Mai­son Van Was­sen­hove de Ju­liaan Lam­pens

Pour cette série, nous avons demandé à des concepteurs et des personnes proches du monde de l’architecture de nous raconter leur première visite d’une œuvre qu’ils jugent remarquable. Paolo Canevascini, architecte et enseignant, est l’auteur du premier texte du cycle que nous avons intitulé «La visite».

Date de publication
28-09-2021
Paolo Canevascini
Architecte et enseignant à l'AAM, membre de la commission concours SIA Tessin

J’ai découvert l’œuvre de Juliaan Lampens il y a quelques années à peine, par conséquent tardivement dans ma formation et de manière plutôt fortuite. Mais le hasard n’en est peut-être pas un: je me trouvais en effet à l’intérieur de la Can Lis de Jørn Utzon, un autre chef-d’œuvre de l’architecture du 20e siècle, que j’ai déjà eu l’occasion d’évoquer, pour des raisons différentes, dans un article sur ce site. Se retrouver à parler d’une maison belge avec un Allemand, à l’intérieur d’une maison espagnole conçue par un Danois, voilà qui peut sembler le début d’une blague, mais qui n’est peut-être que la manifestation d’un fil conducteur secret liant ces chefs-d’œuvre, pourtant très différents par leur situation et la solution architecturale adoptée. Toujours est-il qu’après avoir vu les photos de ce petit bijou d’architecture, l’univers de Juliaan Lampens s’est révélé à moi de manière foudroyante. Est-il besoin de préciser que quelques mois seulement après ce premier choc, j’organisais un voyage sur les traces de cet extraordinaire architecte? Dans l’intervalle, j’avais effectué des recherches d’articles ou d’actualités afin de mieux comprendre son œuvre. J’ai réalisé que mon ignorance était également conditionnée par la quantité très réduite d’informations concernant ce maître flamand de l’architecture, même dans son pays où il a construit la totalité de ses ouvrages. Réservé et solitaire, artisan patient de l’art de bâtir, il a néanmoins su être lapidaire et poétique dans ses rares témoignages écrits comme dans ses magnifiques croquis. Peu enclin à participer au débat public de l’époque, sinon par les œuvres qui lui ont survécu, Juliaan Lampens est mort il y a deux ans dans le silence.

La maison Van Wassenhove est située dans le quartier résidentiel d’une petite localité de Flandre-Orientale. Il serait difficile de la trouver sans connaître sa localisation exacte tant elle est dissimulée par la végétation foisonnante de son jardin. Une courte allée mène de la rue au porche. D’emblée, on distingue la façade sud, d’ordinaire totalement fermée, fidèle reflet de la coupe que l’on découvrira à l’intérieur. En pénétrant dans le hall, le visiteur est immédiatement enveloppé par l’élément domestique du bois: deux grands vantaux coulissants dissimulent un espace fonctionnel à l’entrée. Une porte, également en bois massif, m’introduit dans un vestibule étroit, bas et sombre, où la lumière m’appelle vers l’intérieur; j’aborde les premières marches avec la hâte de celui qui veut tout découvrir, tout de suite.

Me voilà transporté dans un monde à part, et l’impression que je ressens est très forte. En quelques secondes, j’embrasse tout l’espace: du centre de la maison, j’entrevois, en décrivant un tour complet, des indices de chaque élément de l’habitation. Je me laisse envelopper par la lumière qui provient de rares sources. La plus manifeste est celle de la vaste baie vitrée qui offre un tableau horizontal du jardin, dont la largeur coïncide avec l’extension maximale de la maison; il est cependant suffisamment bas pour donner au visiteur l’impression d’être plongé dans un espace de verdure infini et faire disparaître le village. Les autres sources viennent d’en haut: la première est un puits de lumière circulaire entre la table de repas et le petit bureau de travail, la seconde une grande découpe située à l’ouest, au-dessus des espaces plus intimes de la maison. En plus de diriger habilement la lumière dans chaque recoin, le toit en cascade invite à monter à l’étage avant même d’appréhender l’espace jour (je me rends compte qu’il est réducteur de parler de subdivisions fonctionnelles dans une maison d’une telle fluidité). J’emprunte donc l’escalier qui m’amène à l’enceinte carrée protégeant la niche formée par le bureau. Le choix de la découpe en diagonale pour élargir la surface de travail du meuble m’évoque une maison-atelier, jamais réalisée, d’un autre architecte que Juliaan Lampens a certainement apprécié: Le Corbusier. Je m’assieds au bureau et contemple l’espace séjour depuis le haut. La présence du jardin se fait ici plus discrète encore. L’envie de poursuivre me pousse à gravir la marche. Je pénètre d’abord dans la salle de bain, protégée par deux cloisons qui ne se touchent pas et ne ferment pas la pièce. Je poursuis mon chemin et dépasse l’unique mur porteur intérieur qui supporte la toiture et protège le dernier espace, celui dédié au repos. Un cylindre en bois contient le lit qui, une fois la petite porte intégrée dans le cercle fermée, restitue seulement la lumière et l’atmosphère ressenties jusqu’ici. Entre le cercle et les murs qui l’entourent, des surfaces propices au sommeil se créent. La continuité avec l’espace séjour situé en dessous est ainsi rétablie. Avant ma visite, j’avais vu des photos de la maison habitée par son propriétaire, un enseignant hommes de lettres et solitaire, qui s’est fait bâtir un logement sur mesure. La distinction entre les fonctions que je viens d’énumérer disparaissait grâce aux livres, aux objets et aux œuvres d’art disposés en continu sur chaque surface horizontale. Je descends dans la salle de séjour dont je peux finalement profiter et me retourne pour regarder les espaces que je viens de traverser. Pour clore la visite, l’espace de convivialité: une grande table ancrée à la construction, qui déborde sur le séjour et semble soutenir le coin bureau (ou le contraire) et introduit à la cuisine, sculptée dans le béton des murs périphériques et complétée par des éléments en bois. Le moment est venu de sortir. Je n’ai aucune peine à reconnaître le chemin. L’absence de vantaux caractérisant la vaste baie vitrée est interrompue par le cadre important de l’unique porte qui me mène à la terrasse. Le mouvement du toit qui, à cet endroit, se relève d’un coup de reins me fait découvrir l’étendue du jardin. Même s’il ne pleuvait pas ce jour-là, ma mémoire a gardé le souvenir trompeur de l’eau qui crépite sur toute la couverture et se déverse par une descente dans un bassin collecteur circulaire. Le jardin tout autour forme une toile de fond, sauvage et protectrice, pour cette maison hors du temps.

Dans ses dimensions minuscules, la maison Van Wassenhove contient tout l’univers de l’architecture. On décèle une extrême habileté à associer un plan libre et essentiel à une section articulée et complexe, vers le sol comme vers le ciel. La discontinuité de hauteur du plan d’appui est une lecture respectueuse de la morphologie du terrain, qui engendre la configuration spatiale entière de la maison, ainsi que le décrivent avec précision les quelques lignes de l’architecte commentant son œuvre: «Le rythme du toit en pente est produit par le relief du sol qui présente une différence de 1,20 m par rapport au niveau de la rue»1. La combinaison de ces deux composantes – plan et section – crée un lieu où chaque activité a un objectif bien défini et où, dans le même temps, la relation entre les parties est totale et varie fortement selon le point où l’on se trouve. L’articulation entre les espaces est gérée par des formes géométriques pures – le carré, le cercle, et en particulier en coupe, le triangle –, qui s’appliquent ici de différentes manières. L’atmosphère est renforcée par le choix de trois matériaux: la lumière, le bois et le béton brut. Ces deux derniers se chargent de diffuser la lumière dans chaque renfoncement de la maison, de manière mesurée par rapport à la trajectoire du soleil. On pourrait citer un quatrième matériau, le verre, mais Juliaan Lampens le fait habilement disparaître en l’enchâssant dans les autres. La réduction des détails par la création de solutions uniques est l’un des autres grands talents de l’architecte belge: le panneau vitré qui s’encastre dans le béton, l’ampoule banale insérée dans l’épaisseur du plafond et placée librement pour créer un ciel artificiel étoilé, le pli de la paroi permettant d’accueillir des éléments techniques comme la hotte d’une cuisine, et bien d’autres encore. Son intelligence inventive réside également dans le processus qui a conduit à la forme: une réponse déguisée satisfaisant à l’exigence d’un toit non plane, comme le requièrent les règles de construction du secteur.

Une œuvre d’architecture totale, précise et captivante, où il était prévu que je revienne durant quelques jours avec des étudiants, il y a un peu plus d’un an. Mais la pandémie qui a tout arrêté a également mis en suspens ce projet. De tout cela, la maison n’a rien perçu, et je sais qu’elle nous accueillera de nouveau un jour.

Paolo Canevascini, 19 mai 2021

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