Une en­trée pour Pla­te­for­me 10, la ville en tran­si­ti­on

En plein remaniement du nouveau quartier des arts et de la place de la gare de Lausanne, l’État de Vaud investit sur un concours d’idées qui a rassemblé des projets critiques, utopiques, poétiques. Cette démarche doit être saluée: elle permet à la pensée architecturale de s’instiller au préalable des discussions sur l’avenir du site.

Publikationsdatum
10-08-2022

Alors que nous écrivons ces lignes, le quartier de la gare de Lausanne est frappé par la frénésie qui accompagne l’ouverture officielle du nouveau musée mudac et Photo Élysée. Mais ce n’est pas la seule cause de toute cette agitation: à l’entrée du parvis s’empilent les containers de chantier des employé·es qui travaillent actuellement sur l’agrandissement de la gare; à l’est, le site de la Rasude, déserté par la Poste et les CFF, accueille progressivement des artistes et des petites entreprises en quête de locaux de travail à bas coût; la place de la gare elle-même subit une opération à cœur ouvert, puisque dans ses entrailles se faufile la nouvelle ligne du M3. Le chantier, débuté fin 2021, durera dix ans.

Il y a quelque chose de fourmillant et d’excitant dans ce lieu en mutation: on est bien loin du vignoble paisible qui tapissait le site de Plateforme 10 avant le 20e siècle. Bien loin, même, des halles ferroviaires érigées plus tard. Et tandis que des villes reconvertissent leurs friches en lieux culturels, Lausanne a fait table rase et érigé deux volumes flambant neufs sur la vaste esplanade; l’un pour y abriter le Musée Cantonal des Beaux-Arts – MCBA (Barozzi Veiga, 2019), l’autre le musée mudac et Photo Élysée (Aires Mateus, 2022). C’est dans ce contexte de remaniement général que le DGIP et le Service de la culture (VD) ont organisé un concours d’idées pour traiter l’entrée du nouveau quartier des arts, dont les résultats serviront directement à la prochaine phase.

Un concours pour l’entrée de Plateforme 10

C’est un vaste espace ouvert que l’on a découvert derrière les barrières de chantier des musées; un territoire vierge et minéral qui abrite, dans son sous-sol, nombre d’infrastructures techniques dédiées à la gare; «une île», disent même les architectes de Projet-Co dans leur contribution. Le lieu s’est développé à l’écart de la ville. Il est marqué par deux témoins du passé industriel du site: le poste directeur des CFF – édifié dans les années 1960, et qui devrait être reconstruit à neuf en 2031 – ainsi que le pont tournant.

En avril 2021, un concours d’idées en procédure ouverte a été lancé pour requalifier cette grande esplanade. L’objectif? Non pas créer un nouvel édifice monumental pour faire concurrence aux deux précédents, mais plutôt ouvrir la réflexion sur le lien de ce site à la ville: entamer une vision évolutive, qui prêterait attention à l’existant et aux interventions nécessaires. Et qui écarterait celles qui ne le sont pas.

Le périmètre de concours circonscrivait deux zones: une première, de 3690 m2, soumise au plan d’aménagement cantonal (le PAC) et une seconde de 1671 m2, détenue par les CFF. Le programme comprenait l’entrée du public, un accueil pour les artistes et une Kunsthalle. Comme l’explique Patrick Gyger dans le programme, directeur de Plateforme 10, à la différence des musées – dont les missions patrimoniales et scientifiques conditionnent notamment leur accès, leurs conditions climatiques et leur degré de protection contre les catastrophes –, cette «porte d’entrée» du site de Plateforme 10 se doit d’être ouverte, accueillante, flexible, évolutive. Elle offre un champ des possibles vaste, qui a permis au concours de faire émerger tout un florilège de réponses. Ainsi, celles-ci ne sont pas à considérer comme des solutions formelles achevées, mais bien plus comme des partis pris de ce que pourrait devenir ce lieu situé au cœur de Lausanne.

Le transitoire comme langage architectural

Certains résultats de ce concours méritent que l’on s’y attarde. C’est le cas du deuxième prix, baptisé Orange mécanique par ses concepteurs, les architectes parisiens Paul Vincent et Anthony Benarroche. Ceux-ci ont fait le choix de détruire le poste directeur, proposant à la place une structure métallique de quatre niveaux, à l’expression élégante et légère. Cette solution, appréciée par le jury car elle ne concurrençait pas les bâtiments des musées, a toutefois été remise en question pour des raisons tectoniques: comment réaliser une telle transparence? De même, le geste de démolition paraît aujourd’hui déplacé, au regard du capital important que représente l’édifice existant.

Le troisième prix, Organ2/aslp, de l’architecte zurichois Onur Özman, développe encore plus loin ce langage de l’éphémère en posant un postulat d’une pertinence inouïe: et si, finalement, le site de Plateforme 10 était voué à devenir un chantier permanent autour du poste directeur? Si le projet est pensé comme une suite d’interventions transitoires, alors il peut s’affranchir de certains règlements, comme ceux qui ont pesé lourdement sur la conception des deux musées. En effet, c’est en partie pour respecter les normes OPAM que le MCBA présente au sud une façade si hermétique. Le projet d’Onur Özman s’assimile à une structure non finito qui entoure le poste directeur, dont on retirerait des éléments pour créer des parcours ou des lieux de rencontre, à l’intérieur ou à l’air libre. L’autre qualité de ce projet est de ne pas intervenir sous la place, afin de préserver la perméabilité du sol.

Billboard et Blackbox de Dürig, s’il provoque un malaise diffus, comme une énième variation sur le thème du canard et du hangar décoré de Venturi, fascine par la radicalité de son intervention. Le projet pourrait se décliner en trois temps: d’abord, conserver le poste directeur pour y placer les bureaux et les ateliers; ensuite, développer un gigantesque panneau d’affichage à l’échelle de la ville, le long des rails – le billboard; enfin, implanter une vaste salle d’exposition sous la place – la blackbox. Si le geste, spectaculaire, paraît simple, il n’en est pas moins inadapté et énergivore, en enterrant tout le programme.

Enfin, en enterrant le programme et en plantant massivement le site, le projet poétique Les possibilités d’une île du bureau lausannois Projet-Co Architectes invite à reconsidérer le site minéral de Plateforme10 avec une vivacité rafraîchissante. Considérant que le site est une sorte d’île nouvelle au cœur de la ville, les architectes proposent surtout un regard: considérer le poste directeur comme un fragment de quotidien, qui donne la mémoire du lieu; les deux nouveaux musées comme des objets exceptionnels; et l’entre-deux comme un lien à la ville. Là aussi, si l’intervention donne l’illusion d’être minimale, elle a été critiquée par le jury en raison des lourds travaux qu’elle exigeait en sous-sol. On retiendra surtout la profusion de végétation que Les possibilités d’une île offrait à voir en images, et on se plaît à rêver que le lieu ressemblera un jour à cette oasis verte au cœur de la ville…

Kenny, le projet qui fait pan

Un grand pan de toit appuyé sur l’ancien poste directeur. Voilà comme on pourrait lire le projet lauréat Kenny de l’architecte lausannois Rubén Valdez. Avec ce geste unique et simple, il se distingue des autres contributions. S’il est plein de retenue et de précision, l’effet est immense, puisqu’il permet de retourner l’entrée du bâtiment vers le nord et d’activer l’esplanade. Cette vaste toiture peut tour à tour se muer en stoa, en foyer, en lieu de performance. Elle est un entre-deux entre l’esplanade marquée du pont tournant et le poste directeur. Celui-ci, demeuré intact, accueillerait des espaces d’exposition riches et qualitatifs grâce aux propriétés préexistantes du bâtiment (des volumes en double hauteur pour accueillir la technique, des espaces en porte-à-faux pour surveiller les rails, une terrasse avec vue sur le lac…). Les infrastructures ferroviaires sont déjà dotées de qualités architecturales puissantes – pour qui sait les voir. Le projet propose également de transformer la fosse du pont tournant en patio arboré, qui éclairerait une vaste salle d’exposition logée sous la place. Ses dimensions généreuses offrent toutefois suffisamment d’espace tout autour pour planter de la végétation en pleine terre.

Un appel à la sobriété spatiale et énergétique

Un point particulier a permis au projet Kenny de se distinguer de ses concurrents. Alors que le programme recommandait une surface (SPd) maximale de 6120 m2, l’auteur n’en propose que… la moitié. Construire moins pour avoir plus de pleine terre à végétaliser, plus d’espace public à disposition, plus de liberté d’usage des surfaces existantes. Même si elle peut sembler antithétique, cette décision de Rubén Valdez pourrait s’inscrire dans la filiation de ce qu’avaient proposé 20 ans plus tôt Lacaton & Vassal lors du concours pour l’école d’architecture de Nantes: à savoir 44 % de surface supplémentaire non chauffée, pour offrir du jeu et des alternatives aux architectes en herbe. Dans son rapport, «le jury admet qu’il sera important pour la suite du travail de requestionner la quantité des surfaces»: le concours d’idées ne restera donc pas une vague réflexion, mais aura un impact direct sur l’avenir du site.

La vision architecturale en amont du processus

Les projets présentés incarnent le renouveau des missions de nos professions, dans un contexte de raréfaction des ressources naturelles et de réchauffement climatique. En proposant un concours d’idées avant le concours de projet, le maître d’ouvrage a fait le choix courageux de mettre la vision architecturale en amont du processus, avant les questions programmatiques, pour accompagner le développement du projet. Dans cette perspective, le patrimoine, même le plus trivial, n’est plus considéré comme un héritage à porter, mais comme une ressource à exploiter. Il est tout à fait possible que le projet final ne ressemble pas à cette vaste toiture esquissée par Rubén Valdez, un «accent aigu» sur le bâti. Mais ce qu’il faut retenir de ce concours, c’est que nous pouvons construire moins. Et mieux – se rappeler que less is more. Ne pas détruire, mais plutôt réinventer à partir de la matière existante, qui porte en elle la mémoire de nos villes.

Une entrée pour Plateforme 10, Lausanne (VD)

 

Maître d’ouvrage
État de Vaud DGIP – DAI (Direction de l’architecture et de l’ingénierie)

 

Procédure
Concours d’idées

 

Projet lauréat
Kenny, Rubén Valdez

 

Projets primés
Orange mécanique (2e prix), Paul Vincent et Anthony Benarroche Architectes, Organ2/aslp (3e prix), Onur Özman

 

Projets indemnisés
Forum, Apolinario Soares, Billboard and Blackbox, Dürig, Eureka, Studiopez, Les possibilités d’une île, Projet-Co Architectes

En ligne
Les résultats et le rapport du jury du concours sont consultables sur competitions.espazium.ch

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