D'un thé­ât­re à l'aut­re: his­toire d’un dé­clin qui en cachait un aut­re

Si l’amphithéâtre grec et l’arène romaine ont en commun une certaine disposition à faire interagir la représentation et le politique, ils le font de manière diamétralement opposée. A l’utopie grecque d’une alternance entre théâtre et démocratie fait face l’amalgame entre spectacle et pouvoir incarné par les jeux romains. La transition de l’un à l’autre est le résultat d’une mutation?; un contresens qui modifie le dispositif scénique de fond en comble, sans pour autant en altérer l’apparence. Le glissment qui mène de l’un à l’autre est justement en train de se reproduire

Publikationsdatum
19-11-2014
Revision
25-10-2015

De l’amphithéâtre à l’arène


L’amphithéâtre grec et l’usage qui en est fait du 5e siècle avant J.-C. au début de notre ère concrétisent un moment d’une grande justesse quant au rôle social d’une architecture vouée au culte et à la représentation théâtrale. En amont de toute interprétation symbolique qui discernerait dans l’assemblée une quelconque disposition démocratique, l’amphithéâtre est littéralement le lieu d’une action politique collective. Il est par le théâtre et par-delà le théâtre l’espace où la Cité se constitue en corps collectif. Il est le lieu du récit partagé, où la morale est vulgarisée, diffusée, puis jugée par l’ensemble. Dans le cas de la tragédie, c’est le chœur qui a pour fonction de forger l’éthique populaire, par le commentaire critique de l’action tragique. C’est ainsi que le théâtre en vient à constituer un des principaux piliers du civisme grec. 
Au-delà de cette fonction pédagogique, l’amphithéâtre est physiquement le lieu d’assemblées politiques. On s’y réunit pour débattre et décider collectivement du devenir de la Cité. Cette double fonction, courante dans le monde hellénique, scelle la convergence entre gouvernance et représentation. Elle est de nature à influencer l’évolution de l’architecture des lieux de rassemblement. Dans certaines colonies grecques1, des théâtres d’un type particulier vont faire leur apparition. Il s’agit de structures à gradins composées de deux hémicycles qui forment un cercle. S’ils ont, comme les amphithéâtres classiques, la double fonction d’accueillir aussi bien des représentations que des assemblées populaires, leur forme circulaire semble privilégier leur rôle politique. En effet, dans les périodes antérieures, les assemblées populaires prenaient souvent la forme d’un cercle sur une place autour duquel les citoyens se réunissaient pour débattre. 
Cette coexistence entre théâtre et politique dans le monde grec va se poursuivre jusqu’au déclin progressif de l’un et de l’autre par l’instauration de la société du spectacle de l’antiquité : la période hellénistique tardive et surtout la période romaine. 
Du dispositif égalitaire permettant de rassembler un nombre donné d’individus autour d’une estrade, l’amphithéâtre et sa variante en cercle complet va muter vers cette étrange machination politique et spectaculaire nommée arène. Plus confortable, recouvert d’un velum pour protéger du soleil, l’amphithéâtre romain va accueillir des spectacles d’un autre genre : des combats de gladiateurs (munera), des chasses aux fauves (venationes) et, plus rarement, des batailles navales (naumachia).
L’alternance entre représentations et débats politiques pratiquée par les Grecs va être remplacée par une fusion tautologique du politique et du spectaculaire. Les spectacles qui se donnent à voir dans l’arène exposent la cruauté inhérente à toute gouvernance. Il s’agit d’une mise en scène de la violence exercée par l’Etat sur ses sujets. Exhibition du pouvoir de vie ou de mort sur les gladiateurs ; exécutions publiques des ennemis de l’empire ; reconstitution de batailles historiques : le pouvoir absolu se donne en spectacle dans l’arène. 
Le changement de registre fut radical : si l’on transpose cette mutation dans nos sociétés, il faudrait s’imaginer un détournement d’usage qui affecterait les principaux lieux de représentation. Les arts scéniques, tels qu’ils se pratiquent actuellement, seraient remplacés par une sorte de spectacle performance dont la cruauté résulterait de la littéralité : on ne représenterait plus des meurtres ou des viols, on les reconduirait à chaque représentation avec de nouvelles victimes.
Les scènes cesseraient d’être des lieux de représentation pour devenir des lieux d’exécution. On y programmerait des pendaisons, des décapitations, des empalements, tout cela agrémenté de formidables décors et d’effets spéciaux somptueux. 
Dans le Satyricon de Fellini, la scène du comédien muet qui se fait couper la main pour le plus grand ravissement des spectateurs illustre ce contresens qui consiste à viser l’accomplissement littéral d’actes supposés symboliques. Ces nouveaux loisirs cruels ne sont pas seulement les symptômes d’une régression politique ; ils en sont aussi l’un des principaux outils. A Rome (et pas seulement), ces loisirs couronnent l’abrutissement qui rend possible la dictature. Ce n’est pas un hasard si les principaux revirements autoritaires coïncident avec de grandes périodes de spectacles populaires. 
Le plus inquiétant étant que ce basculement d’un genre de théâtre à l’autre se déroula, pour reprendre l’expression d’Arcadius, l’empereur qui ordonna la destruction des derniers temples polythéistes à l’aube de l’ère chrétienne, « sine turba ac tumultu », sans désordre. 
C’est un glissement quasi imperceptible qui fait passer du sommet de la démocratie au bas-fond de la tyrannie spectaculaire. Nul autre dispositif n’illustre mieux cette transition que le théâtre sur pivots de Curion2. Il s’agit de deux théâtres semi-circulaires en bois pouvant pivoter pour former une arène fermée. Le théâtre de Curion fascine car il manifeste mécaniquement ce glissement. Il incarne la mutation du théâtre en dispositif de cruauté orchestrée, en machine de guerre au service d’un empire. 

Du théâtre expérimental au théâtre qui fait la ville 


Le 20e siècle regorge d’expériences scéniques qui scrutent le potentiel politique de l’espace théâtral : de Brecht à Peter Brook, en passant par Kantor, ce thème constitue une trame de lecture tout à fait valide pour comprendre l’articulation entre recherche et transgression dans le théâtre contemporain. Si les metteurs en scène s’évertuent à outrager les règles, c’est parce qu’ils recherchent l’angle qui fait que le théâtre renoue avec sa fonction politique.
Les tréteaux de l’histoire 1 - 1789, une révolution confisquée d’Ariane Mnouchkine, une création sur le thème de la Révolution française qui inaugure son arrivée à la Cartoucherie de Vincennes, constitue un bel exemple de l’esprit qui anime la recherche expérimentale dans les années 1970 et 1980. Le public pouvait se déplacer librement dans un espace ouvert où plusieurs tréteaux avaient été montés. Des gradins de part et d’autre de la salle transformaient cette scène ouverte en agora. On pouvait s’asseoir sur les gradins ou déambuler entre les différentes estrades sur lesquelles se jouaient des scènes. L’ensemble n’allait pas sans évoquer une place pourvue de tribunes. Les différentes actions, en dialogue les unes avec les autres, finissaient par intégrer les spectateurs au dispositif. Sur cette place publique où la parole s’échangeait, s’opposait et s’accordait, le spectateur, assis ou debout, devenait le peuple. Pas celui qui fait semblant de voter en cliquant sur sa télécommande comme ce fut le cas récemment dans un spectacle de masse que je ne citerai pas, mais l’autre peuple, celui qui, par son adhésion, par son travail collectif, constitue un corps politique. 
La même volonté d’expérimentation détermine non plus un spectacle, mais la forme d’une scène : celui du théâtre de la SESC Pompeia à São Paulo, réalisé en 1977 par Lina Bo Bardi. Architecture éminemment politique, le théâtre de la SESC est constitué de deux plans inclinés qui se font face de part et d’autre d’une scène rectangulaire. Les gradins sont disposés de façon à ce que le spectateur soit assis face à d’autres spectateurs. De l’autre côté de la scène se trouve un espace en gradins analogue à celui qu’il occupe. Il s’agit d’une architecture qui donne à voir la disposition scénique en exposant le public. L’acte de se rassembler pour suivre un spectacle cesse d’être une mystification. Il devient un geste mis en lumière, pleinement assumé, à l’image de l’architecture franche parce que brutaliste de la friche reconvertie. 
Dans le contexte de la SESC Pompeia, c’est-à-dire celui d’un lieu de création avec une forte orientation sociale, cet espace de représentation incarne l’idée chère aux années 1970 : faire de l’expérience théâtrale un acte politique. Si le choix de placer l’outil scénique au cœur d’une assemblée réduit la marge de manœuvre des metteurs en scène, il souligne sa fonction sociale. Rarement un espace aura été à ce point capable de signifier le politique par le simple fait d’accomplir sa fonction scénique. 
La fonction sociale est également au cœur d’un projet réalisé par Patrick Bouchain en 2003 à Roubaix. L’amphithéâtre de La Condition Publique, disposé dans un ancien entrepôt, fige l’acte de transformation de la friche industrielle de son état de ruine en lieu de création et de vie. La salle est cernée de grands poteaux qui témoignent d’une transformation radicale.
La dalle de l’entrepôt, percée pour permettre la surélévation de l’espace scénique, est soutenue par des contreforts en bois. Ils contrastent avec les poteaux Eiffel existants. Aucun effort n’a été fait pour dissimuler cette percée dynamisante. L’ensemble évoque bien plus un ouvrage de consolidation précaire qu’un équipement finalisé. Le choix de figer un état transitoire (de l’entrepôt au théâtre) n’est pas sans rapport avec le mode opératoire envisagé pour ce lieu. L’inachèvement serait précisément cette qualité qui permet au public d’y entrer comme dans un espace où il reste encore quelque chose à faire. A l’extrême opposé des théâtres lissés sur lesquels rien ne s’accroche, les ouvrages manifestement inachevés préfigurent un chantier. Non plus celui de leur reconversion au sens propre, mais plutôt celui, figuré, de ce qui va pouvoir s’y produire : le chantier de la création qui y trouve sa place, celui de ville qui se tisse à l’extérieur et surtout celui de la communauté qui va se créer autour du théâtre. L’inachèvement n’est rien d’autre que l’invitation à prendre part à ces trois chantiers concomitants. 

Le déclin du politique


Venons-en maintenant à cet autre miroitement qui défie ce qui vient d’être décrit. Celui que recherchent désespérément les adeptes d’émissions nées de la fusion entre le principe du télé-crochet et celui de la téléréalité. Apparentés le plus souvent à des figurants, ces spectateurs  s’entassent dans les gigantesques studios pour assister au tournage d’émissions dont le principal attrait n’est autre qu’une certaine notoriété. Ce n’est ni la qualité des performances, ni l’objectivité des jurys qui les mobilise, mais plutôt la nature autoréalisatrice du dispositif : son aptitude à sublimer ou annihiler un illustre inconnu. Dans cette mise en scène, ce public docile et dévoué remplit une fonction précise : il est un facteur de réalisme. Il sert à renforcer la sensation recherchée pour les téléspectateurs : celle d’être en prise avec le réel.
Si, comme dans le théâtre de Bo Bardi, le public fait face à un autre public, la symétrie est rompue dans le contexte télévisuel. L’acte symbolique et la conscience politique qui en découlaient ne sont plus à l’ordre du jour. La réciprocité, essentielle pour qu’un groupe puisse former un corps politique, n’est plus. Le téléspectateur peut voir mais ne peut pas prendre la parole, le spectateur figurant peut prendre la parole mais n’a plus de perception globale du dispositif qu’il sert. La fracture entre ces deux groupes de spectateurs n’est que le commencement de la dislocation, que nous avions apparenté à un glissement dans la première partie du texte. Puisque c’est la réciprocité entre les spectateurs qui permet de se constituer en corps politique, leur scission en deux groupes sera l’acte qui entame la dislocation de ce corps. A Rome aussi, c’est une scission qui dépolitise l’assemblée des spectateurs : celle qui les éloigne du sens de l’action qu’ils accomplissent. Le théâtre grec ne perd pas de vue son objectif politique. A l’inverse, les jeux romains s’évertuent, comme la télévision, à brouiller les pistes, à promettre bien plus qu’une médiation politique. Rien de moins qu’une révélation instantanée du pouvoir : une théophanie.
Malgré l’écart qui nous sépare de Rome , une caractéristique commune traverse cette époque et la notre. L’une comme l’autre s’articulent autour d’une exigence d’immédiateté. L’une comme l’autre promettent un type de spectacle capable de transcender la représentation symbolique pour restituer du réel. Toutes deux finalement y parviennent par une ruse, une machination autoréalisatrice qui accomplit ce qu’elle proclame : hier la mort ou la gloire du gladiateur ; aujourd’hui le ridicule ou la célébrité du participant. 
Le résultat est le même : le démantèlement du corps politique par sa transformation progressive en assemblée de prisonniers volontaires, pour reprendre le propos de Rem Koolhaas. Ce nouveau public, assouvi et docile, constitué d’individus de moins en moins capables de distanciation et de jugement, conditionne bien plus que le paysage audiovisuel. En lui imposant ses valeurs, il détermine l’espace partagé.

 

Notes

1. Marie Christine Hellmann «A la recherche de l’architecture civique dans le monde grec antique» in Architectures Urbaines. Formes et temps. Pour Pierre Pinon, Picard, Paris, 2013, p. 256
2. Yann Rocher ,Théâtres en Utopie, Actes Sud, Arles, 2014

Verwandte Beiträge