Du dia­mant brut: la nou­vel­le élé­men­ta­ri­té des si­los d’Er­len­matt

À Bâle, un bâtiment à silos de 1912, témoignant de l’un des premiers usages du béton armé dans l’industrie, a été réhabilité pour accueillir une structure de restauration et d’hôtellerie. Il s’inscrit dans le nouveau quartier d’Erlenmatt Ost. Le projet, conçu par le studio Harry Gugger et dont la réalisation a été achevée début 2020, révèle le bâtiment sous un jour nouveau tout en conservant les lignes de force qui le caractérisaient à l’origine.

Publikationsdatum
13-04-2020
Nicolas Bassand
architecte EPFL, docteur ès sciences et chargé de cours hepia / HES- SO

Au début du 20e siècle, Bâle était l’une des villes les plus industrialisées de Suisse. C’est dans ce contexte que fut achevé en 1912 un bâtiment à silos de taille mesurée (environ 50 m de long pour 20 de large), conçu pour le stockage des aliments ayant déjà transité par la mer et les grands ports du nord de l’Europe (notamment des céréales et des graines de cacao). Il a été construit à proximité de la gare allemande Badischer Bahnhof, sur un site actuellement en pleine mutation qui a pris le nom d’«Erlenmatt Ost»1.
L’entrepôt conserve, aujourd’hui encore, les lignes de force de son ancienne fonction de stockage à la verticale. Sur ses longues façades, les dix travées, divisées par des pilastres semi-engagés qui s’élancent sur trois étages, laissent entrevoir son usage d’origine. De fait, quatre silos s’alignaient derrière chaque travée, soit au total 40 silos de surface carrée qui occupaient l’entier de ce bâtiment2.
Pour la Suisse, cet entrepôt, l’une des premières constructions industrielles en béton armé, constitue un témoignage architectural important. Mais vu de l’extérieur, les pilastres et les surfaces pleines évoquent une architecture classique conventionnelle. L’architecte, Rudolf Sandreuter, ne semble pas avoir cherché à exalter l’expression de la structure en béton dans une monumentalité particulièrement démonstrative. Peu soucieux de s’inscrire dans l’avant-garde européenne, il avait jusque-là surtout conçu des bâtiments bourgeois de style gothique tardif ou Heimatstil3. Il semble également que son approche de cette structure en béton «trahisse» une expérience bien plus importante dans les structures en bois. Sous toiture, on retrouve effectivement des profils de béton galbés d’une indéniable élégance, qui imitent ceux du bois de charpente, tels qu’ils étaient mis en œuvre à l’époque.
Sensiblement différent, le rez-de-­chaussée délivre pour sa part un paysage intérieur de béton brut particulièrement captivant, même s’il résulte peut-être plus d’un pragmatisme industriel que d’un dogmatisme architectural. Son plafond est quadrillé par les embouchures des silos, qui sont disposés sous les pointes tronquées en forme de pyramides renversées, servant d’entonnoir en béton pour l’écoulement de la marchandise stockée aux étages supérieurs (fig. ci-­dessus). Prises entre quatre piliers de section carrée, à plus de deux mètres de hauteur, ces embouchures servaient précisément de robinets pour déverser la marchandise dans des sacs. Dans l’étendue ouverte de cet étage, ce paysage inversé couvert de 40 pyramides évoque autant une plaine imaginaire de l’Égypte ancienne qu’une façade improbable du Palais des Diamants4. Bien entendu, ce lieu n’était pas destiné à la contemplation de son architecture mais devait surtout être le théâtre d’un travail de manutention physique et intense. Sa fonctionnalité a de toute évidence conduit à cette élémentarité des formes géométriques (carrés des piliers, rectangle des pilastres, pyramides inversées aux extrémités des silos) qui caractérise encore fortement aujourd’hui cet ancien entrepôt.

La Fondation Habitat et le concours

Alors que l’entrepôt ne jouit pas de la protection maximale du patrimoine bâti bâlois, la Fondation Habitat, devenue propriétaire en 2010, semble avoir toujours eu l’intention de maintenir de façon substantielle son identité architecturale5. En 2015, elle a lancé deux concours, pour trouver un investisseur intéressant, puis le projet architectural approprié à ce projet. Le premier est remporté par l’association «Verein für Kosmopolitisches» (fondée pour l’occasion) chargée de formuler et de gérer les futures activités. La programmation envisagée avec le projet «tohuwabohu» comportait une «maison cosmopolite» matérialisée dans un espace de 200 m2 au rez-de-chaussée de l’entrepôt, ouvert à tout un chacun. Il devait être propice à des rencontres et des échanges d’idées, qui dépassent un entre-soi convenu, pour ouvrir un terrain de réflexion élargi sur le monde.
Le concours d’architecture a été remporté par l’équipe composée de Studio Harry Gugger, Schnetzer Puskas et Waldhauser & Hermann, qui ont démontré la possibilité de le conserver en l’état autant que possible6. De toute évidence, c’est surtout le réalisme du projet architectural qui a convaincu car il allait dans le sens d’une intervention relativement réduite – pratiquement aucune soustraction à la substance bâtie – tout en dégageant une surface de plancher conséquente. Pourtant, dans la phase de développement de la programmation, la dimension utopique du projet d’origine des investisseurs «tohuwabohu», qui comportait un certain nombre d’inconnues, n’a finalement pas été validée et a même contraint l’association «Verein für Kosmopolitisches» à abandonner le projet. Elle a été remplacée par une autre association, la «Verein Talent», constituée de différents hôteliers-restaurateurs bien connus du milieu bâlois et qui offre un encadrement post-apprentissage. Un restaurant, des espaces de travail et des bureaux sont alors prévus au rez-de-chaussée, ainsi que des chambres aux étages, à des prix très accessibles.

Changements programmatiques, changements formels

On prend ici la mesure du changement programmatique de cet ancien entrepôt d’aliments, qui passe d’activités de grossistes à des activités sur mesure. En d’autres termes, on passe d’un labeur d’ouvrier au sein du monde introverti de ces silos opaques, sans grandes ouvertures sur l’extérieur (pour des raisons de conservation des aliments, entre autres), au domaine de l’hôtellerie et de la restauration qui nécessite beaucoup plus de lumière naturelle et un équipement spécifique: à la place des sacs de blés et de cacao, ce sont des êtres humains qui vont y trouver un lieu de résidence temporaire. Dans cette mutation programmatique, les éléments architecturaux, qui étaient avant tout fonctionnels, seront constitutifs de l’ambiance du lieu, à l’image du plafond en béton apparent, couvert de ce relief en pointes de diamant.

As Found

On pourrait estimer que la forme actuelle du bâti résulte en grande partie du paramétrage réglementaire de ses nouveaux usages et du soin apporté à maintenir la forme et la patine des matériaux d’origine7. Mais le studio Harry Gugger a surtout fait preuve de beaucoup de retenue et d’ingéniosité pour sublimer les différentes qualités architecturales, sculpturales et structurelles présentes. D’une certaine manière, les architectes ont adopté la conception du «as found» (le «tel que trouvé») qu’Alison et Peter Smithson pratiquaient dès le milieu des années 1950 et qui participe à ce que Reyner Banham a appelé le «New Brutalism»8. En effet, le studio Harry Gugger s’est préoccupé de conserver la structure, les formes et matérialités du béton d’origine, et les quelques matériaux ajoutés pour cloisonner les nouvelles pièces (brique, bois de chêne, acier chromé) sont généralement laissés dans leur plus simple expression. Dans cette reconversion, la patine industrielle des matériaux, nouveaux ou anciens, joue un rôle primordial pour maintenir une mémoire des fonctions d’origine. Certains équipements reconvertis en nouvelles fonctions d’éclairage participent de la même logique. Les embouchures de silos en pointe de diamant mises en scène par des luminaires circulaires démontrent à cet égard qu’un objet a priori purement mécanique peut révéler a posteriori une dimension sensible: le diamant brut s’est ici affiné dans une optique brutaliste.
Par ailleurs, l’insertion d’un nouveau type d’ouverture circulaire en façade consolide deux qualités majeures qui valorisent considérablement cet entrepôt. D’une part, cette forme étend et met en relation la fascinante collection de formes géométriques élémentaires, omniprésentes dans ce volume. Et d’autre part, leur taille confirme la grande dimension de ses éléments qui révèle la présence urbaine nouvelle de cet ancien programme industriel.
Les lignes de force que recèle cet entrepôt semblent imprégner les bâtiments résidentiels formant depuis peu son pourtour. En effet, les logements étudiants (conçus par les architectes du bureau Duplex), accolés à la façade de l’entrepôt, poursuivent la série des longs pilastres, saillants et verticaux, en la réinterprétant dans un joint négatif dont la ligne subdivise la façade de façon similaire. Ils s’alignent aussi au niveau du socle des silos, ce qui consolide cette continuité du bâti. L’immeuble de logement en vis-à-vis de l’entrepôt, côté cour, (conçu par le bureau d’architecte Abraha Achermann), semble offrir une étape expressive ultérieure de structure en béton, en miroir de l’expérience pionnière de Rudolf Sandreuter, avec une découpe verticale très articulée de la matière brute. Ce bâtiment s’empare également de la figure du hublot qui apparaît sous différentes formes. Ce nouveau morceau de quartier semble à ce propos délivrer un ensemble bâti cohérent qui se distingue d’une nouvelle collection de bâtiments fortement individualisés par leur signature architecturale. Enfin, à travers sa nouvelle programmation, l’ancien entrepôt sera certainement un lieu de rencontre incontournable dans ce quartier naissant.

 

Notes

1. Cet entrepôt a été construit pour l’entreprise BLG (Basler Lagerhaus Gesellschaft). En 1912, le site était celui de la «Güterbahnhof» à côté de la gare allemande.
2. 40 silos sans compter la place prise à l’intérieur par la petite cage d’escalier d’origine. Prises également entre le même type de pilastres, ces quatre rangées étaient autrefois visibles sur les façades latérales. Mais elles sont à présent complètement absorbées par la rangée de bâtiments ayant été réalisés dernièrement dans le quartier.
3. Néanmoins, Sandreuter est un architecte d’une certaine notoriété à Bâle. Il a notamment conçu des brasseries du centre-ville qui font aujourd’hui partie du patrimoine bâlois et qui sont toujours en fonction. Un chapitre lui est consacré dans un livre sur les architectes bâlois vers 1900 : Rose Marie Schulz-Rehberg, Architekten des Fin de Siècle. Bauen in Basel um 1900, Christoph-Merian-Verlag, Basel, 2012, pp. 143-154.
4. Le Palais des Diamants est un bâtiment de la Renaissance, réalisé à Ferrare en Italie. Son nom lui vient justement de sa façade qui est presque entièrement recouverte d’un solide motif «en pointe de diamant». Elle présente à cet égard une certaine similitude avec la forme pyramidale répétée des silos au rez-de-chaussée du bâtiment d’Erlenmatt Ost.
5. Issue du groupe industriel Hoffmann – La Roche, la Fondation Habitat est une actrice importante à Bâle dans la production de constructions sur mesure et de programmes à vocation culturelle.
6. Voir à ce propos : Andres Herzog, «Silo sucht Nutzung», Hochparterre – Wettbewerb, 07.07.2015 (version en ligne de la revue).
7. Cette idée a été évoquée lors de la visite de chantier du
1er novembre 2019.
8. Notamment dans l’école de Hunstanton où la structure métallique et les équipements étaient mis en œuvre le plus simplement possible par ces architectes anglais, «tels que trouvés» dans leur finition industrielle. Voir à ce propos: Reyner Banham, «The New Brutalism», The Architectural Review, décembre 1955.

 

Transformation du Silo Erlenmatt, Bâle

  • Concours : 2015, puis mandat direct
  • Réalisation : 2016-2020
  • Architecture : Harry Gugger Studio
  • Direction des travaux : Eitel & Ernst Sàrl 
  • Structure : Schnetzer Puskas SA
  • CVSE : Waldhauser + Hermann SA
  • Sanitaire : Gemperle Kussmann Sàrl
  • Électricité : Edeco SA
  • Sécurité incendie : Quantum Brandschutz 
  • Physique du bâtiment : Gartenmann Eng. SA
  • Façades : PPEngineering