Mou­tons ab­eil­les hom­mes

Ici est ailleurs

Eugène évoque deux documentaires suisses qui parlent de notre rapport au territoire

Publikationsdatum
29-01-2013
Revision
23-10-2015

Deux documentaires suisses au succès inespéré ont marqué l’année 2012. Et les deux ont pour point commun de parler de notre rapport au territoire. D’un côté Hiver nomade de Manuel von Stürler, qui raconte la transhumance hivernale d’un berger et sa nouvelle apprentie à travers les cantons de Vaud et Fribourg. Et de l’autre More than Honey de Markus Imhof, qui fait le tour du monde pour mieux comprendre le phénomène de la disparition des abeilles.
Hiver nomade nous propose de suivre les pérégrinations de deux bergers zigzaguant avec leurs huit cents moutons sur une distance totale de 600 kilomètres. Le but est d’engraisser les ovins en leur faisant manger l’herbe que les agriculteurs n’utilisent pas. Pour soulager leurs trajets quotidiens, les bergers sont accompagnés par trois ânes. Quatre chiens régentent le troupeau. Evidemment, le froid, la neige, la pluie interminable sont au rendez-vous tout au long de l’hiver.
Pour un Suisse romand, regarder Hiver nomade représente une expérience étrange. On reconnaît nos zones villa, nos sentiers vicinaux bétonnés, les abords de nos autoroutes. Tous ces lieux familiers redeviennent des territoires insolites quand ils sont noyés par les centaines de moutons. Un exotisme de proximité. 
Pour le consommateur de viande, regarder Hiver nomade représente une découverte totale. Notre rapport aux animaux est en train de se réduire à la barquette du supermarché, au cirque Knie et aux zoos de Bâle et Zurich. J’exagère, mais à peine. Découvrir cette masse laineuse dévaler les pentes de nos vallons et stationner à la lisière des forêts que nous n’utilisons généralement plus que pour nos footings dominicaux a quelque chose de sensationnel. 
Bien sûr, le métier est en train de se perdre. Pascal (au prénom prédestiné !) est le dernier à pratiquer la transhumance hivernale. Il enseigne le métier à Carole. Pourtant, la jeune femme décidera de ne pas continuer. Actuellement, elle pratique un autre type de transhumance : accompagner la sortie du film dans les différents pays européens. 
Autre grand pérégrin : Markus Imhof. Le cinéaste a consacré cinq années à réaliser un documentaire sur les abeilles. Il passe des Etats-Unis à la Suisse et finit en Australie. Son périple impressionnant est toutefois modeste en comparaison d’un simple pot de 500 g de miel. Car un pot représente le travail d’une vie entière pour 3000 abeilles qui parcourent 75 000 km pour le produire. Soit deux fois le tour du monde ! 
Aux Etats-Unis, les apiculteurs entassent les ruches dans des 30 tonnes pour polliniser les arbres fruitiers. En Californie, les abeilles sont lâchées au milieu des amandiers. Pour augmenter le rendement, les agriculteurs arrosent les arbres avec du pesticide. Et les abeilles ramènent ce poison à la ruche. Alors l’apiculteur arrose la ruche d’eau sucrée additionnée d’antibiotiques… 
En Chine, on assiste à une image d’apocalypse. Toutes les abeilles ont disparu. Désormais, les agriculteurs pollinisent eux-mêmes les pommiers et les cerisiers, fleur par fleur, à l’aide d’un pinceau trempé dans un sac de pollen acheté en ville. Comment en est-on arrivé là ? A cause de Mao, qui non seulement était un dictateur, mais aussi un imbécile. En 1958, à l’occasion du Grand bond en avant, Mao mobilisa la population pour éradiquer les moineaux qui soit-disant dévoraient les récoltes. On fit du bruit avec des casseroles ; on tapa des mains pour les empêcher de se poser. Des milliers de moineaux tombèrent sur le sol, morts de fatigue. Malheureusement, les moineaux mangeaient aussi les insectes et la vermine. Les récoltes suivantes furent désastreuses. Mao ordonna donc d’arroser les cultures avec du pesticide. Et les abeilles moururent… 
« Un tiers des aliments que nous mangeons dépend du travail des abeilles, résume Markus Imhof. Sans les abeilles, il n’y aurait ni légumes, ni arbres, ni fleurs. Ce serait un monde en noir et blanc. »
La biodiversité de nos campagnes s’appauvrit à tel point que le meilleur miel de France n’est plus produit dans le Luberon ou en Bourgogne, mais… à Montreuil ! Un apiculteur a posé ses ruches dans la banlieue parisienne et les abeilles ont commencé à butiner les centaines de fleurs d’espèces différentes que les citadins ont plantées sur leur balcon ou leur terrasse. 
En 2012, trois ânes, quatre chiens, huit cents moutons et des milliards d’abeilles nous ont rappelé que l’homme et l’animal se partagent le même territoire. Et nous devons beaucoup aux abeilles. Avec malice, Imhof remarque que « les abeilles étaient présentes avant l’homme dans le jardin d’Eden. Puisqu’il a bien fallu polliniser un pommier… ».

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