G124 - la po­li­tique au­tre­ment

Renzo Piano architecte et Sénateur

Dans ce texte personnel que l'architecte gênois nous a autorisé de diffuser sur espazium.ch, Renzo Piano revient sur la genèse du projet G124. Financé par son mandat de Sénateur, G124 est une opération au long cours de revitalisation de certaines banlieues italiennes.

Publikationsdatum
05-08-2020

Lorsque le président Giorgio Napolitano m’a nommé sénateur à vie, je n’ai pas fermé l’œil de la nuit durant une semaine. Je me suis demandé ce que moi, architecte qui ne suit la politique que dans les journaux, je pouvais faire d’utile pour le pays. Un très beau pays, mais un pays fragile. Mes nuits ont été tourmentées, mais à la fin, une petite lueur est apparue: la seule vraie contribution que je puisse apporter est de continuer à faire mon métier également au Sénat et de le mettre à disposition de la collectivité. Je me suis souvenu d’une scène du film Le facteur, avec Massimo Troisi, où le personnage de Pablo Neruda explique qu’il est poète et qu’il s’exprime avec son langage de poète. Je suis, moi, un géomètre génois qui parcourt le monde et bâtit en usant du langage qu’il connaît, celui de l’architecture. Voilà ce que je peux faire.

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Je me suis dit qu’être architecte était un métier politique. Après tout, le mot «politique» est dérivé de pólis, la cité. Ce que j’allais entreprendre serait donc un projet de longue haleine, comme l’impose la charge d’un sénateur à vie. Mais quel projet?
Le serment des administrateurs aux Athéniens, étudié au lycée, m’est revenu en mémoire: «Je promets de vous restituer Athènes dans un meilleur état que vous me l’avez confiée.» Pour toutes ces raisons, j’ai pensé travailler sur la transformation de la ville, sur sa partie plus fragile qu’est la banlieue, où vit la très grande majorité de la population urbaine. Je crois que le projet majeur de notre pays est celui des périphéries: la ville du futur, celle qui sera, celle que nous laisserons en héritage à nos enfants. Les franges urbaines sont pétries d’humanité, elles regorgent d’énergie et sont habitées par des jeunes emplis d’espoirs et qui aspirent au changement. On leur associe cependant toujours des adjectifs péjoratifs. En faire des lieux heureux et féconds, voilà le projet que j’ai en tête. C’est le défi urbanistique des dix prochaines décennies: les périphéries deviendront-elles ou non partie intégrante de la ville? Réussirons-nous ou non à les rendre urbaines, c’est-à-dire également civiles? Au contraire de nos centres historiques, déjà protégés et sauvegardés, les périphéries incarnent la beauté qui n’existe pas encore.
Du reste, la banlieue fait depuis toujours partie de ma vie. Je suis né et ai grandi à Pegli, dans la périphérie ouest de Gênes, sur la côte du Ponant, à proximité des chantiers navals et des aciéries.

Je crois que le projet majeur de notre pays est celui des périphéries: la ville du futur, celle qui sera, celle que nous laisserons en héritage à nos enfants. Les franges urbaines sont pétries d’humanité, elles regorgent d’énergie et sont habitées par des jeunes emplis d’espoirs et qui aspirent au changement

En 1968, alors étudiant à l’École polytechnique de Milan, je vivais à Lambrate et j’allais exclusivement en banlieue pour faire de la politique et aussi écouter du jazz au Capolinea, au bout des Navigli, comme son nom l’indique1.
Aujourd’hui, mes projets les plus importants sont la requalification des franges urbaines, de la Columbia University, à Harlem au nouveau palais de justice situé aux portes de Paris, en passant par le pôle hospitalier de Sesto San Giovanni, qui s’élèvera à l’endroit où se trouvaient autrefois les aciéries Falck. Des sites que les Anglo-Saxons appellent «brownfield», autrement dit des zones industrielles en déshérence.
C’est un point important de notre projet de reprisage. Aujourd’hui, la croissance des villes doit être «implosive» et non explosive: nous devons réparer les sites désaffectés des anciennes usines, des voies ferrées et des casernes, ce n’est pas l’espace qui manque. Nous devons accentuer l’intensification urbaine, bâtir sur le bâti, soigner les plaies béantes. Il n’est certes pas utile de construire de nouvelles périphéries qui viendraient s’ajouter à celles qui existent: celles-ci doivent se transformer en villes, mais sans faire tache d’huile, être recousues et fertilisées par des structures publiques. Il est nécessaire de mettre un frein à ce type de croissance. Nous ne pouvons plus nous permettre de créer des banlieues lointaines supplémentaires. Les raisons en sont également économiques. Faire venir les transports en commun, réaliser des réseaux d’assainissement, ouvrir de nouvelles écoles, voire collecter les ordures toujours plus loin du centre n’est plus défendable. C’est la raison pour laquelle j’ai, avec mon traitement de parlementaire, mis à l’ouvrage six jeunes architectes qui se sont occupés l’année dernière de rendre plus vivables certaines franges urbaines à Rome, Turin et Catane. L’année prochaine, d’autres viendront prendre le relais et poursuivre la tâche.
J’aime parler de jeunes, parce que ce sont eux, et non moi, le moteur de ce vaste ouvrage de remaillage, et ce sont eux le cœur mon projet. Les périphéries et les jeunes sont mes étoiles du Berger dans cette aventure de sénateur, mais pas uniquement. J’aime également ce concept d’atelier qui a une origine noble et ancienne, une sorte d’école de la pratique. Dans ce cas précis, il s’agit de créer pour notre pays. Parce que nos jeunes doivent aussi comprendre la chance qu’ils ont d’être nés en Italie. Nous sommes les héritiers d’une histoire unique sur toute la planète, nous sommes des nains sur les épaules de ce géant qu’est notre culture.

Au sein du G124, nous avons accompli quelque chose: de petites interventions de reprisage qui peuvent amorcer une régénération au travers de métiers inconnus, de micro-entreprises, de start-up, de chantiers légers et diffus, permettant ainsi la création de nouveaux emplois. Il s’agit de petites étincelles qui cependant stimulent l’orgueil de ceux qui y vivent. Comme l’écrivait Italo Calvino, il existe «des fragments de villes heureux qui prennent forme sans cesse et s’évanouissent, cachés dans les villes malheureuses.» Ces fragments sont à découvrir et à mettre en valeur. Il faut de l’amour, même sous forme de colère, une identité, et l’orgueil d’être la périphérie.

1 Le nom du club de jazz « Capolinea » signifie terminus en italien. Le Capolinea était situé via Ludovico il Moro 119, près du terminus du tram n° 19.

Extrait de PERIFERIE 1 Diario del rammendo delle nostre città, également disponible sur le site du projet. Traduit de l'italien par Hélène Cheminal

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