Coopé­ra­ti­ves d’ha­bi­tants : le sens de la par­ti­ci­pa­ti­on

L’histoire récente des coopératives d’habitants1, devenues en l’espace d’une vingtaine d’années des acteurs marquants du paysage de l’immobilier, témoigne de l’apport de citoyens engagés à la mutation des réflexions sur l’habitat. Alors que les coopérateurs de la première heure revendiquaient leur « droit à la ville », comment se décline la participation dans les projets contemporains, devenus des modèles recherchés ? Enquête dans trois projets coopératifs récemment réalisés.

Publikationsdatum
15-06-2021

La « participation » reste un processus mystérieux et parfois suspect tant sa plus-value pour les projets est complexe à évaluer. L’apport des habitants, leur expertise d’usagers, font souvent débat : que savent-ils que l’architecte ne sait déjà ? Sur quoi les solliciter, à quel moment et selon quelles modalités ? Quelle est la légitimité d’un groupe ?

L’expérience des coopératives d’habitants, de ce point de vue, est éclairante. La participation y a pris depuis vingt ans de multiples formes, selon les projets et les familles de coopératives. Les pionniers du renouveau du mouvement, des citoyens engagés qui se sont retrouvés autour de valeurs partagées – Kraftwerk à Zurich2, Équilibre à Genève, etc. – ont réalisé leurs utopies en traduisant spatialement leurs idéaux sociaux et écologiques dans des lieux de vie à leur image. Ils ont aussi imaginé des espaces et des temps de dialogue, des processus, des cadres pour collaborer.

Dans leur sillage, de nombreuses coopératives se sont créées, qui forment aujourd’hui une constellation hétéroclite. Certaines continuent de faire vivre l’esprit utopique des débuts, d’autres fonctionnent selon des modes de participation plus classiques. Le succès des coopératives dans un contexte de pénurie chronique de logements bon marché en Suisse et le saut d’échelle récent des opérations requestionnent à la fois l’engagement des coopérateurs (plus opportunistes, plus consommateurs) et les modalités de leur participation. Du co-projet à l’information, les degrés d’implication des habitants varient énormément.

Soubeyran ou « la participation totale »

L’immeuble Soubeyran à Genève (38 logements, commerces et bureaux, livré fin 2016, deux coopératives : Équilibre et Luciole, une « primo »3) est le fruit d’un travail collaboratif intense et de longue haleine dans lequel le groupe de futurs habitants a choisi de s’impliquer à tous les stades du projet : définition d’un programme commun aux deux coopératives, sélection d’un bureau d’architecture sur audition (atba Genève), développement du projet et participation au chantier avec le collectif CArPE. Sur un mode très « horizontal », les décisions sont prises collégialement au cours de réunions qui se tiennent tous les dix jours depuis le début du projet, en 2012, sans que les coopérateurs aient souhaité désigner de comité représentatif. Lors de l’élaboration du projet, ils ont été accompagnés par un représentant du maître d’ouvrage (RMO)4, salarié par la coopérative Équilibre, présent à toutes les réunions. Ce « tiers-garant » joue le rôle d’intermédiaire entre le groupe d’habitants et le conseil d’administration de la coopérative, l’architecte, la banque qui finance le projet et l’État de Genève.

Soubeyran est un exemple de ce que Stéphane Fuchs, associé d’atba, appelle la « participation totale, ou le co-projet, c’est-à-dire quand on commence sur une page blanche avec un groupe d’habitants ». Avec plus d’une dizaine de coopératives construites ou en cours à son actif, il a développé une démarche qui laisse aux coopérateurs le champ libre pour exprimer leurs envies : il leur fait d’abord visiter d’autres coopératives en Suisse, présente des exemples de typologies et leur demande ensuite d’établir le programme, sans se censurer. Même si, d’expérience, il peut dire quelles sont les solutions qui marchent, il se refuse à les imposer. Il propose des choix, dont les avantages et les inconvénients sont expliqués pour que les habitants décident en connaissance de cause. C’est aussi pour lui la garantie d’une meilleure appropriation du bâtiment. « Si on impose des matériaux ou des systèmes biologiques comme les WC à lombricompost, qui peuvent être fragiles, ou avec des défauts, les habitants ne vont pas se les approprier comme il le faudrait. »

Une fois le programme établi, le projet se développe de manière itérative et transparente avec le groupe et le RMO. Sur la base des principes définis par les habitants – le droit au soleil pour tous, le lombricompost, un nombre d’ascenseurs limité ou l’isolation paille –, les architectes font des propositions spatiales, qui sont débattues avec le groupe. C’est ainsi qu’atba a par exemple revu sa copie après discussion avec les habitants sur des duplex façon Unité d’habitation de Le Corbusier, desservis par une rue intérieure. Cette dernière a tout de même été aménagée au 3e étage mais les habitants ont préféré des appartements traversants et mono-orientés, afin de faciliter l’accès des personnes à mobilité réduite.

Les demandes des habitants, jusqu’aux plus surprenantes, sont étudiées et chiffrées : c’est ainsi qu’une hauteur sous plafond de 2,70 m dans les logements, proposée par un habitant, a été validée par le groupe après mise en balance avec d’autres éléments de projet (un garage à vélo souterrain en a fait les frais). Stéphane Fuchs admet consacrer du temps et de l’énergie dans ces processus de dialogue, mais y trouve des satisfactions qui justifient cet engagement personnel : « L’architecte accepte de ne pas être seulement le maître de son projet, il l’élabore avec les habitants. Cette ouverture amène des possibilités inattendues, qui nous rouvrent l’esprit, alors que nous sommes parfois trop formatés. »

Plaines-du-Loup : « le projet à livre ouvert »

Laurent Guidetti, du bureau Tribu architecture, architecte du premier projet de la coopérative d’habitants Le Bled aux Plaines-du-Loup à Lausanne (77 logements, en location et en PPE, bureaux et commerces, en cours)5, croit plus à la qualité du dialogue itératif qu’à l’expertise habitante. « Au fond de moi, je pense que la qualité d’un projet ne vient pas des habitants mais du bureau d’architectes. En réalité, les principes sont connus dès le départ, parce que ce sont des métaprincipes – diversité, mixité sociale et fonctionnelle, proximité – qu’on vient vérifier auprès des habitants. Leur apport au projet, c’est l’un des grands mythes des coopératives, un récit qu’on veut se raconter. Mais ce n’est pas grave. Ça ne veut pas dire qu’il ne faut pas discuter, expliquer. C’est le projet à livre ouvert : on partage toutes nos théories, toutes nos réflexions, toutes nos questions avec les coopérateurs, ce qui permet d’instaurer un rapport de confiance, de dialogue, d’amitié et de respect mutuel fondamental ».

Aux Plaines-du-Loup, le projet n’a pas fait l’objet d’un concours, qui aurait figé d’emblée le dessin ; il a été élaboré très en amont avec les habitants. Selon un principe de réalité (« présenter les choses telles qu’elles sont »), Le Bled et Tribu ont commencé par poser le cadre du dialogue, un préalable pour Guidetti. En exposant la complexité du processus de projet et les contraintes administratives, réglementaires, financières, urbanistiques dans lequel il s’inscrit, le groupe comprend où se situent les marges de manœuvre et quels sont les choix qui ne lui appartiennent pas.

Dans les limites de ce cadre connu et partagé par tous, la discussion s’est engagée, d’abord sur les typologies : « Les habitants sont spécialistes des modes de vie, et nous des typologies, explique Guidetti. Entre les deux, il y a une traduction dans l’espace sur laquelle on tombe d’accord », puis sur la taille des logements, qui permet de dimensionner le projet. Mais également sur des questions de mécanisme financier, comme la clé de répartition qui fixe le prix du m2, différent selon que l’on habite au premier ou au dernier étage. « On doit poser les bonnes questions aux futurs habitants. On sait leur apporter des réponses et ils savent très bien choisir les plus pertinentes. Ça peut changer le projet. »

Aux Vergers, la force du programme

En 2012, la commune de Meyrin a attribué à la coopérative Équilibre un droit de superficie dans l’écoquartier des Vergers pour trois bâtiments (70 logements, activités, livrés en été 2018). Un petit groupe d’habitants a élaboré le programme, un cahier des charges très précis et très complet. Onze bureaux ont été auditionnés et cinq retenus pour participer à un mandat d’étude parallèle. Les bureaux BLSA architectes et Liengme Mechkat architectes (associés pour l’occasion, lauréats) ont su répondre de la manière la plus complète à ce cahier des charges. Daniela Liengme et Laura Mechkat précisent que « le projet n’a pratiquement plus bougé entre le concours et la réalisation. Il était déjà là, parce que le programme était très fort, issu de la participation antérieure organisée par Équilibre. »

Pour autant, la participation s’est poursuivie tout au long du projet. Les futurs habitants ont ainsi été associés à des choix liés à l’usage, à l’esthétique ou à la recherche d’économies. Les architectes avaient par exemple proposé de supprimer un grand balcon continu qui séparait les espaces d’activités des logements pour équilibrer le plan financier, ce que les habitants ont refusé. « Nous leur sommes encore reconnaissantes de ne pas avoir cédé sur ce point », témoignent Daniela Liengme et Laura Mechkat. Ils ont aussi participé physiquement sur le chantier en prêtant main forte au montage des cuisines.

Par ailleurs, le plan proposé par les architectes au stade du concours était très flexible (porteurs autour de l’escalier et en façade, position judicieuse des noyaux sanitaires). Les cloisons étaient donc interchangeables, ce qui a permis de modifier en cours de projet les typologies des appartements en fonction de la demande des habitants, qui ont souhaité plus de six pièces que prévu.

De l’impact des procédures sur le projet

On le voit, il n’y a pas de règle ou de processus-type pour concevoir un projet à plusieurs mains. Chaque coopérative et chaque groupe d’habitants, en fonction de son identité, de ses aspirations, invente sa propre démarche. Les procédures de sélection des concepteurs sont elles-mêmes très variables et influencent fortement le processus et le projet lui-même, selon que l’architecte intervient très en amont ou à l’issue d’un concours. Y a-t-il une procédure plus adaptée qu’une autre pour les projets de coopératives, qui favoriserait un dialogue ouvert, permettrait à la fois de retenir une solution conforme aux attentes, mais aussi une personnalité qui saura travailler avec souplesse et attention, dans ce cadre particulier, avec ce groupe d’habitants ?

Pour Stéphane Fuchs, « avec le concours, on perd une phase avec les habitants (celle de la discussion libre autour du programme), avec le risque d’une appropriation moindre ». Le temps du projet est également trop rapide : « Trois mois pour un concours alors qu’on prend une année de réflexion avec un groupe entre le début du projet et le dépôt du permis. » Enfin, les jurys ne comprennent pas toujours les risques pris par les architectes sur certains projets, alors que ceux-ci pourraient être acceptés par les habitants s’ils étaient expliqués et discutés. La meilleure solution, pour lui, reste la sélection sur dossier avec une note d’intentions sur la parcelle, sans dessiner.

Laurent Guidetti estime quant à lui que « le concours peut générer des projets très entendus, dans l’air du temps, sans réflexion sur le programme lui-même. Et ça n’est pas comme ça qu’on répondra aux enjeux de demain. La coopérative d’habitants est le lieu idéal pour réinventer les procédures, en imaginant des démarches complémentaires au concours ouvert ou aux MEP. » Il suggère une piste : le concours « participatif », à l’image de celui lancé par les coopératives Codha et Voisinage pour 200 logements aux Vergers, à Meyrin, avec un dialogue intermédiaire très cadré entre le jury, les concurrents et les habitants. « Ce dialogue a probablement changé notre appréciation du jugement final : l’équipe de Bellmann Architectes (Montreux) l’a remporté avec un projet étonnant, pas forcément le plus beau selon les standards esthétiques contemporains, parce qu’il était plus dans l’esprit de la coopérative. »

Au-delà des procédures, les jurys pourraient eux aussi se renouveler : lors des MEP de Presinge6, Olivier Krumm, RMO pour Équilibre, a proposé d’inviter le philosophe Thierry Paquot ainsi que l’architecte et urbaniste Nicolas Soulier, deux regards extérieurs au milieu genevois, ainsi qu’Anita Frei, présidente de l’association ÉcoQuartiers-Genève, dans un jury où « peu de gens étaient engagés sur les questions écologiques et coopératives ». Un jeune bureau qui a su convaincre l’a emporté.

Style participatif ?

Le renouvellement des procédures et des jurys pourrait-il aussi ouvrir le champ à de nouvelles esthétiques ? En donnant la primauté au programme, à l’usage, à l’écologie, les coopératives autoriseraient-elles paradoxalement une forme de liberté architecturale, les architectes se délestant de certains canons esthétiques auxquels ils s’obligent parfois à se conformer pour gagner des concours ? Stéphane Fuchs confirme : « Notre projet pour Soubeyran n’aurait jamais été retenu dans le cadre d’un concours parce qu’il ne rentre pas dans les standards. » Pourtant sa façade sud, avec son pli dans l’axe, ses proportions et les couleurs inspirées de l’Unité d’habitation pourrait très bien s’inscrire dans la tendance contemporaine.

Les coopératives génèrent aussi leur propre style, une esthétique de l’usage à la Vauban (Fribourg-en-Brisgau) : exposition de l’habitant, mise en scène des usages intimes et collectifs. Les façades profondes accueillant balcons, coursives, surfaces collectives appropriables, offrent depuis la rue une coupe sur la vie heureuse et bariolée, à la manière de la couverture de l’édition de poche de La vie mode d’emploi de Perec. Aux Vergers, les bureaux Liengme Mechkat et BLSA, qui construisaient en même temps deux opérations, l’une pour Équilibre, l’autre pour la fondation du Nouveau Meyrin, ont conçu pour la coopérative « une façade beaucoup plus appropriable par les habitants, avec de grands balcons transparents qui donnent à voir la vie, sur lesquels on peut laisser grimper la végétation » et pour la fondation, à l’inverse, des allèges pleines, pour ne pas la voir au contraire.

Avec la croissance du nombre d’opérations et leur insertion dans des projets d’aménagement municipaux d’envergure comme les Plaines-du-Loup à Lausanne ou les Vergers à Meyrin, il y aura sans doute une tendance à l’indifférenciation. Mehr als Wohnen à Zurich ressemble à n’importe quel nouveau quartier d’habitation (de qualité !). Comme le bois (apparent), la coopérative n’a plus forcément besoin de s’afficher pour exister. Prendre des risques, inventer : ce que la culture du bâti doit aux coopératives et à la « participation »

On dispose aujourd’hui d’un corpus de références de projets coopératifs qui ont fait leurs preuves. En matière de programme, la première opération de Kraftwerk à la Hardturmstrasse de Zurich a mis en œuvre à peu près tout ce qui se fait aujourd’hui en Suisse : les salles communes, les cuisines partagées, les clusters, les chambres d’amis. Ces éléments ont depuis été repris, développés, consolidés dans d’autres opérations jusqu’à devenir des programmes « réflexes ». Même chose en matière d’écologie : « Équilibre a fait au début des choix qui sont en train de devenir mainstream : Minergie-P-Eco, un nombre très réduit de voitures, des WC à compost, l’usage de matériaux écologiques…, rappelle Benoît Molineaux, co-fondateur de la coopérative. Aujourd’hui, d’autres maîtres d’ouvrage proposent la même chose ou mieux et c’est une excellente nouvelle. Pour Équilibre, ça nous motive pour aller encore plus loin dans ces choix. »

Pour Stéphane Fuchs, « les coopératives ont permis de faire de grandes avancées parce que les coopérateurs prennent des risques – comme les toilettes à lompricompost de Soubeyran, qui sont une demande des habitants –, ce que ne ferait pas un promoteur standard. » Les désirs exprimés par les habitants, encouragés et validés par des coopératives engagées, soutenus par les communes, poussent les architectes à expérimenter. Olivier Krumm revendique « le droit de jouer, de faire le pirate en explorant des alternatives au cadre légal. Le détournement joyeux de la règle à la manière de Patrick Bouchain », pour faire évoluer un milieu qu’il juge sclérosé : les professionnels manquent d’enthousiasme, sont figés dans la réalité, la réglementation, les contraintes financières.

En prenant ces risques, et en démontrant la faisabilité des solutions mises en œuvre, les coopératives ont contribué à faire évoluer rapidement certaines normes et pratiques. Les fondations, les promoteurs privés reprennent aujourd’hui à leur compte ces expérimentations et s’alignent sur le niveau posé par les coopératives tandis que les communes recherchent leur savoir-faire. Si l’on peut toujours suspecter derrière cet intérêt une part de green et social washing, de fait, les coopératives d’habitants, en imaginant d’autres manières de vivre ensemble, sur un modèle économique non spéculatif, ont relancé la réflexion sur les typologies, les programmes, la mixité fonctionnelle des bâtiments, la construction écologique.

Cet article a été publié dans Traces 6/2021 « Participation ».

Notes

1 On distingue les coopératives d’habitants, nées au début des années 2000, des coopératives d’habitation du début du 20e siècle. Les premières, qui trouvent pour certaines leurs origines dans les mouvements squat, revendiquent l’engagement de leurs coopérateurs dans l’élaboration du projet puis dans sa gestion, sur la base de valeurs partagées.

 

2 Les trois activistes fondateurs de Kraftwerk, Hans Widmer dit P.M., écrivain et philosophe, Andreas Hofer, architecte et Martin Blum, artiste, sont issus du mouvement squat à Zurich.

 

3 Une coopérative qui construit pour la première fois et qui est portée par ses futurs habitants.

 

4 Pour ce projet, Christophe Brunet, qui a été rejoint en cours de projet par un futur habitant, Olivier Krumm, lui-même architecte.

 

5 Le Bled a été créé en 2015 pour répondre au premier appel d’offres investisseurs lancé par la Ville de Lausanne dans le nouveau quartier des Plaines-du-Loup (lauréat de la pièce urbaine E du premier PPA).

 

6 Voir « De l’unité d’habitation villageoise à l’unité d’habitation voisinage », Yony Santos, espazium.ch, 10 avril 2017.

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