Du Thé­ât­re de l’Ex­po­si­ti­on au Thé­ât­re de Vi­dy, chro­ni­que d’un sau­veta­ge dé­se­spé­ré

Comme Max Bill lors du développement du projet, Charles Apothéloz dû déployer une persévérance sans faille pour atteindre une partie de ses objectifs.

Publikationsdatum
17-11-2014
Revision
19-10-2015

Le Théâtre de Vidy a saisi l’occasion du cinquantième anniversaire de l’Expo 64 pour organiser une exposition consacrée à la genèse des espaces qu’il occupe1, rare témoignage encore en place de ce que fut l’architecture de la manifestation, celle du demi-secteur Eduquer et créer (ou 2b) en particulier. Au cœur du propos, un choix de documents éclairant l’engagement de Max Bill (1908-1994), son créateur, et celui de Charles Apothéloz (1922-1982), à qui le bâtiment doit d’avoir été pérennisé. Le récit de l’exposition s’articulait en trois séquences: l’évolution du projet de Max Bill entre 1961 et l’inauguration de l’Expo 64, notamment le passage d’une jauge de 800 à 400 places; la vie du demi-secteur Eduquer et créer durant l’événement; les démarches de l’homme de théâtre Charles Apothéloz afin que ce pavillon de 18 000 m2 soit intégralement ou partiellement racheté par les autorités lausannoises, initiatives qui conduiront le Conseil communal à décider, le 25 mai 1965, d’acquérir le théâtre et de créer un atelier et un dépôt de décors à Malley.
Il est intéressant de mettre cet épilogue en relation avec une demande faite par Charles Apothéloz aux autorités municipales en avril 1956, un mois après que Lausanne ait été désignée par le Conseil fédéral pour organiser l’Exposition nationale de 1964: «Créer une salle de 400 places pour les Faux-Nez [sa compagnie] et les spectacles de création autochtones»2. En effet, le Théâtre Municipal et le Théâtre de Beaulieu ne sont pas des institutions de nature à accueillir des productions de ce type. Apothéloz ne réclame pas un bâtiment neuf, mais le retour de la salle de spectacle du Kursaal, devenue le cinéma Bel-Air, à sa fonction d’origine. Installée dans un caveau de la rue de Bourg depuis 1953, la compagnie qu’il a établie en 1948 cherche à sortir de la précarité. Aucun des projets de structure fixe ou démontable qu’elle a imaginés pour se produire dans un cadre adapté ne s’est encore concrétisé. Marx Lévy, que la perspective de l’Expo 64 amène à fonder en juillet 1956 l’Association pour l’aménagement urbain et rural du bassin lémanique (APA.URBAL) (lire l'article Exnal et le "sincère besoin de grandeur", figure parmi les architectes avec lesquels elle a collaboré. En juillet 1954, c’est lui qui signe un avant-projet de théâtre circulaire en plein air dont l’emplacement serait le parc Bourget, à quelques encablures du site où se trouve aujourd’hui le Théâtre de Vidy3. Cette proposition se distingue par une scène embrassant les spectateurs, complétée par un podium placé au milieu de l’arène. Elle ramène au Théâtre total dessiné par Martin Gropius pour le metteur en scène Erwin Piscator, en 1927.
Elève du Bauhaus nommé architecte en chef du demi-secteur Eduquer et créer en 1961, Max Bill base son premier projet pour le théâtre de l’Expo 64 sur un dispositif analogue. Il prévoit un bâtiment subsistant après l’événement «comportant une scène tournant autour des spectateurs, montant, descendant ou se transformant en fonction des spectacles… C’était une idée géniale pour un théâtre circulaire, moderne et de conception complètement nouvelle»4. La volonté de trouver des solutions novatrices dans le domaine de l’architecture des théâtres est alors largement partagée, notamment en Allemagne où de nombreuses villes doivent reconstruire leurs équipements culturels suite aux bombardements de la Deuxième Guerre mondiale5. Cependant, la proposition de Bill est trop ambitieuse pour le budget alloué par l’Exposition nationale et n’intéresse pas Georges-André Chevallaz, le puissant syndic de l’époque6. Le projet doit donc être revu. Le principal interlocuteur de Bill en ce qui concerne le théâtre de l’exposition est André Mauriand, chef de l’Office des manifestations. Sollicité par la Direction en qualité de conseiller technique, Charles Apothéloz suit également l’évolution du dossier. Nommé directeur artistique du département dramatique du Théâtre Municipal de Lausanne en 1959, il développe en parallèle une partie du programme de la Voie suisse, épine dorsale de l’Expo 647. En septembre 1962, le poste de commissaire théâtral de la manifestation s’ajoute à ses responsabilités.
Fin 1962, alors que Max Bill est sur le point d’achever la conception d’une nouvelle mouture du théâtre, Charles Apothéloz se trouve donc dans une situation exceptionnelle pour réfléchir à la manière dont l’Exposition nationale pourrait contribuer à améliorer durablement les conditions dans lesquelles l’art dramatique se pratique à Lausanne. Le 13 novembre, il écrit à Georges-André Chevallaz en qualité de directeur artistique du département dramatique du Théâtre Municipal, afin de lui faire part de différentes opportunités8. Il indique qu’ordre a été donné à Bill de concevoir un bâtiment qui puisse être entièrement démonté, déplacé et reconstruit, l’objectif étant sa revente. Le Théâtre Municipal envisageant de renouveler son parc de matériel électrique, ses installations de sonorisation et divers autres aménagements scéniques, Apothéloz suggère de s’intéresser à l’équipement qui se trouvera disponible à la clôture de la manifestation. Revenant sur le refus de la population lausannoise le 5 mars 1961 d’accepter la rénovation et l’agrandissement du Casino de Montbenon – projet prévoyant notamment la création d’un théâtre d’une taille adaptée aux besoins des sociétés locales –, il signale avoir obtenu des arrangements pour que le programme développé par Bill corresponde à celui soumis à votation et s’être assuré que le terrain disponible sur l’esplanade de Montbenon permette la reconstruction de l’édifice. L’imminence de l’établissement des plans définitifs du théâtre de l’Expo 64 l’amène à solliciter une entrevue en compagnie d’André Mauriand, afin d’aborder l’hypothèse d’un rachat de l’édifice par la Ville de Lausanne et d’une participation aux discussions concernant les plans d’aménagement intérieur et de la scène.
Le 17 novembre, Georges-André Chevallaz reçoit Charles Apothéloz et André Mauriand9. Ces deux derniers défendent la possibilité de doter Lausanne d’une salle de 800 places à moitié prix. Max Bill a développé un dispositif permettant de moduler la taille de la salle : des parois peuvent être coulissées pour fixer la jauge à 300, 500 ou 800 places. Si le parti pris constructif permet le déplacement du bâtiment, Marcel Lavanchy, secrétaire municipal, estime que rien ne s’opposerait à ce qu’on laisse le théâtre en place. Parmi les avantages de cette solution figurent la possibilité de se parquer facilement, le développement de la ville dans la direction du site de l’Exposition et l’opportunité de constituer un théâtre de verdure. Chevallaz renchérit en soulignant l’adéquation qu’il y aurait entre cet équipement culturel et le développement des bâtiments universitaires qui doivent s’étendre à proximité. Concernant le théâtre en plein air, Apothéloz et Mauriand signalent la très vaste ouverture postérieure de la scène, destinée à favoriser ce type d’usage. Concernant le budget, la Ville de Lausanne deviendrait propriétaire du bâtiment pour 50% d’un coût total estimé à 2 500 000 francs.
Le 4 décembre, André Mauriand se rend à Zurich, au Bureau central du secteur 2b, pour prendre avec Max Bill les décisions définitives sur l’architecture générale et les installations techniques du théâtre de l’Exposition. La discussion est notamment consacrée aux possibilités de revendre le théâtre. Elle débouche sur la conclusion qu’aucune formule ne peut être aussi favorable que le rachat par la Ville de Lausanne. «En effet, seule cette solution permet une réutilisation globale du bâtiment. Si, de surcroît, le Théâtre peut être maintenu sur place, les infrastructures peuvent être comptées dans le prix.»10 D’autre part, « si l’on exclut la perspective onéreuse du démontage, c’est des centaines de milliers de francs de gagnés pour les deux parties ». Enfin, dans le cas où le théâtre serait bâti sans qu’il soit question de le déplacer, Bill estime que, «par la soudure de la superstructure métallique au lieu de son boulonnage, ainsi que par un sol en béton au lieu du bois, on pourrait gagner au moins 10 % sur l’ensemble du budget». Dans son procès-verbal, Mauriand indique également qu’une dépense d’environ 500 000 francs est à prévoir pour les installations de chauffage et de climatisation nécessaires à une exploitation en toutes saisons.
Dans les semaines qui suivent, Max Bill établit les plans définitifs du théâtre et précise son coût qui s’élève finalement à 3 349 500 francs. L’Exposition nationale sollicite la Ville de Lausanne pour une participation de 1 700 000 francs. Il est spécifié que cet apport conditionne la réalisation du projet. Le 22 janvier 1963, la Municipalité décide de ne pas entrer en matière, notamment en raison de ses doutes sur la durabilité du bâtiment. Cet argument suscite l’ire de la Direction de l’Exposition, qui répond en ces termes: «En aucun cas l’architecte Max Bill, pas plus que nos services d’architecture et de construction, ni surtout que la Direction de l’Exposition, ne se seraient permis de proposer à la Ville de Lausanne le rachat d’un édifice incapable de répondre aux services que doit pouvoir rendre un bâtiment permanent.»11 La Municipalité mettra alors en avant l’argument des frais d’exploitation pour justifier son refus et calmer la situation12.
Max Bill doit donc adapter ses plans en fonction des ressources disponibles. La salle passe à 390 places, entraînant ainsi une modification de l’espace entre la scène et le reste du demi-secteur Eduquer et créer : sa cage prend position perpendiculairement et non plus parallèlement au lac (image 1, 2 et 3). Charles Apothéloz, quant à lui, continue sa réflexion sur l’usage qui pourrait être fait de certaines structures une fois l’Expo 64 terminée. Le 25 juillet 1963, il informe la Direction de la manifestation que, dans la perspective de la création d’un centre culturel subventionné par la Ville de Lausanne et l’Etat de Vaud, il a été chargé par le syndic Chevallaz d’évaluer différentes options de rachat13. Celles-ci concernent non seulement le théâtre, mais également d’autres surfaces du demi-secteur Eduquer et créer. Au fil des mois, Charles Apothéloz va fédérer un groupe de personnalités lausannoises autour du projet de pérenniser l’entier de l’ouvrage (image 1 et 2). La période de l’Expo 64 est mise à profit pour promouvoir cette idée, détaillée dans un rapport transmis aux autorités durant le mois de juin. Le 14 juillet, la Commission d’examen organisée par la Ville de Lausanne pour traiter de la reprise des installations de l’Exposition aborde le sujet14. La discussion montre qu’après les doutes sur la durabilité de l’œuvre de Max Bill, c’est son esthétique qui fait l’objet de réserves. Il est ensuite question de ne racheter que le théâtre et de construire du neuf autour, avant que n’apparaisse l’idée de déplacer le bâtiment dans la région de la Bourdonnette, comme premier élément d’un centre culturel, à côté d’un quartier en projet (lire l'article Le quartier model de l'Expo64, le fruit d'un avortement programmé). 
Finalement, considérant l’emplacement de la Bourdonnette, «entre un cimetière et une station d’épuration»15, comme peu favorable à la création d’un centre culturel de grande envergure, la Commission propose de ne reprendre aucun des éléments du Théâtre de Vidy et d’envisager la construction d’un théâtre entièrement neuf ailleurs, notamment dans la partie inférieure du cimetière de Montoie, bientôt désaffectée.
Il faudra une intervention désespérée de Charles Apothéloz et des autres membres du bureau du Groupe de travail pour l’étude d’un centre culturel auprès de Georges-André Chevallaz, le 5 novembre16, pour que ce dernier mette tout son poids dans la balance et permette à la scène théâtrale lausannoise de bénéficier de l’Expo 64 pour voir ses conditions de travail améliorées sans attendre le développement d’un projet demandant des années avant une éventuelle concrétisation. C’est ainsi que, pour parer au plus pressé, le Conseil communal décide le 25 mai 1965 d’acquérir le théâtre pour qu’il serve de salle de répétition pendant dix ans, et de créer un atelier et un dépôt de décors à Malley. En 1972, Charles Apothéloz installe le Centre dramatique de Lausanne dans une structure temporaire appelée aujourd’hui Théâtre de Vidy.

Matthieu Jaccard est architecte et historien de l’art indépendant.

 

 

Notes

1. Expo 64, la naissance d’un théâtre, Théâtre de Vidy, du 30 avril au 7 juin 2014. Pour l’aider à concrétiser son projet, Vincent Baudriller, directeur du Théâtre de Vidy, a constitué une équipe composée de Flavia Cocchi pour la conception visuelle et graphique, Catherine Mancusi et moi-même.
2. Joël Aguet, Charles Apothéloz : Cris et écrits, Textes sur le théâtre (1944-1982), Payot, Ed. de la Société suisse du théâtre, Lausanne, 1990, p. 38.
3. Ibidem, p. 266.
4. Dominique Gilliard, Théâtre de Vidy Lausanne : rapport d’expert MH : Exposition nationale Lausanne 1964 secteur 2b, 1993.
5. Voir les numéros thématiques consacrés au sujet dans les revues Bauen+Wohnen (1951 et 1958) et Werk (1953 et 1960).
6. « Mais voilà, il me manquait un bon million et le syndic de l’époque, Monsieur Chevallaz, ne marchait pas… », Dominique Gilliard, op. cit.
7. Le projet d’Apothéloz, Un jour en Suisse, rencontre entre Gulliver et l’Homo helveticus, a marqué l’Expo 64, notamment en raison de la censure que les autorités fédérales exercèrent à son égard.
8. Lettre de Charles Apothéloz à Georges-André Chevallaz, 13 novembre 1962. (Doc. Archives de la Ville de Lausanne (AVL), archives des Syndics (C22))
9. Compte rendu de l’entrevue entre le syndic M. Chevallaz et MM. Apothéloz et Mauriaud le 17 novembre 1962, à 10h30, à l’Hôtel de Ville. (Doc. AVL)
10. Procès-verbal de la séance du 4 décembre 1962, à 10h30, au Bureau central du secteur 2b, à Zurich. (Doc. AVL)
11. Lettre de la Direction de l’Exposition nationale suisse - Lausanne 1964 à la Municipalité de la Ville de Lausanne, 8 février 1963. (Doc. AVL)
12. Lettre de la Municipalité à la Direction administrative de l’Exposition nationale suisse Lausanne 1964, 20 février 1963. (Doc. AVL)
13. Rapport concernant le rachat éventuel du théâtre de l’Exposition par la Ville de Lausanne adressé par Charles Apothéloz, Commissaire théâtral, à la Direction de l’Exposition Nationale Suisse Lausanne 1964, 25 juillet 1963. (Doc. AVL)
14. Reprise des installations de l’Exposition nationale 1964, cinquième séance de la Commission d’examen tenue le 14 juillet 1964, à 16h, dans la salle des conférences du Service des constructions de l’Expo. (Doc. AVL)
15. Exposition nationale et Théâtre municipal, Reprise du Théâtre de Vidy, Création d’un atelier et dépôt de décors, Préavis No 244, 4 décembre 1944, in Bulletin du Conseil communal, 15.12.1964, p. 1340.
16. Rachat du théâtre de l’Expo, Discussion à la salle de la Municipalité entre M. le Syndic, M. J.-P. Larpin, [et le] Bureau du Groupe de travail pour l’étude d’un centre culturel : MM. Apothéloz, Mauriand, Bert, Favre, Roussy, 5 novembre 1964. (Doc. AVL)

 

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