So­la­no Be­ni­tez et Ga­bine­te de Ar­qui­tec­tu­ra, «4 vi­gas»

La visite

Pour cette série, nous avons demandé à des concepteurs et des personnes proches du monde de l’architecture de nous raconter leur première visite d’une œuvre qu’ils jugent remarquable. Nicola Navone, directeur adjoint de l’Archivio del Moderno de l’Académie d’architecture de Mendrisio, a rédigé le second texte du cycle «La visite».

Publikationsdatum
26-10-2021
Nicola Navone
Directeur adjoint de l’Archivio del Moderno et professeur à l’Académie d’architecture de Mendrisio, Université de la Suisse italienne

En août 2008, j’étais au Paraguay pour visiter et documenter, avec le photographe Enrico Cano, les œuvres de Solano Benitez, lauréat de la première édition du Swiss Architectural Award1. Parmi elles figurait la tombe conçue pour son père, inhumé selon ses dernières volontés dans sa maison de campagne à Piribebuy, une petite ville située au sud-est d’Asunción. Sur la planche présentée au jury, les photographies et les dessins étaient accompagnés d’un texte conçu comme un fragment de lettre. Solano Benitez y racontait à un correspondant inconnu la genèse de l’œuvre et ses motivations. Il mêlait avec une suprême élégance les références littéraires (L’invention de Morel d’Adolfo Bioy Casares) et la description limpide de ce qu’il avait voulu réaliser avec ce dispositif composé de «quatre poutres, quatre piliers, quatre miroirs... et une tombe». Ce texte m’avait touché par son extrême précision et par sa puissance évocatrice, et je me suis mis à le considérer comme un élément constitutif de l’ouvrage. Impossible dès lors d’en faire abstraction, même quand arrivé à Piribebuy par une grise journée d’hiver austral et pénétrant dans le jardin touffu, je me suis retrouvé face aux quatre poutres éponymes, en espagnol les «4 vigas».

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Soutenues par un pilier très excentré pour définir deux porte-à-faux d’inégale longueur et introduire une tension dans le carré de neuf mètres de large qu’elles délimitent, les poutres en béton armé révèlent progressivement leur nature double: elles offrent vers l’extérieur une surface rugueuse sur laquelle la patine du temps s’est déposée en quelques années comme sur une ruine, vestige d’époques anciennes, tandis que leur face interne, perceptible dès que l’on franchit le téménos, est intégralement recouverte d’un miroir. S’amincissant sur les bords, sur le côté extérieur, la poutre masque sa propre épaisseur, jusqu’à coïncider avec la surface où se réfléchit, dans un jeu infini de reflets activé par notre regard, l’enchevêtrement d’une végétation luxuriante. Le texte de Solano Benitez fournit une clef d’interprétation du dispositif: «Je suis “là” en face, dans le miroir, à l’extérieur de moi-même, dans une autre dimension, un autre monde qui n’est pas mon monde intérieur, sur un plan d’égalité et de simultanéité avec tout le reste. Le miroir est l’instrument qui nous place dans une relation différente avec nos semblables: avec les personnes chéries que nous avons perdues parce que l’obscénité de la mort nous les a arrachées, ou les amours impossibles parce que nous n’avons jamais eu ni l’espace ni le temps nécessaire pour les vivre.»2

Je me suis demandé si la connaissance de ce fragment n’avait pas orienté ma perception de l’œuvre et après avoir en vain cherché la sépulture de son père, fait comprendre que sa dernière demeure n’était pas la tombe qui renferme la dépouille, mais la surface des quatre miroirs que son fils avait disposés autour. En plus d’offrir une forme adaptée pour exprimer des sentiments si intimes, cette fiction littéraire (un fragment de lettre) reprend le thème de l’absence, de ce qui peut l’apaiser, tout en se fondant parfaitement avec l’œuvre dont elle est issue. Aujourd’hui, j’ai tendance à croire que 4 vigas aurait suscité en moi la même impression profonde que si je n’avais pas lu ce texte et ignoré qu’il s’agissait d’une tombe (et ce parce qu’aucun signe ne la désigne comme un monument funéraire): l’œuvre en soi sollicite notre perception et, avec l’aide fondamentale d’une nature luxuriante, nous oblige à nous arrêter et à la prendre en compte, jusqu’à en perdre la notion du temps. C’est certainement l’une des architectures à laquelle je me sens le plus lié et vers laquelle, souvent, mes pensées se tournent.

 

Notes

 

1. Raconter sa première rencontre avec une œuvre architecturale dont la valeur transcende son propre jugement implique, selon moi, la nécessité de concilier le récit d’une expérience personnelle avec l’analyse de ce qui confère à cette œuvre une signification et une importance dépassant l’expérience. C’est pour cette raison que j’ai choisi la tombe conçue par Solano Benitez pour accueillir la dépouille de son père: pour la grande résonance émotionnelle qu’elle a éveillée en moi lors de ma visite et le désir d’objectiver, dans la mesure du possible, cette résonance. Me replonger dans cet instant me donne l’occasion (j’en suis reconnaissant à Sara Groisman) de reconsidérer des années plus tard une œuvre qui m’a été révélée comme une épiphanie et de m’interroger en dépit de l’espace réduit de cette rubrique sur les raisons qui me l’ont fait (et me la font toujours) apparaître comme telle.

 

2. Solano Benitez, 4 vigas. Frammento di una lettera, dans N. Navone (dir.), BSI Swiss Architectural Award 2008, Mendrisio Academy Press, Mendrisio 2008, p. 58.