«Trans­for­mer plus que pro­té­ger pour mieux ha­bi­ter les cen­tres-bourgs»

Entretien avec Simon Teyssou

Loin des regards et des centralités économiques, un nombre croissant d’architectes français s’installent dans des territoires ruraux dont les contextes sont aussi variés que les modes de vie. Nous nous sommes entretenus avec l’architecte Simon Teyssou, fondateur de l’Atelier du Rouget, qui s’investit dans le milieu rural auvergnat, où il imagine et développe de nouvelles manières de travailler.

Publikationsdatum
18-11-2021
Alexandre Barrère
Architecte, chef de projet bureau Bonnard+Woeffray, chercheur associé à l’École nationale supérieure d’architecture de Clermont-Ferrand (ENSA)

Alexandre Barrère: Quel est l’état du monde rural aujourd’hui en France, quel rôle les architectes ont-ils à y jouer et avec quelles démarches?
Simon Teyssou
: En premier lieu, je dirais que l’on ne peut pas parler de milieux ruraux d’une manière générique. Les ruralités et les situations périurbaines sont multiples et contrastées. Certaines se portent plutôt bien, en particulier dans les aires d’influence des grandes métropoles et des circuits touristiques. D’autres sont dans un état préoccupant, notamment dans les bassins ruraux dits peu attractifs1. Par ailleurs, il paraît nécessaire de distinguer la question de l’habitat de celle des programmes publics.

Le sujet du logement interroge les modèles, le devenir des petites centralités et la nature des opérateurs. Dans la plupart des territoires dans lesquels nous intervenons, ruraux ou périurbains, en retrait des métropoles dynamiques, le coût du foncier est faible, voire très faible, et le capital est quasi inexistant. Le marché de l’immobilier étant détendu, les opérateurs qui interviennent sur le bâti existant sont rares. Trop chers du fait de leurs marges, de leurs processus de conception, de commercialisation et de réalisation, les promoteurs sont inactifs partout où le marché de l’immobilier cesse d’être tendu: dans les villes moyennes et petites et plus généralement dans tous les territoires en crise2. Les seuls acteurs capables de proposer une offre correspondant au niveau de ressources des foyers qui habitent ces territoires sont les constructeurs de maisons individuelles. Le coût du foncier étant négligeable, devenir propriétaire d’une maison reste donc une perspective pour la grande majorité de ces familles. À de rares exceptions près, les architectes sont tout simplement absents de la problématique du logement dans les territoires que je décris.

À l’avenir, deux facteurs vont néanmoins contraindre le marché de la maison individuelle neuve. Dans le but de freiner l’artificialisation des terres agricoles, les politiques nationales vont ­progressivement contraindre les droits à bâtir, en particulier pour les collectivités les plus rurales, celles qui sont les plus éloignées des pôles de vie. Deuxièmement, le nombre de maisons individuelles construites dans les décennies 1960-1980 va exploser sur le marché de l’occasion pour des raisons démographiques évidentes.

Dans ce contexte, quel est l’avenir du bâti traditionnel et plus compact des centres-bourgs, des petites centralités urbaines et des faubourgs?
Il reste très incertain. Après la concurrence de la maison neuve et du foncier peu coûteux, pointe déjà l’alternative de la maison individuelle de seconde main des Trente Glorieuses. Cette dernière restera toujours plus attractive qu’un bien de centre-ville offrant moins d’aménités et parfois même vidé de sa substance. Il ne s’agit pas de décrier le réemploi des maisons individuelles, qui est un progrès, puisqu’il permet de freiner l’artificialisation de nouvelles terres agricoles et d’éviter la consommation de nouvelles ressources pour édifier des maisons neuves. Je veux simplement dire que la politique du «Zéro artificialisation nette (ZAN)» ne résoudra pas le devenir des petites centralités.

C’est la raison pour laquelle de nouveaux processus de conception doivent pouvoir être imaginés dans les petites centralités, pour les rendre désirables. Lorsque les situations sont graves, que la plupart des immeubles sont vacants, voire s’effondrent, il devient vital de rendre leur transformation possible. Pour ces centres-bourgs en piteux état, la question prioritaire ne devrait plus être comment les protéger, mais ­comment les transformer pour mieux les habiter. Une réponse possible est d’inscrire une perspective collective dans le projet, visant davantage à transformer l’espace dans l’intérêt des habitants plutôt que de se limiter aux seuls enjeux de préservation de l’héritage du passé3.

Mais les rénovations et transformations sont souvent coûteuses et complexes. Dans cette optique de redynamisation des centralités rurales ou périurbaines existantes, quels sont les leviers d’action des architectes pour inventer une pratique viable et vertueuse, face aux conditions apparemment difficiles?
Il s’agit de multiplier les projets en creux, des opérations de soustraction pour lesquelles le tissu urbain serait allégé et recomposé. Si l’idée commune que l’on se fait de l’architecture revient à l’action de construire, la qualité d’un projet peut aussi résider dans la déconstruction qu’il opère. Mais pas comme on le pratiquait dans les années 1980, avec des curetages sans projet. Trop de démolitions ont été réalisées pour créer des parkings, lesquels ne créent aucun sentiment d’urbanité. Il s’agit de donner une valeur aux vides qui pourraient prendre la forme de frontages végétalisés4, de jardins, de terrasses, de loggias, d’emplacements qualitatifs pour quelques voitures ou encore d’extensions de l’espace public. La mise en œuvre d’espaces privilégiés sur les toits représente aussi des opportunités de projet. Les terrasses tropéziennes, les miradors espagnols, les altanes vénitiennes, témoignent de l’ingéniosité humaine pour créer des espaces extérieurs aérés, bénéficiant de vues lointaines remarquables, précisément là où les jardins étaient impossibles à trouver. Ces hétérotopies sont une source d’inspiration considérable, d’autant plus dans un contexte caractérisé par un nouveau régime climatique. Nous devons les rendre possibles dans le cadre de projets réfléchis.

Dans une situation critique où les concentrations métropolitaines montrent des limites – celles de la densité démographique, du stress, des pollutions, de la disponibilité et du coût du foncier5 –, d’autres scénarios sont à inventer. Les centres-bourgs des territoires ruraux ou périurbains peuvent devenir des lieux privilégiés pour reconnecter des fonctions productives et résidentielles dans un même espace. Ils offrent des possibilités de déploiement de ce que Magali Talandier appelle les fabriques urbaines d’un genre nouveau6 dans lesquelles les fonctions se nourrissent les unes les autres : produire, s’alimenter, se divertir, socialiser, habiter, décider. Ils offrent enfin un terrain d’expérimentation stimulant pour les architectes, où l’architecture contemporaine a toute sa place.

Ces usages renvoient, à première vue, à des activités et des espaces publics, ou tout au moins collectifs. Quel peut être le rôle des collectivités et des institutions publiques dans des régions où les budgets sont restreints et peu soutenus par les privés?
Les projets portés par les maîtrises d’ouvrage publiques des zones dites détendues profitent pleinement des mécanismes de redistribution de l’argent public. L’économiste Laurent Davezies l’explique très bien dans ses travaux7. Les systèmes de solidarité français font que les collectivités en situation de marges sont encore capables de mener des projets sur leur territoire. Mais le niveau de revenu des territoires ruraux en marge oblige à des formes d’économie inventive pour reprendre l’expression de l’architecte paysagiste Alexandre Chemetoff. Et il devient nécessaire de remettre en question les critères par lesquels nous évaluons une bonne architecture, ou un bon projet. Au-delà des qualités esthétiques, ou de performance technique, et du critère du coût, le service qu’une architecture rend mérite d’être aussi au centre des discussions.

Se pose en revanche la question de l’ingénierie publique, de la capacité des collectivités à formuler des commandes pertinentes au regard des enjeux de leur territoire. Trop souvent, il manque une vision globale qui articule les actions dans le temps long. De nouveaux processus de conception pourraient être imaginés, articulant des pensées multiscalaire et pluridisciplinaire pour qu’elles s’hybrident dans les phases de diagnostic, d’études territoriales et de maîtrise d’œuvre opérationnelle. Il s’agirait d’encourager des projets développant des logiques systémiques. Cela passe, par exemple, par des accords-cadres avec un plan guide et des marchés subséquents pour le déploiement de projets de maîtrise d’œuvre des espaces publics étalés dans le temps.

Qu’apporte la position d’habitant à la pratique de l’architecture dans le milieu rural?
Être habitant du territoire sur lequel on exerce fait que l’on se sent encore plus concerné par son devenir. Mais cela est certainement vrai pour n’importe quel territoire, qu’il soit métropolitain, rural ou périurbain. En revanche, les opportunités de projet ne sont pas les mêmes. L’architecte qui s’installe dans un bourg rural n’est pas soumis au même niveau de concurrence que dans une ville plus importante. C’est pourquoi il a plus de chance de pouvoir œuvrer à la transformation de ce territoire. Il doit alors apprendre à distinguer les missions pour lesquelles il se fait rémunérer de celles qui sont plutôt de l’ordre du conseil gratuit. Il doit être capable de savoir à quel moment il est opportun de dessiner les choses avec précision et à quel moment son rôle se limite à une prestation plus minimale. Sa rémunération ne doit plus être corrélée au montant des travaux, mais au temps passé. C’est la matière grise qui doit être valorisée.

C’est probablement la grande proximité des relations entre architecte et élus qui distingue la pratique en territoire rural. Vous êtes en prise directe avec les décideurs, sans intermédiaires, sans assistant à la maîtrise d’ouvrage, programmiste ou architecte conseil. Il s’agit aussi d’adapter les outils de conception selon les projets pour augmenter les chances de leur mise en œuvre. Il en est de même pour le cadre contractuel qui doit rester simple pour que les choses se réalisent.

L’éloignement des métropoles peut faire émerger d’autres manières de produire l’espace, par exemple un rapport moins abstrait au territoire et à ses ressources. Comment ce rapport peut-il s’exprimer, de la conception jusqu’à la mise en œuvre des projets?

Agir durablement dans un territoire nécessite des rapports concrets avec le milieu d’ancrage, notamment en repérant les ressources mobilisables pour penser et construire un projet: les matières, le soleil, les paysages, les savoir-faire, la culture et l’économie locale, l’histoire des lieux, les particularismes de l’architecture vernaculaire aussi.

À titre d’exemple, le choix du bois, dans la grande majorité de nos projets, fait le récit de l’évolution et de la transformation radicale du paysage auvergnat au cours de la seconde moitié du 20e siècle. Consécutive à l’exode rural, la plantation de résineux dans le bocage abandonné a généré une profonde mutation de ce territoire. En utilisant le bois provenant de la coupe d’éclaircie d’une forêt familiale plantée de résineux au cours des années 1970, nous assumons le fait que notre propre atelier d’architecture soit construit avec une essence – ici le douglas – issue de forêts dont l’exploitation intensive a considérablement modifié l’agriculture, l’identité des paysages et la biodiversité. La démarche engagée prend acte de la transformation des paysages et invite à penser que ces plantations, considérées au départ comme un moyen de remplir les vides d’un territoire en perdition, puis comme néfastes pour leur milieu, puissent aujourd’hui être regardées comme une opportunité pour construire autrement, soutenir une économie locale, exploiter raisonnablement les forêts du territoire et valoriser le bois d’œuvre dans la construction8. Cette attention aux ressources locales et aux circuits courts devrait être un mot d’ordre universel.

Les structures en bois ainsi conçues s’inspirent par ailleurs des charpentes vernaculaires non hiérarchisées. On y travaille de nouvelles fermes constituées de «couples» répétitifs et rapprochés associant des pannes-chevrons, des entraits retroussés et des contrefiches. Ce sont des dispositifs constructifs que nous réintroduisons dans nos projets sous de nouvelles formes et à l’aide de technologies contemporaines.

Mais demain, il s’agira surtout de transformer le patrimoine bâti existant. Que l’on exerce dans les métropoles ou dans les territoires ruraux ou périurbains, du reste! La grande majorité de nos sujets d’architecture consiste à transformer et adapter des bâtiments issus du patrimoine du 20e siècle à de nouveaux usages et avec des performances accrues.

Les circuits courts et les matériaux locaux diminuent l’impact de l’architecture sur son environnement, mais ne transforment pas la nature de cet impact. Que pourrait être, selon vous, une architecture «décroissante» et pourrait-elle dépasser une approche purement technique? En d’autres termes, les architectes peuvent-ils s’émanciper, au moins partiellement, de l’économie de marché dont leurs activités dépendent?
Imaginer le développement de projets sans consommation aucune est illusoire dans la mesure où l’architecture vise à construire ou transformer des bâtiments. Les matériaux seront toujours mobilisés pour enclore un espace ou l’aménager. Une architecture «décroissante» serait une architecture qui, en plus de répondre à toutes les questions habituelles, s’engagerait vers des stratégies de basses technologies en économisant le sol, comme celles qui sont si bien décrites par Philippe Bihouix9. En revanche, pour de nombreux projets d’espace public que nous menons dans des territoires ruraux, l’action se limite souvent à le dépouiller d’un trop plein d’objets ou de végétation qui l’encombrent. La qualité du projet réside alors dans la déconstruction qu’il opère. Cette façon d’agir est éminemment politique dans le sens où elle invite à une économie de matière assez extrême.

Notes

1. Voir Éric Charmes, La revanche des villages. Essai sur la France périurbaine, Paris, Seuil, 2019.

 

2. Voir Jean-Michel Roux, «La densité, une passion corporatiste» dans: Jean-Michel Léger et Béatrice Mariolle (dir.), Densifier, dédensifier, penser les campagnes urbaines, Marseille, Parenthèses, 2018.

 

3. Voir Jean-Pierre Dewarrat; Richard Quincerot ; Marcos Weil et Bernard Woeffray, Paysages ordinaires, de la protection au projet, Sprimont, Mardaga, 2003.

 

4. Cette notion est de Nicolas Soulier, Reconquérir les rues, exemples à travers le monde et pistes d’action, Paris, Ulmer, 2012.

 

5. Voir notamment l’enquête sur l’aspiration à quitter l’Ile de France

 

6. Voir Résilience des métropoles, le renouvellement des modèles, les conférences Popsu, Plateforme d’observation des projets et stratégies urbaines, La Défense, 2019.

7. Voir La crise qui vient, la nouvelle fracture territoriale, Paris, Seuil, 2012

 

8. Voir l’article de Simon Teyssou, «L’atelier du Rouget, retour critique sur une expérience écologique dans le Cantal. Ruralités et métropolisation, à la recherche d’une équité territoriale», Espace Rural Projet Spatial vol. 6, Johanna Sery et Frédéric Saunier (dir.), publications de l’Université de Saint-Etienne, 2016, pp. 214-233.

 

9. Philippe Bihouix, L’Âge des low-tech: Vers une civilisation techniquement soutenable. Seuil, Paris, 2014.

Toutes les images de cet article illustrent des projets de l’Atelier du Rouget.

Architecte dplg et urbaniste, Simon Teyssou fonde l’Atelier du Rouget en 2000 et devient directeur de l’École nationale supérieure d’architecture de Clermont-Ferrand (ENSA) en 2019. Proche des problématiques de son territoire d’ancrage, le Massif Central dans toute sa diversité – des milieux ruraux aux villes moyennes en passant par les zones périurbaines –, il développe une pratique et une pédagogie aux échelles et aux formats ­multiples à travers les mandats publics, les commandes privées et l’enseignement. Ce sont autant d’occasions et d’explorations de processus de projet novateurs pour prendre soin du territoire et questionner le fonctionnement traditionnel de sa discipline.

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