Ré­no­ver plus, con­strui­re mieux

Logement

La conjonction des crises climatique et locative tend à crisper les divers milieux concernés et les pousse à adopter des positions aussi tranchées qu’opposées. Comment répondre à la demande de logements, estimée à 50000 par an, et en même temps limiter les constructions neuves? Une récente étude de l’EPFL apporte quelques éléments de réponse nuancés et fondés à cette question.


 

Publikationsdatum
15-05-2025
Emmanuel Rey
Professeur de projet d’architecture à l’EPFL, directeur du Laboratoire d’architecture et technologies durables (LAST) et associé du bureau Bauart à Berne, Neuchâtel et Zurich
Ulrich Liman
Collaborateur scientifique au Laboratoire d’architecture et technologies durables.

Dans un contexte de crise climatique et locative, rarement les positions sur les besoins de nouvelles habitations n’auront présenté d’aussi grandes discrépances. D’un côté, face à la pénurie ressentie sur le terrain, la construction de bâtiments neufs est promue par de nombreux acteurs de l’immobilier, le chiffre de 50000 nouveaux logements par année étant régulièrement évoqué. De l’autre, pour des questions de préservation d’un cadre de vie ou de ménagement de l’environnement, l’idée de moratoires sur les nouvelles constructions a fait récemment son apparition à différentes échelles1. Dans ce contexte, le projet de recherche «Habitat symbiotique» développé par le Laboratoire d’architecture et technologies durables (LAST) de l’EPFL propose un nouveau modèle pour estimer – quantitativement et spatialement – les besoins en logements dans la perspective d’une société bas carbone et développer une architecture symbiotique pour l’émergence de nouveaux types d’habitation2.

Estimer le besoin en logements de la société bas carbone

Comme d’autres pays du continent européen, la Suisse est confrontée au triple défi de la croissance démographique, de l’évolution structurelle des ménages et de la neutralité carbone à atteindre d’ici 2050 conformément à l’Accord de Paris3. Dans ce contexte, la question de l’occupation actuelle et future des logements en lien avec une structure démographique en pleine évolution, de même que celle du lien entre la localisation des logements et les mobilités induites, tend souvent à être éludée. Malgré la disponibilité de données statistiques actualisées, les estimations relatives aux taux d’inoccupation, et donc aux besoins en logements neufs, font l’impasse sur la capacité d’accueil supplémentaire du parc immobilier bien desservi en transports publics (TP).

Face à ce constat, le modèle développé fournit une estimation complète des besoins en Suisse, afin de contribuer à l’élaboration de stratégies tenant compte simultanément de ces divers enjeux. Sur la base des scénarios de croissance démographique, d’objectifs d’occupation du bâti et de qualité de desserte en TP, il permet d’établir un taux de vacance contextualisé du parc actuel de logements et, par conséquent, d’articuler pour chaque commune un nombre de logements à construire dans les prochaines années. À l’instar de l’Accord de Paris fixant des objectifs de décarbonation pour 2030 et 2050, nous proposons une trajectoire d’intensification du taux d’occupation des logements pour ces mêmes échéances selon deux scénarii, appelés respectivement Transition (2030) et Sobriété (2050) [ill. 3].

Modéliser simultanément le bâti et la desserte en transports publics

Nous avons d’abord modélisé l’entier du parc suisse de logements occupés en permanence sur la base des données détaillées de l’Office fédéral de la statistique (OFS). Il en ressort que, selon l’occupation du parc actuel, le nombre de pièces par logement correspond en moyenne au nombre de personnes par ménage (PPM) +2.65. Ce chiffre confirme clairement la sous-occupation actuelle du parc bâti. Avant toute considération de localisation, l’application des seuils traduisant une occupation adaptée aux objectifs des deux scénarios (PPM+1 et PPM+2) révèle une capacité d’accueil supplémentaire théorique de 14 à 28%.

Cependant, pour déterminer un potentiel d’accueil à la fois concret et écologique, il est nécessaire de mieux cibler l’intensification d’usage des logements existants. D’une part, nous ne considérons que les territoires pour lesquels une croissance démographique est attendue selon les projections. D’autre part, nous nous concentrons uniquement sur des quartiers connectés efficacement par les TP. De cette modélisation des territoires à densifier en priorité, nous pouvons déduire la population supplémentaire pouvant être accueillie par l’intensification d’usage des logements existants (rénovés et/ou transformés), puis le solde de logements à construire d’ici 2050. En réservant l’intensification d’usage aux seuls logements bien desservis en TP, nous limitons l’intensité carbone de la mobilité des nouveaux résidents. Ne pas appliquer cette stratégie, c’est accepter sinon le risque de générer entre 500000 et 700000 nouveaux pendulaires se déplaçant principalement en véhicule individuel, faute d’alternative.

Au terme de cette modélisation, les résultats montrent qu’il serait possible d’accueillir une plus grande partie de la population dans des lieux bien desservis en TP et d’éviter les émissions de CO2 imputables à la construction et à l’exploitation de nouveaux logements. Globalement, en tenant compte des données spécifiques du parc de logements, il ressort du scénario Sobriété qu’il suffirait de construire 16500 (± 3000) nouveaux logements par an en Suisse pour accueillir le million de nouveaux résidents permanents attendus d’ici 2050 et incapables d’intégrer le parc existant bien desservi par les TP, soit un rythme correspondant environ au tiers de la décennie qui vient de s’écouler [ill. 3 et 4t]. La reconversion de bâtiments d’activités en logements voire, lorsqu’elles sont bien desservies en TP, la mutation de résidences secondaires en habitations permanentes pourraient de surcroît contribuer à diminuer encore le nombre de logements à construire4.

Coordonner les actions sur le bâti

Dans la continuité de ces résultats, il est possible de définir une stratégie générale en quatre actions prioritaires pour tendre vers de nouveaux équilibres dans les réponses aux besoins d’habitation, tout en minimisant l’impact carbone de la construction et en renforçant des pratiques durables en termes de mobilité.

1. L’intensification de l’occupation des logements vise à mieux valoriser les espaces sous-utilisés dans l’existant. Dans une société de longue vie, des mesures augmentant la fluidité des déménagements vers des appartements mieux adaptés à la taille des ménages, en favorisant les colocations ou les rocades au sein du parc bâti, devraient se généraliser.

2. L’augmentation du rythme de rénovation, de même que la transformation des immeubles existants en les adaptant à la réduction significative de la taille des ménages, se révèlent indispensables. Au-delà des questions d’obsolescence, les interventions dans l’existant offrent de grandes opportunités en matière de culture du bâti, d’amélioration écologique et de réponse aux besoins sociaux [ill. 1].

3. La reconversion de bâtiments d’activités en logements permet de diversifier encore l’offre en la matière. Un certain nombre de transformations de bureaux en logements émergent d’ailleurs dans plusieurs villes suisses, mettant en évidence non seulement la faisabilité de ce type de projets, mais aussi le grand potentiel qualitatif qu’ils représentent5 [ill. 2]

4. Dans une perspective de société bas carbone, la création de nouveaux logements pour accueillir le solde des besoins non couverts par les axes d’actions susmentionnés se conçoit en limitant drastiquement, par rapport aux pratiques actuelles, les impacts environnementaux pour la construction, l’exploitation et la mobilité induite. Dans cet esprit, le projet de recherche développe un dispositif d’habitation valorisant les matériaux biosourcés, les ressources renouvelables et les cycles courts [ill. 5]. Grâce à une construction en bois local, une enveloppe active (photovoltaïque directement intégré aux façades), des dispositifs de gestion écologique de l’eau, des serres en ­toiture couplées à un dispositif d’aquaponie et des espaces mutualisés entre habitants, l’édifice présente un écobilan particulièrement favorable, réalisable dès aujourd’hui et déjà en accord avec d’ambitieuses exigences futures. 

Emmanuel Rey est professeur de projet d’architecture à l’EPFL, directeur du Laboratoire d’architecture et technologies durables (LAST) et associé du bureau Bauart à Berne, Neuchâtel et Zurich.

Ulrich Liman est collaborateur scientifique au Laboratoire d’architecture et technologies durables

Notes

 

1. Au niveau académique et international, la discussion trouve un jalon dans la publication de Charlotte Malterre-Barthes, A Global Moratorium on New Construction, Steinberg Press, avril 2025. Pour l’application locale des zones réservées et l’application de «semi-moratoire», voir Marc Frochaux, «Pour un moratoire global… à Pully (VD)». TRACÉS, 5/2023.

 

2. Soutenu par Innosuisse, le projet de recherche «Habitat symbiotique» est développé par le LAST en collaboration avec l’entreprise Schwab System. L’équipe de recherche est composée d’Ulrich Liman, Benoît Meylan, Martine Laprise et Emmanuel Rey.

 

3. United Nations / UNFCCC, «Paris Agreement». Paris: 2015

 

4. Pour le détail des analyses, se référer à l’article suivant: Ulrich Liman, Martine Laprise, Emmanuel Rey, «Between household structure, urban density, and ecological transition: rethinking the approach of estimating housing needs in Switzerland». Sustainable Cities and Society, Volume 96, 2024.

 

5. Quelques reconversions réussies de bureaux en logements ont démontré ces dernières années la pertinence de ce type d’opération. Sur la transformation par Bauart de l’immeuble de bureau Brückenkopf Ost, voir Hella Schindel, «Zu Hause in zwei Welten», TEC21 1-2/2021 et Christophe Catsaros, «Une reconversion inspirante. Brückenkopf, Berne». Archistorm, 2023.