Éner­gie et pa­tri­moi­ne, mê­me com­bat?

Le concept d’économie circulaire permet d’aborder dans un même référentiel les questions énergétiques et patrimoniales. Forts de cette nouvelle perspective, une spécialiste en politiques publiques de la durabilité et économie circulaire et un architecte du patrimoine plaident pour traiter les enjeux liés aux deux domaines ensemble, dans une même loi.

Publikationsdatum
21-06-2022
Dunia Brunner
chargée de recherche Faculté de droit, des sciences criminelles et d’administration publique de l’Université de Lausanne (UNIL)
Nicolas Meier
architecte du patrimoine | chargé de recherche à la Section histoire de l’art de l’UNIL

La rénovation du patrimoine bâti invite à considérer simultanément de nombreux intérêts publics, tous légitimes. Dans le canton de Vaud, comme ailleurs, ceux-ci s’avèrent parfois contradictoires. La loi sur la protection de la nature, des monuments et des sites (LPNMS) – bientôt loi sur la protection du patrimoine culturel immobilier (LPrPCi) – s’intéresse à la sauvegarde de l’intérêt artistique, archéologique, historique, scientifique ou éducatif1. La loi vaudoise sur l’énergie (LVLEne) aborde, elle, les intérêts liés à la sécurité de l’approvisionnement énergétique, à la protection de l’environnement, notamment par le recours aux énergies renouvelables, et à l’institution d’une consommation économe et rationnelle de l’énergie dans les bâtiments2. Sur le terrain hélas, la protection des intérêts institués par ces deux lois implique parfois des mesures incompatibles. Selon l’usage actuel, un édifice ancien devrait en effet être isolé pour consommer moins d’énergie durant sa phase d’utilisation, au risque de perdre son identité et une partie de sa substance historique.

Le Tribunal cantonal vaudois semble faire pencher la balance d’un côté lorsqu’il déclare que «les préoccupations d’économie d’énergie passent généralement au second plan en présence d’un monument historique, où de tels objectifs sont particulièrement difficiles à respecter»3. La portée de cette affirmation a toutefois un impact minime, puisque la primauté suggérée se limite aux monuments historiques classés4 (moins de 1 % du parc immobilier vaudois) et non aux quelque 48 000 objets recensés avec les notes allant de 1 à 45, mais qui ne sont pas classés. Or, ces bâtiments donnent souvent leur identité aux villes et aux villages et ne peuvent donc pas être simplement ignorés. Pour eux en particulier, la Commission fédérale des monuments historiques (CFMH) invite à opérer, «dans le cadre de tout projet de restauration», une «pesée méticuleuse des intérêts entre les exigences de modernisation du bâtiment en matière énergétique, la protection du monument et les besoins des usagers du bâtiment»6. Elle est appuyée dans ce sens par le Tribunal cantonal vaudois, qui suggère aussi une «appréciation circonstanciée des intérêts en présence»7. Comme la pesée des intérêts ne peut complètement s’affranchir du «poids de la subjectivité, inévitable dans toute appréciation8», l’incertitude pour les parties prenantes est grande, et le processus, voué à faire des mécontent·es.

À ce titre, la section vaudoise de Patrimoine suisse reconnaît que la proportion d’oppositions qu’elle formule à l’encontre de projets d’assainissement énergétique augmente9. Pour ne pas rester dans l’impasse, elle a initié le premier Forum Énergie + Patrimoine10 qui, mieux qu’une pesée des intérêts, suggérait une véritable conciliation. Elle se joignait en cela au département en charge des monuments, sites et archéologie du Canton de Vaud qui, dans le cadre de la récente révision de la loi sur la protection du patrimoine bâti, a intégré la prise en compte des intérêts de l’énergie11.

Le patrimoine: une énergie en circulation

Pour tenter de dépasser une juxtaposition de l’énergie et du patrimoine, où l’une et l’autre se tolèrent et s’adaptent en se compromettant, l’article propose de faire appel à un concept tiers pouvant être l’allié des deux: l’économie circulaire. Ce partenaire idéal permettrait, pour un temps au moins, d’outrepasser l’approche courante, binaire, qui institue en propre pour ensuite opposer. L’économie circulaire (EC) vise à minimiser le gaspillage d’énergie au sein d’un système, en prenant en considération l’ensemble du cycle de vie et, à la différence du modèle de l’économie dite linéaire, conceptualise les flux de matière et d’énergie en cycles fermés. Dans sa vision idéale, l’EC élimine toute extraction nouvelle de matières premières et tout déchet, qu’elle appréhende comme un potentiel de ressources à valoriser, si possible, à l’infini. Du point de vue thermodynamique, elle invite à passer d’un métabolisme entropique à un métabolisme syntropique, le premier se caractérisant par un niveau élevé de déperdition d’énergie, une efficience faible et des niveaux élevés de pertes, le second par une utilisation efficiente des ressources et un degré élevé de réutilisation et recyclage12. En clair, les stratégies de l’EC consistent à minimiser la création d’entropie, en réduisant l’utilisation de matière et d’énergie, en allongeant la durée de vie des objets et des matériaux qui les composent, et finalement en bouclant les cycles13.

Lorsqu’il est question d’EC dans le domaine de la construction en Suisse, il est généralement fait mention de béton recyclé et d’autres innovations similaires ou encore de déconstruction et de réemploi14. Or, si ces applications représentent une amélioration par rapport au «business-as-usual», elles ne traduisent pas les préceptes de l’EC dans leur version la plus aboutie, dont le présent article se réclame. Dans le champ de la construction, une économie circulaire appliquée consisterait déjà – et avant tout – à réutiliser autant et aussi longtemps que possible les bâtiments dans leur ensemble. Au sommet de la hiérarchie des actions se trouve en effet la sobriété, qui privilégie la conservation et l’entretien de l’existant; viennent ensuite le réemploi des bâtiments, la rénovation, puis le réemploi de leurs composants et enfin celui des matériaux lors de reconstructions. Le recyclage n’évite la dernière place qu’à la faveur de la démolition et de la mise au rebut. Hors des habitudes et des biais professionnels15, les stratégies de l’économie circulaire cherchent à réduire la dégradation de l’énergie intégrée dans le stock des ressources déjà en circulation. Dans le secteur de la construction, elle se soucie donc de conserver et de valoriser celle qui se trouve immobilisée dans ce que d’aucuns appellent le patrimoine bâti. De ce point de vue-là, il semblerait bien que le service vaudois des monuments et des sites pratique l’économie circulaire depuis 124 ans16: en encourageant la conservation des bâtiments, donc de l’énergie embarquée, il a toujours participé à réduire la production d’entropie.

Au-delà des bilans quantitatifs, rappelons que certains bâtiments construits avant la révolution industrielle, qui témoignent de techniques constructives économes en énergie, en particulier fossile (matériaux locaux, bas carbone, peu d’énergie grise incorporée), et climatiquement adaptées aux conditions du lieu de leur implantation, peuvent aujourd’hui servir de modèles ou de sources d’inspiration pour la rénovation énergétique. De son côté, le patrimoine doit bien constater que l’EC considère la conservation comme sa priorité et que les initiatives récentes en faveur du réemploi parlent de créer un inventaire des bâtiments et de leurs composants17 – les fiches du recensement architectural vaudois n’identifient-elles pas cela-même depuis la fin des années 1970? Ainsi, la pratique de la conservation du patrimoine bâti et la méthode du recensement architectural pourraient, au moyen de quelques adaptations, offrir une base solide à une application de l’économie circulaire de la construction. Le chemin n’est peut-être pas si long et l’évolution du vocabulaire – et de l’imaginaire auquel il renvoie – en constituerait une bonne partie: si «ancien» devenait «ressource», quel progrès n’aurait-on pas déjà accompli?

Pour porter ses fruits, le recours au concept tiers de l’EC nécessitera de se détacher, d’un côté, de la signification prioritairement historique, artistique et architecturale du patrimoine bâti et, de l’autre, de s’extraire des objectifs de réduction de la consommation énergétique du bâtiment encore principalement focalisés sur sa phase d’exploitation. Il ne s’agit pas de les perdre, mais d’accepter de les refondre dans une théorie et une pratique qui s’inscrivent hors de l’extrême spécialisation18 et qui chercheraient, par exemple, à optimiser les flux de matière et d’énergie en tenant compte des différents types et usages des bâtiments (ferme/immeuble, habiter/travailler, etc.). L’EC suppose une approche holistique qui tienne compte des enjeux sociaux et des conséquences effectives et concrètes de la rénovation énergétique comme de la conservation historique : passoire énergétique ou bulle étanche, l’une et l’autre sont-elles seulement tolérables?

Un enjeu législatif

Loin d’être purement théorique, l’économie circulaire de la construction s’inscrit dans une tendance déjà amorcée en Suisse et même en Romandie. Au niveau fédéral, citons par exemple un postulat de Barbara Schaffner, adopté par le Conseil national en juin 2021, qui demande un rapport indiquant les mesures à prendre pour rendre la construction de bâtiments compatible avec l’objectif «zéro net 2050»19. Plus avancée, l’initiative parlementaire «développer l’économie circulaire en Suisse20» a donné lieu, en octobre 2021, à un avant-projet visant la modification de la loi sur la protection de l’environnement21 (LPE), lequel comporte un article spécifique portant sur une «construction respectueuse des ressources». Il offre notamment au Conseil fédéral la compétence de poser des exigences sur la réutilisation de matériaux et d’éléments de construction récupérés22. L’avant-projet prévoit en outre une modification de la loi fédérale sur l’énergie (LEne), à travers laquelle les cantons devraient définir des valeurs limites pour l’énergie grise dans le domaine du bâtiment23. Dans ce sens, le Grand Conseil genevois a accepté en décembre 2021 de modifier la loi sur les constructions et installations (LCI), pour y intégrer la minimisation de l’empreinte carbone des matériaux sur l’ensemble de leur cycle de vie24.

Ici, le propos n’est pas tant de discuter en détail ces modifications législatives non encore entérinées, mais de mettre en évidence que, dans les institutions, la transition vers une économie circulaire de la construction a commencé. Réfléchir dès aujourd’hui à sa mise en œuvre semble donc une anticipation utile. Le présent article, en se penchant sur le cas du Canton de Vaud, y concourt en révélant que, selon les lois de la thermodynamique, les intérêts de la conservation du patrimoine bâti et ceux de la sobriété énergétique des bâtiments se confondent. De ce fait, l’EC serait l’occasion presque providentielle d’une réelle conciliation entre énergie et patrimoine dans le domaine. Plutôt que de multiplier les références croisées et de déléguer le traitement des questions épineuses à «la bonne intelligence»25 des services de l’État, chargés d’élaborer une directive pour traiter la «majorité des cas»26 – laissant toujours aux tribunaux le soin de se prononcer sur les autres –, pourquoi ne pas aborder les questions énergétiques et patrimoniales des bâtiments vaudois dans une seule et même loi, contribuant ainsi à une réconciliation à la fois durable et démocratiquement légitime? Une loi sur l’économie circulaire du bâti, reflètant une politique publique où les enjeux de conservation, de construction, de sobriété énergétique et d’aménagement seraient abordés avec une vue d’ensemble du territoire comme système durable, pourrait offrir une sécurité juridique renforcée, une baisse des recours, un soutien à l’adaptation des formations et des savoir-faire vers des pratiques conjointes. Et sans doute encore beaucoup d’autres choses.

Cet article résulte du partenariat entre la section vaudoise de Patrimoine suisse et l’équipe des chercheur·euses de l’Université de Lausanne (UNIL), formé en vue du Forum Energie + Patrimoine, dans le cadre de l’appel à projet Volteface 2021 du Centre de compétences en durabilité de l’UNIL.

Notes

 

1 Art. 4 art. 46 LPMNS.

 

2 Art. 1 LVLEne et dans le domaine du bâtiment: art. 28 LVLEne qui renvoie au Règlement d’exécution, cf. not. art. 3, let. b RLVLEne qui impose sans distinction de statut ses mesures «aux transformations et changements d’affectation des bâtiments».

 

3 Arrêt de la Cour de droit administratif et public du Tribunal cantonal vaudois (CDAP) AC.2017.0162 du 30 août 2018 consid. 8c/cc et les réf. cit. (AC.2008.0215 du 20 mai 2009 consid. 4c; AC.1998.0145 du 28 mai 1999 consid. 2.)

 

4 Indépendamment de leur note au recensement architectural vaudois; le terme «classé» renvoie ici à la protection spéciale instituée par l’art. 52 LPMNS, entrant en vigueur après un arrêté du Conseil d’État ou une décision du Chef du département en charge de la protection des monuments.

 

5 Note 1 = intérêt national, note 2 = intérêt régional, note 3 = intérêt local, note 4 = bien intégré; chiffre de 2020 fournis par la Section recensement de la Direction générale des immeubles et du patrimoine.

 

6 Énergie et monuments historiques, Département fédéral de l’intérieur DFI, Commission fédérale des monuments historiques CFMH, Document de base du 22 juin 2018.

 

7 Les intérêts pouvant être: la consommation énergétique, la protection de la qualité architecturale du bâtiment, les besoins et sécurité des usagers, les aspects financiers, etc. Arrêt CDAP AC.2020.0014 du 14 décembre 2020, consid. 3c.

 

8 CDAP AC.2020.0014 du 14 décembre 2020 consid. 3a in fine.

 

9 À Suivre, Bulletin annuel de PSSV, n° 84, mars 2022, p. 8.

 

10 Lire le compte-rendu publié dans Tracés 05/2022.

 

11 Les intentions de ce département à cet égard doivent encore se traduire dans une directive interne, à même de réaliser concrètement la conciliation souhaitée, EMPL – LPrPCi, p. 19.

 

12 Da Cunha, Antonio (2005), «Régimes d’urbanisation, écologie urbaine et développement urbain durable: vers un nouvel urbanisme», in Da Cunha Antonio et al., Enjeux du développement urbain durable – transformations urbaines, gestion des ressources et gouvernance, EPFL Press, Lausanne, p. 12.

 

13 Desing, Harald/Brunner, Dunia et al. (2020). «A circular economy within the planetary boundaries: Towards a resource-based, systemic approach», Resources, Conservation and Recycling, 155, p. 104673, doi.org/10.1016/j.resconrec.2019.104673.

 

14 Cf. par exemple Morel, Philippe, «RE: CRETE – une passerelle en béton de réemploi», espazium.ch, 12/10/2021; Comment, Audanne, «Béton en mutation», Tracés 09/2021, espazium.ch, 20/09/2021; Perroud, Sandrine, «Construire en béton … sans couler de béton», actu.epfl.ch, 11/10/2021; Projet national de recherche 70 «Béton à basse énergie», pnr70.ch; motion parlementaire Schilliger 19.4296 «Recyclage des matériaux de construction. La Confédération doit se montrer exemplaire», 27/09/2019; interpellation parlementaire Thorens 20.3614 «Économie circulaire et construction. Comment promouvoir le réemploi dans le bâtiment?», 15/06/2020; de Perrot, Olivier/Friat-Massard, Maude – Salza, «Construire le réemploi: état des lieux et perspectives une feuille de route», Genève- Zurich, mai 2020.

 

15 Richterich, Rachel, «La construction au pied du mur», Le Temps, 4 décembre 2019.

 

16 La première loi cantonale vaudoise de teneur patrimoniale – et également la première loi du genre en Suisse – date du 10 septembre 1898; elle porte sur la conservation des monuments et des objets d’art ayant un intérêt historique ou artistique, EMPL LPMI 2009, pp. 3-4.

 

17 Voir p. ex. Madaster, «Zirkuläre Innovation: Madaster, Schweizer Material-Kataster für Immobilien lanciert», madaster.ch, 1/07/2020.

 

18 Au sens où l’entend notamment André Gorz, «un ensemble de savoirs partiels spécialisés, techniques, sans racine ni valeur d’usage dans les rapports quotidiens», dans Métamorphose du travail, Paris, Gallimard, 2004, p. 101.

 

19 Postulat parlementaire Schaffer 20.4135 «Que signifie l’objectif «zéro net» pour le secteur du bâtiment, et comment l’atteindre?», 24/09/2020.

 

20 Initiative parlementaire CEATE-CN 20.433 «Développer l’économie circulaire en Suisse», 19/05/2020.

 

21 Loi fédérale sur la protection de l’environnement, avant-projet (AP-LPE), accessible sous parlement.ch.

 

22 Art. 35j AP-LPE; Rapport du 11 octobre 2021 de la CEATE-N accompagnant l’avant-projet de révision de la LPE, accessible sous parlement.ch; Jeanloz, Julia, «Économie circulaire: rattraper le temps perdu?», Tracés 04/2022, espazium.ch, 11/04/2022.

 

23 Art. 45 al. 3 AP-LEne.

 

24 Projet de loi modifiant la loi sur les constructions et les installations diverses (LCI) (L 5 05) (Vers des constructions neutres en carbone), PL 12869; Jeanloz, Julia, «Restreindre l’énergie grise dans l’acte de construire», Tracés 03/2022, espazium.ch, 24/02/2022.

 

25 EMPL- LPrPCi.

 

26 Art. 4 al. 2 LPrPCi.

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