horizontale de bandeaux crépis et de bandes vitrées. La règle de base est la même, mais la volumétrie, la couleur des socles et des crépis ainsi que l’amplitude variable des décrochements des bandeaux horizontaux distinguent chaque bâtiment. Ces choix de maîtrise d’ouvrage manifestent des attitudes différenciées pour inscrire l’opération dans un contexte urbain dense. La FVGLS tente l’intégration à la palette du boulevard Saint-Georges avec des couleurs terreuses. La Codha, choisit une démarcation franche avec une teinte ocre.

Les trois immeubles sont posés sur deux, voire trois étages de sous-sol, contenant des parkings et les dépôts pour les musées de la ville. On ne s’étonnera donc pas du caractère plutôt minéral des aménagements extérieurs, quoi que tente de faire croire la dénomination de «biotope» utilisée pour qualifier l’un des espaces, plus végétalisé, au nord. Ce traitement minéral complète efficacement l’affectation publique ou commerciale des rez-de-chaussée: magasins, bars, bureaux, cantine scolaire et autres institutions occupent en effet les arcades des trois bâtiments. Les logements se déroulent au-dessus de ces socles sur six étages supplémentaires, respectivement dix pour l’immeuble de la Codha. La porosité du site, aussi bien entre la rue du Stand et le boulevard Saint-Georges qu’en provenance de la rue des Gazomètres, est renforcée par des ruelles intérieures qui découpent la masse des socles des bâtiments. Ces ruelles servent de stationnement pour les vélos – autoreprésentation très contradictoire du mode de vie des habitants, puisqu’elle questionne la raison d’être du parking souterrain. Si les ruelles avaient voulu nous rappeler des flâneries dans les passages commerciaux, coude et recoins empêchent une traversée visuelle, et elles dégagent plutôt une atmosphère de «back alleys» de films noirs.

La cour, figure identitaire de la Codha

À l’image des façades, le bâtiment de la Codha se laisse bien décrire par strates horizontales superposées. Le haut socle d’arcades permet d’aménager des mezzanines pour les espaces commerciaux, ou de grandes hauteurs pour les espaces en profondeur. Au-dessus, une première couronne de deux étages regroupe autour d’une large cour dallée des logements en clusters, ainsi qu’une multitude de pièces communes. Sur le côté nord de cette couronne, huit étages supplémentaires forment un bâtiment tout en hauteur. Son système de distribution par coursives domine l’espace communautaire de la cour. Cette excroissance se distancie de la rue du Stand et de ses alignements, et dégage ainsi une large terrasse orientée au nord. Enfin, au sommet, on accède à une toiture-terrasse végétalisée.

La cour agit comme pôle d’attraction des programmes collectifs ou communautaires de l’immeuble. C’est sur elle que donnent les espaces partagés et les espaces de vie des appartements. En s’éloignant de ce centre, on atteint les fonctions plus individuelles des appartements. Les chambres occupent donc la périphérie de l’immeuble, le versant nord dans la barre haute. L’effet panoptique de la cour est contrecarré par les multiples options de circulations qu’offre le bâtiment. Quatre cages d’escaliers, à chaque coin de la cour, donnent la possibilité de pénétrer dans le logement en s’exposant (en traversant la cour) ou non. De cette manière, la cour n’est pas forcément une redondance dans la gradation des espaces amenant du public vers le privé. En s’affranchissant de cette séquence, elle devient un espace indépendant que les habitants choisissent d’investir, un espace communautaire entièrement dédié à cet usage. Plus haut, mais en dialogue avec la cour, les coursives deviennent des extensions de l’espace domestique des appartements. Leur colonisation par le mobilier individuel tempère la relation très frontale entre les espaces de jour et la coursive.

De la structure poteau/dalle au super-cluster

Présente dès la phase de concours, la structure poteaux/dalles est couplée à des séparations intérieures « légères ». Cette logique n’est étrangère ni au choix du projet gagnant, ni aux aménagements internes subséquents. L’idée que cette combinaison permet des plateaux modulables dans la durée de vie du bâtiment a déjà montré ses limites : elle a tendance à figer des distributions voulues dans le premier cycle de vie du bâtiment. Dans la proposition de Dreier Frenzel, cette structure a une fonction qui appelle une autre définition de la flexiblité. En effet, ce dispositif a permis de répondre au mieux au processus participatif qui a impliqué les futurs habitants dès la prise en main de la maîtrise d’ouvrage par la Codha, et de proposer de nouvelles typologies d’habitation.

Divisé en quatre volets (locaux communs, aménagements extérieurs, programmation et matériaux), ce processus a été, depuis la phase d’avant-projet en 2011, un catalyseur pour la constitution d’un sentiment de communauté, en amont de l’emménagement des futurs habitants. Treize pièces communes sont réparties dans l’immeuble. Elles complètent l’offre des espaces extérieurs (toitures, cour et terrasse nord) appropriables et mutualisent volontairement deux fonctions. Leur programmation est le résultat de la concertation entre les habitants. Atelier de couture, buanderie/salle de troc et atelier bricolage viennent s’additionner aux serres de jardinage, potagers ou espace barbecue des toitures. Si ces espaces partagés, tout comme les coursives, sont devenus en quelque sorte le cliché des coopératives, c’est justement parce que cette forme d’organisation permet de répondre aux demandes des futurs habitants. En offrant une plateforme de dialogue, le modèle coopératif facilite l’accessibilité à ce type de pièces, qui offrent une plus-value indéniable à l’habitat.

Les contraintes statiques sont une difficulté supplémentaire dans l’enchevêtrement d’obstacles que constituent la superposition des gaines techniques1 et de règles administratives. Libérés de celles-ci, les architectes peuvent adapter le projet à la constellation des futurs habitants. Bien que les appartements de la partie haute restent plutôt standards dans leur typologie (traversants, espaces nuit/jour séparés par les blocs sanitaires), aucun n’est semblable à son voisin. Des différences de surface et de composition, ou l’ajout libre de pièces empruntées chez les voisins, génèrent une mixité de composition des ménages, offrant comme potentiel une juxtaposition de typologie de foyers, de la famille nucléaire archétypique à la colocation de 25 pièces.

C’est autour de la cour que le potentiel de cette structure «ouverte» s’exprime avec le plus de conviction. En réponse à une demande des futurs habitants, et après la phase de concours, les architectes ont développé une typologie d’appartements en clusters : plusieurs petits appartements (dénommés parfois «suites» et dotés chacun d’une kitchenette, d’une salle de bain, d’une chambre et d’une pièce de jour), sont regroupés autour de larges espaces communs, incluant une grande cuisine. Une dizaine de ces regroupements occupent les deux étages de la cour. Ici, les espaces de jour et de circulation sont amorphes, ponctués de pilastres dont il faut bien s’accommoder. Ils profitent des interstices entre les suites, les façades et les courettes intérieures pour offrir des surfaces qui se transforment, selon les appropriations, en bureau, salles de jeu, deuxième (ou troisième) salon.

La coopérative comme alternative à la propriété?

Les coopératives présentent une alternative bien plus abordable que la propriété individuelle. En termes financiers d’abord, elles sont un candidat privilégié à l’octroi de droits de superficie. Accordé par la Ville et le Canton aux coopératives, cette sorte de location à long terme très préférentielle diminue la charge des prix des terrains directement répercutée dans les plans financiers – et donc dans les loyers. Ensuite, n’étant pas un organisme à but lucratif, la recherche de rendement est limitée. Ici, ces deux mesures rejoignent l’organisation spécifique de la Codha et son processus participatif. Constructivement, la flexibilité de la structure ponctuelle proposée par Dreier Frenzel permet d’ouvrir une discussion entre l’architecte et les usagers. Ceci renforce une appropriation « sur mesure », trait inhérent à la propriété, et se détache de l’image du locatif standardisé du canton de Genève.

Il faut rappeler, cependant, que le modèle de la coopérative n’est malheureusement pas encore accessible à tous. Le prix des parts sociales à verser peut-être rédhibitoire2, et certains obstacles liés à l’investissement en temps d’un processus participatif doivent encore être résolus – y compris du côté des architectes. À Genève, ensuite, il s’agit simplement d’un problème d’offre. Prises d’assaut, les coopératives peinent à répondre à la demande exponentielle dans ce marché saturé, fait démontré par les listes d’attente de plusieurs années. Le potentiel de la structure ponctuelle, qui pourrait répondre avec succès aux critères de mixité que se sont fixés la Ville et le Canton de Genève, n’est donc finalement limité que par l’usage qu’en font effectivement les futurs habitants, et donc par l’accès, encore difficile, au statut de coopérateur.

Cet article a été publié en allemand dans  TEC21 17/2021 «Günstig wohnen trotz teurer Lage?».

Bâtiment Codha à l’écoquartier de la Jonction (GE)

 

Concours : 2010

 

Réalisation : 2010-2018

 

Coût HT CFC2 : CHF 57 400 000.–

 

Surface utile : 17 100 m2

 

Label : Minergie P-Eco

 

Maître d’ouvrage : Coopérative Codha

 

Architecture: Dreier Frenzel Architecture+Communication

 

Architecte du paysage: Westpol Landschaftsarchitekten, Basel

 

Direction de travaux: Alain Dreier Bureau Technique du Bâtiment SA

 

Ingénieur civil: Perreten & Milleret SA

 

Ingénieur CVC: Energestion SA

Notes

 

1. Contrainte ici allégée par la construction de courettes surdimensionnées

 

2. Obstacle contournable par des participations financières de l’État.

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