Angle mort de l’ar­chi­tec­ture mo­derne

Le rôle des architectes pendant la Seconde Guerre mondiale

Alors que l’implication des architectes au processus de reconstruction qui a suivi le deuxième conflit mondial est largement documentée, leur participation à l’effort de guerre – essentiellement volontaire dans les contrées alliées, plus ou moins contrainte sous le régime nazi et l’occupation – reste moins connue. Dans «Architecture en uniforme : Projeter et construire pour la Seconde Guerre mondiale», l’historien Jean-Louis Cohen révèle les enjeux de ce vaste effort de guerre, ouvrant la voie à une meilleure compréhension de la ville d’aujourd’hui.

Date de publication
31-01-2012
Revision
19-08-2015

Dans l’évolution du modernisme architectural, la Seconde Guerre mondiale est généralement perçue comme un hiatus de près d’une décennie, période de mise en suspens de l’approche de l’architecture soutenue depuis les années 30 par les tenants du mouvement en Europe. Avec la fermeture du Bauhaus de Dessau en 1932 déjà, l’exil de nombreuses figures importantes vers l’Amérique ou d’autres patries d’accueil, le climat de tension et d’austérité propre à la guerre, on tend à croire que le mouvement moderne a momentanément cessé, pour reprendre, dès les années 1950, dans un vaste effort de reconstruction. 

Un rôle peu connu

Dans les faits, la situation est plus complexe. La place de l’architecte comme acteur important du conflit au sein de l’Axe est évidente (voir à ce sujet le documentaire de Suédois Peter Cohen, The Architecture of Doom, 1989). Jugé et condamné à Nuremberg, Albert Speer reconnaîtra sa participation active à la prolongation du conflit, conscient que les édifices et les dispositifs d’armement qu’il a conçus ont servi les desseins du Führer. Celle des architectes du côté des Alliés est cependant moins connue. Le rôle actif tenu par l’ensemble de la profession pour l’effort de guerre, durant toute la période du conflit, s’est avéré majeur. C’est ce que révèle « Architecture en uniforme : Projeter et construire pour la Seconde Guerre mondiale » (à ce sujet, lire l'entretien de Jean-Louis Cohen et Mirko Zardini « Une architecture de la défense passive" paru dans le même numéro de la revue TRACÉS), ouvrage associé à une exposition homonyme présentée il y a quelques mois au Centre Canadien d’Architecture de Montréal. Son auteur, l’historien et professeur à la New York University Jean-Louis Cohen (voir la bibliographie en fin d'article), y expose cette toute autre histoire de l’architecture – et du rôle tenu par les architectes – dans le contexte du second conflit mondial. De 1937 à 1945, de Guernica à Hiroshima, la guerre aura été le théâtre d’avancées considérables tant du point de vue pratique que théorique pour l’architecture « moderne », assurant en quelque sorte sa suprématie au sortir du conflit. Cette période aura ainsi représenté un vaste champ d’expérimentation pour l’architecture et l’urbanisme qui marque, aujourd’hui encore, nos paysages urbains.  

Puisant dans les vastes collections du musée montréalais, mais aussi dans divers fonds d’archives internationaux, l’auteur accompagne son propos de plus de 350 illustrations. L’ouvrage, qui s’organise de manière à la fois chronologique et thématique, rend compte d’une réelle effervescence et d’une créativité étonnante de la part des architectes, qui participeront à l’élaboration de toute une panoplie de dispositifs militaires. Appelés à la planification et à la conception des baraquements pour les troupes, des logements d’urgence et d’évacuation pour les populations menacées, ou encore d’accueil des réfugiés, les architectes conçoivent aussi les usines de production d’armement, de chars, d’avions. Sous le 3?e Reich, ils auront la responsabilité de toute l’infrastructure militaire comme celle, répressive et meurtrière, des camps de concentration. Ils concevront aussi, sur papier, les nouveaux centres urbains et les villes nouvelles destinées à accueillir les colons dans les pays soumis, intégrés au sein de la nouvelle Allemagne.
Cette période est par ailleurs le théâtre d’une innovation considérable du point de vue des matériaux, qui influencera largement le travail des architectes. Sous l’effet des diverses pénuries touchant notamment l’acier, mais aussi l’aluminium, les textiles, le caoutchouc – matières désormais réservées à la production des armes, des vêtements et des infrastructures militaires –, des matériaux inédits feront leur apparition sur le marché des objets utilitaires, du mobilier et de la construction : céramiques, verres, plastiques, fibre de verre, dérivés du bois pour l’isolation, mais aussi contre-plaqué et lamellé-collé, seront au centre des expériences menées sur le front de l’architecture. 
Certains architectes plancheront sur des projets à grande échelle, comme par exemple dans les bureaux d’Albert Kahn à Détroit, qui réalise certaines des usines les plus vastes, dont l’arsenal de tanks Chrysler à Warren, dans le Michigan. Appliquant le principe fordiste de production à la structure même de son agence, il ouvrira la voie à un tout nouveau type de pratique pour la discipline : la méga-structure de production de bâtiments en série. 
En parallèle, plusieurs architectes réfléchissent à de nouvelles morphologies pour le logement des ouvriers, tout en militant pour une inscription pérenne de ces constructions dans le paysage d’après-guerre, imaginant la ville à venir. Certains, comme Walter Gropius, Richard Neutra ou Eero Saarinen en Amérique, Le Corbusier en France ou encore – figure moins connue – William Holford en Angleterre, voient ainsi se dessiner la possibilité de repenser les fondements du logement : ils proposent de nouveaux types d’habitations, novateurs tant du point de vue de la rationalité constructive que des programmes, et tirent profit de la préfabrication et des nouveaux matériaux. L’Europe se tourne alors vers l’Amérique, citant en exemple dans ses revues d’architecture plusieurs ensembles innovants réalisés Outre-Atlantique. De vastes expositions seront par ailleurs organisées afin de diffuser les principes de cette nouvelle manière de construire. Préfabrication, nouvelles infrastructures sanitaires, isolation des parois, des toitures : l’architecture se modernise à tous les niveaux. 
Toute une série d’innovations concernera la mise en place d’infrastructures temporaires – baraquements, ponts démontables, hangars, logements –, processus auquel participeront aussi les architectes. Simple hémicylindre recouvert de tôle ondulée, la fameuse baraque « Quonset », développée à Quonset Point aux Etats-Unis sur une base de l’US Navy, sera ainsi produite à grande échelle, abritant les diverses fonctions liées à l’exercice de la guerre. A la même époque, Buckminster Fuller adapte son principe d’habitat transportable à des fins militaires, toujours dans un souci d’économie de matériaux et de flexibilité. La « Damaxion Deployment Unit » – intéressante tant du point de vue de la spatialité qu’elle propose que des matériaux innovants qu’elle met en œuvre – ne connaîtra cependant pas le même succès commercial d’après-guerre que sa consœur cylindrique. Poursuivant son idéal de rationalisation de l’architecture, Ernst Neufert ira d’une proposition pour le moins extrême : un dispositif sur rail permettant de construire, in-situ et à bien plaire, des « rangées » d’immeubles urbains.

L’architecture de la défense passive

Mais au delà de ces innovations notoires, le contexte du second conflit mondial apportera une modification plus profonde, altérant la compréhension de l’espace que l’on habite et la substance même de la ville comme lieu de vie de la collectivité des hommes. Effet pervers de la présence récente de l’aviation dans le contexte militaire, on observe au cours de la Seconde Guerre mondiale une superposition de deux espaces autrefois distincts : jusque là circonscrit et clairement défini comme le lieu des affrontements, l’espace du « champ de bataille » se fond désormais avec celui de la vie civile. La menace du raid aérien pèse dès lors indistinctement en tout lieu, et tout particulièrement dans les centres urbains denses, où les populations civiles n’ont d’autre choix que d’investir l’espace du sous-sol. Cette menace latente transformera ainsi la ville historique et le tissu urbain hérité du 19?e siècle en un lieu constamment menacé.
Cette superposition de deux espaces autrefois distincts est porteuse de nombreuses conséquences. Pendant le conflit, on tentera de camoufler les centres urbains et leurs principaux monuments, une stratégie à laquelle les artistes, puis les architectes, participeront activement : le camouflage industriel et urbain sera enseigné dans les écoles d’architecture, et divers dispositifs pour rendre la ville invisible aux avions ennemis seront étudiés. Le bunker devient l’ultime refuge et fera lui aussi l’objet d’un camouflage intense, revêtant parfois l’habit incognito d’une simple habitation, le plus souvent dissimulé par des éléments naturels ou carrément enfoui dans le sol.  

Nouvelle occupation du territoire

A la lecture d’« Architecture en uniforme », une question plus vaste se dessine, ouvrant la voie à une réflexion qui dépasse de loin les limites du conflit : celle de la mise en place, pendant la Seconde Guerre mondiale, d’un nouveau dispositif d’occupation du territoire – un mode de percevoir et d’habiter – qui marquera le développement des villes de manière globale depuis la seconde moitié du 20?e siècle. Car les liens de co-spatialité qui se tissent alors entre espace conflictuel et vie quotidienne perdurent aujourd’hui encore. 
Associer le phénomène d’étalement urbain que connait l’Amérique pendant les années de guerre froide qui suivront la fin de la guerre à la seule menace que représente l’attaque aérienne ou le bombardement serait pour le moins réducteur. Cette nouvelle manière de voir et d’aménager le territoire d’après-guerre résulte d’une conjoncture particulière, qui entrelace une série de phénomènes sociaux et économiques. Comme le souligne Jean-Louis Cohen, les innovations techniques et les avancées industrielles, qui prennent place en temps de guerre grâce au travail des populations civiles, seront rapidement récupérées par les forces économiques. La production industrielle d’après-guerre investira notamment certaines des usines d’armement ; les dispositifs techniques seront ainsi adaptés pour la production d’objets destinés à la reconstruction et au maintient d’une vitalité économique.
L’effort de guerre touchera en effet toutes les sphères de la société, offrant une place nouvelle aux femmes. Employées des usines, elles assureront aussi la gestion du foyer et la poursuite de l’effort de guerre sur le front domestique. L’auteur insiste : ces femmes deviennent de réelles « managers » du foyer, triant, récupérant textiles et matériaux réquisitionnés, plantant les potagers de la « victoire » tout en maintenant un standing de vie propice à stimuler la consommation et l’économie nationale.
Il est difficile de ne pas entrevoir, dans cette mobilisation globale et cette répartition claire des rôles sociaux au cours du second conflit mondial, le renforcement de la famille nucléaire moderne, tout comme une nouvelle manière de voir la ville qui dépasse largement la question de simples choix architecturaux. Au sortir du conflit, ce système de partage des tâches pourra se cristalliser dans une nouvelle manière d’occuper le territoire, qui prendra toute son ampleur dans l’Amérique des années 1950. 
L’idéal incarné par la banlieue – the suburb – s’organise ainsi autour de la famille nucléaire comprise comme cellule de base de la société civile, au sein duquel le père tient le rôle exclusif de pourvoyeur et la mère celui de reine et de gestionnaire unique du foyer. Comme en temps de guerre, l’homme quitte le foyer – quotidiennement cette fois – pour rejoindre la force de travail et participer à la mobilisation économique de la nation, tandis que la femme, plus ou moins isolée des centres villes, s’occupera des tâches ménagères et de la gestion de la maison familiale. Une famille, une maison, une voiture : voilà les fondements d’un modèle non seulement social, mais architecturé, qui se développera ad infinitum pendant près d’un demi-siècle.
Posée en vase clos au cœur d’un lotissement confortable, la villa individuelle n’est souvent reliée au centre-ville que par le biais d’un système de voies autoroutières détaché du paysage qu’il traverse. La question suivante s’esquisse alors : à l’opposé du boulevard Haussmannien d’avant-guerre dans sa morphologie, cette nouvelle configuration de l’habitat – individuel et dispersé – servirait-elle une autre forme – plus insidieuse – de contrôle social ? Celui qui permettra, dans les années de guerre froide qui suivirent le conflit, de contrer les germes d’une société portée par des idéaux sociaux et communautaires ? 
En plus d’ouvrir des perspectives quant à la compréhension de notre modernité architecturale, l’ouvrage de Jean-Louis Cohen apporte un éclairage neuf sur une période sombre de l’histoire, relevant le rôle joué par les architectes à la machine de guerre. Sa lecture nous invite à repenser les fondements de notre rapport à la ville, notre manière de cohabiter et d’occuper le territoire.

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