La stra­té­gie du ber­nard-l’her­mi­te

Le garage Couchirard, construit en 1913, a fait l’objet de multiples transformations durant le dernier siècle. Carottage dans le palimpseste lausannois, témoin de l’évolution de l’emprise de la ville et des modes de vie, sa récente métamorphose en 28 logements est un défi programmatique et architectural signé par les ateliers Arthys et Olivier Rochat.

Publikationsdatum
09-03-2023
Alexandre Barrère
Architecte, chef de projet bureau Bonnard+Woeffray, chercheur associé à l’École nationale supérieure d’architecture de Clermont-Ferrand (ENSA)

Conçu en 1913 par les architectes Baud et Hoguer, le garage Couchirard est un témoignage de l’apparition de la voiture en ville. Situé à l’entrée ouest de l’agglomération lausannoise, dans le quartier de Prélaz, l’édifice est pensé pour répondre aux différentes activités liées à ce marché naissant. Des logements destinés aux employés; un vaste atelier composé d’une série de fermes d’un béton brut et rugueux, haut d’environ deux étages et long d’une quarantaine de mètres; un espace de vente aux larges vitrines, donnant sur la passante avenue de Morges. L’ensemble est dessiné comme un véritable îlot urbain, le premier de cette zone, sur laquelle tant son programme que son parti pris urbanistique font souffler un vent de modernité.

Si le garage est conçu comme un espace de travail, sa façade s’adresse néanmoins à la clientèle visée, en reprenant les codes des bâtisses bourgeoises. Les murs maçonnés sont couverts d’un parement imitant un appareillage en pierre de taille – jusqu’aux joints sang de bœuf –, les baies vitrées sont dotées de chiens-assis et de modénatures néo-classiques, et la toiture aux reflets cuivrés se place dans la continuité esthétique des logements mitoyens.

Au fil des ans, le bâtiment a été adapté au gré des modes automobiles, élargissant les ouvertures de sa vitrine commerciale en 1937 (Florio architecte) ou se parant en 1948 (Jaquerod & Jaton architectes) d’une casquette de béton aux formes souples, évoquant les carrosseries streamline de l’après-guerre.

En 2015, alors que les centres urbains européens tendent progressivement à évincer les automobiles, les ateliers Couchirard vont à nouveau devoir être adaptés. Privé de son activité initiale, et longtemps resté à l’abandon, le bâtiment doit être transformé et n’abriter plus que des logements, denrée précieuse dans cette ancienne périphérie aujourd’hui absorbée par le centre.

Loger dans un garage: un problème géométrique

Pour la métamorphose la plus lourde de l’histoire du garage Couchirard, soit l’implantation de 28 appartements neufs dans l’enveloppe existante, le défi s’annonce de taille. En effet, le lieu est complexe: une bande longue de 40 m sur rue et profonde de 18 m, dont la face arrière, mitoyenne aux bâtis voisins, est aveugle. Les premières esquisses des architectes cherchent naturellement à placer l’ensemble des logements sur la longueur éclairée, mais peinent à atteindre le nombre d’unités requises, ainsi qu’à donner une qualité à la frange mitoyenne. Le parti choisi est donc celui de la singularité. Les nouveaux logements bénéficient de « l’esprit du lieu » non seulement grâce aux éléments conservés (les fresques décoratives restaurées, par exemple) mais aussi par les contraintes spatiales inhérentes, forçant à tordre et retourner les plans jusqu’à imaginer des solutions spatiales singulières.

En effet, la bande de l’atelier est finalement découpée en tranches, avec des logements occupant toute la profondeur disponible (18 m). Cette disposition est permise par l’alternance de travées recevant soit des logements, soit des espaces collectifs. Ces derniers sont dotés de courettes intérieures couvertes et éclairés zénithalement, contre la face aveugle, ainsi que d’espaces communs contre la façade sur ville. Ces tranches vides créent non seulement un apport conséquent de lumière vers l’intérieur de l’enveloppe, mais offrent aussi des lieux de qualité, accessibles à tous les résidents. Enfin, les circulations entre les logements traversent ces zones ouvertes de part en part, notamment par des passerelles intérieures suspendues dans le volume généreux de l’ancien garage.

Une contrainte supplémentaire s’ajoute à cet astucieux découpage. Sur leur façade sur rue, les logements doivent chercher la lumière par les baies existantes, dont les proportions imposantes sont bien loin des standards actuels. Les architectes ont choisi de ne pas fragmenter ces ouvertures et d’offrir, du moins en façade, des hauteurs sous plafond conséquentes. Pour les typologies concernées, les appartements présentent un vide d’étage standard et s’ouvrent donc sur des salons lumineux aux volumes imposants.

Au-dessus, en attique, les logements profitent d’une pièce à vivre surélevée, accessible par une estrade et éclairée par une verrière. Enfin, au rez-de-chaussée, afin de profiter au maximum de la lumière des courettes, les appartements sont pensés en duplex «inversé», avec les chambres au niveau inférieur.

Du neuf avec du vieux

Ces logements agréablement biscornus sont complétés par deux surélévations en panneaux préfabriqués béton (porteurs), à chaque extrémité de l’atelier, permettant d’augmenter la densité. Ici, les appartements ne font pas face aux mêmes défis et s’avèrent plus proches des standards, bien que de qualité. Le lien à l’ancien s’opère en façade par de subtils rappels que l’œil perçoit sans nécessairement les identifier nommément: un contre-cœur aux proportions identiques, au grain et à la colorimétrie proches de l’existant; une modénature en décaissé similaire pour les pourtours de fenêtre; ou encore les joints rouges autochtones, unifiant l’ensemble du bâtiment.

Toutefois, le rapport à l’existant ne consiste pas qu’en des clins d’œil et, à aucun moment la carte du pastiche n’est jouée. Chaque intervention des architectes tranche avec l’ancien dans la forme comme dans les matériaux. Si les rappels sont subtils, l’intervention nouvelle demeure clairement lisible. Ainsi, les logements construits entre les fermes, sous le toit du garage, présentent une structure en métal et en briques de ciment, créant une distinction claire entre l’ancien et le nouveau. Les briques, par leur ton chaud et la vibrance de leurs joints ouverts, apportent une chaleur visuelle et un confort acoustique bienvenus dans cet espace libre.

D’une manière générale, l’intervention contemporaine poursuit le paradoxe du lieu: une halle industrielle, habillée de ­fioritures et d’ornements surprenants, tant en façade qu’à l’­intérieur. Dans cette optique, un motif de carrelage a par exemple été créé spécifiquement pour les espaces communs. Son dessin marqué (une strie rouge sombre sur fond blanc), garde une certaine distance respectueuse de l’existant, tout en rappelant les façades en brique de ciment. Dans ce projet, le bâtiment historique représente bien ce qu’Aldo Rossi désignait comme un «élément propulseur»1, conservé par sa propre transformation, et support actif du renouveau urbain2.

Apprendre du bernard-l’hermite

La nouvelle résidence Couchirard est un projet vertueux à plusieurs égards. Tout d’abord, dans une perspective urbanistique : le bâtiment contribue à prendre soin du centre-ville tout en le densifiant.

Ensuite, par sa portée allégorique: le projet dénote l’ouverture de champ qui se déploierait dans une ère post-fossile. Il montre des opportunités pour imaginer des modes vie attrayants.

Puis par la richesse architecturale de sa proposition. En investissant le garage comme un bernard-l’hermite se glisse dans une coquille vide, la résidence parvient à tirer profit des multiples contraintes et à exprimer singularité et plaisir de l’espace. Enfin évidemment, dans la symbolique intrinsèque au projet. La ville, en absorbant le garage, redéfinit les priorités : ­habiter plutôt que rouler.

Transformation d’un garage en logements, Résidence Couchirard, Lausanne (VD)

 

Maître d’ouvrage
PREVIVA – Fonds de prévoyance des professionnels du travail

 

Architecture et direction de travaux
O. Rochat architectes et Atelier Arthys

 

Génie civil
Kälin et Associés

 

Procédure
Mandat direct

 

Projet et réalisation
2017-2022

 

Surface
SIA 416 SP 4820 m2

 

Coûts CFC 1-5
19 mio CHF

Notes

 

1 L’hypothèse de l’«élément propulseur», développée par l’architecte Aldo Rossi dans son ouvrage L’Architecture de la ville (1966), implique que le processus de création de la ville est avant tout dynamique. La conservation d’un bâtiment passerait non pas par le maintien d’un état initial, mais par son évolution, à la fois porteuse du développement urbain, et portée par celui-ci.

 

2 Ce parti a été permis par la note de 3 (sur 7) au recensement patrimonial vaudois, désignant le bâtiment comme d’importance locale, mais guère davantage. Cette note relativement basse ouvre le champ des possibilités architecturales.

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