Ishi­ga­mi, l'ar­tis­te qui diss­out l'­ar­chi­tec­tu­re dans la na­tu­re

Le premier mérite de l'exposition Freeing Architecture qui se tient à Paris jusqu’au 9 septembre 2018 est d'abord de nous faire re-découvrir, un quart de siècle après sa construction, le projet d'un autre architecte : la Fondation Cartier de Jean Nouvel, qui semble avoir été conçue pour accueillir les œuvres de l'architecte japonais, comme si elle les attendait.

Publikationsdatum
19-07-2018
Revision
19-07-2018

L'exposition se déploie au rez-de-chaussée, dans cet espace très haut de plafond et entièrement vitré ouvert sur la gaine boisée qui ceinture le bâtiment et projette à l'intérieur une ambiance forestière. Ce dedans-dehors troublant et magnifique, tout en feuillages et reflets, où la trame architecturale se mêle à la scansion des troncs, s'accorde parfaitement à l'idéal de fusion dans le paysage qui traverse toute l’œuvre d'Ishigami ; à l'image du premier projet présenté, une maison-serre dont la maquette au 1/5ème semble être un modèle réduit de l'espace d'exposition lui-même.

Les maquettes, l'exposition n'en manque pas. C'est l'un des traits les plus frappants du travail d'Ishigami, avec l'extraordinaire qualité graphique et plastique de tous les documents présentés. On navigue avec bonheur des uns aux autres. Les maquettes, réalisées pour l'occasion, sont grandes, très expressives. Les esquisses préparatoires transpirent le labeur et la recherche, gigantesques collages maintes fois repris, abondamment annotés. Plans et coupes détaillent minutieusement, jusqu'au vertige, les textures végétales qui voisinent avec l'architecture. Les dessins techniques sont irréprochables ; la forme du projet patiemment décantée y trouve son expression finale en même temps que sa résolution technique. La ligne claire du tracé vectoriel sublime les formes organiques issues du travail d'esquisse. A ces représentations s'ajoutent des dessins postérieurs au processus de projet, qui l'illustrent, merveilleux microcosmes à la mine de plomb, à l'image du monument urbain de Sydney, Sydney Cloud Arch. Les cartels sont laconiques, quelques lignes en japonais à main levée qui mettent en récit le projet. L'ensemble constitue une sélection serrée de projets très typés, traduits par quelques documents extrêmement soignés qui font œuvre. Avec Junya Ishigami, la production de l'architecte entre directement au musée!

Dans les projets présentés, on retrouve les pistes de recherche explorées depuis plusieurs années par l'architecture japonaise contemporaine, dans la lignée de Sanaa (dont Ishigami a été un collaborateur).

Une obsession toujours aussi forte pour le minimalisme. Un minimalisme radical, forcené, toujours plus raffiné, qui s'est propagé à tous les niveaux de la conception : dans l'idée, dans la forme, dans la communication du projet.

Ensuite, le recours au sensoriel : les projets partent à peu près tous d'une émotion initiale, ténue, intime, que la "mise en architecture" permet d'amplifier et d'offrir au plus grand nombre. Comme la Chapel of Valley à Rizhao en Chine, qui rappelle les absides de Ronchamp et met en scène la progression du corps dans un pli de béton qui se dilate. Junya Ishigami fait preuve d'une grande sensibilité en la matière, il va puiser dans l'enfance pour ramener les images fortes dont il fait ses projets : la caverne, l'enclos, la grotte, l'abri... A ce titre, le collage qui a inspiré le jardin d'enfants de Shandong est éloquent par la richesse des situations remémorées.

Les projets convoquent aussi la dimension atmosphérique, ou comment l'architecture peut accueillir et interagir avec les événements climatiques. On pense par exemple à la toiture percée du projet pour l'université de Kanagawa au Japon, qui cadre la lumière et recueille la pluie selon les saisons.

Cette architecture cherche également à capter le paysage alentour pour l'intégrer dans la composition architecturale, comme dans la proposition radicale du Centre culturel à Shandong dont la toiture d'1km de long n'a pratiquement pour seule fonction que de cadrer l'horizon.

Autre trait : l'architecte opère une sacralisation du végétal, qui s'impose comme un ingrédient indispensable à tout projet, le contrepoint obligé à tout élément construit, comme le propose sa "Maison avec plantes".

Il recourt aussi à des formes organiques, circulaires ou ovoïdes, qui rappellent des formes naturelles. Ainsi la composition des mares dans les jardins irrigués de Tochigi au Japon : extrêmement travaillée et dessinée, elle mime un motif naturel. Cette inclination pour l'organique a aussi sa justification perceptive : ces voiles courbes autour desquels l'espace s'enroule, l'escamotage des points porteurs ou leur multiplication, ont pour effet d'annuler l'orientation classique de l'espace architectural pour revenir à une appréhension plus directe. Junya Ishigami entend ainsi "rendre le plan invisible".

Ces projets prêtent enfin une attention particulière aux mouvements de sol, ils exaltent la pente naturelle. Qu'elle soit descendante pour permettre un surplomb (restaurant de Tochigi), ou ascendante pour masquer l'environnement urbain (maison pour sa grand-mère), quitte à la recréer quand elle n'est pas assez prononcée, voire à la redoubler en toiture. De projet en projet se multiplient les coques à la topographie chahutée, tranches d'emmental molles et trouées flottant au-dessus de programmes incertains, comme dans le projet en cours de la Maison de la Paix à Copenhague, le jardin d'enfants de Shandong ou l'université de Kanagawa. La référence au projet de Sanaa à Lausanne est ici trop explicite pour ne pas être citée.

Toutes ces démarches ne sont en fait que les facettes d'une posture qui cherche l'avenir de l'architecture dans un certain naturalisme, un mimétisme ou en tout cas une attirance instinctive pour les éléments qui constituent l'environnement naturel : le sol, l'atmosphère, l'horizon, le végétal, le relief. L'originalité d'Ishigami est peut-être d'en rajouter un, en explorant le sous-sol comme une forme de naturalité pouvant inspirer le projet. C'est effectivement un architecte qui creuse beaucoup. Il utilise des techniques de terrassement et de génie civil à des fins architecturales : reprise en sous-œuvre, sous-minage, parois moulées... Le restaurant de Yamaguchi et le musée polytechnique de Moscou sont ainsi parmi les œuvres les plus originales présentées ici.

A cette exception près, on retrouvera donc chez Ishigami – avec beaucoup de talent - les préoccupations formelles et conceptuelles auxquelles nous a habitués la dernière génération d'architectes japonais, de Kazuyo Sejima et Ryue Nishigawa à Atelier Bow-Wow, qui puise elle-même dans la sensibilité nippone traditionnelle de l'espace, maintes fois analysée.

Si ces filiations nous semblent évidentes, ce n'est pourtant pas le propos de l'exposition, qui évoque plutôt une rupture. Selon le manifeste d'Ishigami, il s'agirait ni plus ni moins que de "libérer l'architecture" (Freeing Architecture) en suivant son exemple. En deux mots se libérer de tous les concepts et idées préconçus pour répondre de façon inédite au besoin d'architecture du grand public... Un mot d'ordre que chacun pourra méditer, mais qui nous semble un peu présomptueux, d'autant plus que sa démarche n'est pas vraiment nouvelle, et qu'il lui manque encore quelques réalisations probantes. Son architecture est certes virtuose, forte, radicale, mais son expression la plus aboutie reste de papier, jamais plus belle que dans sa forme muséale, à l'état de maquette. Ces propositions artistiques, la plupart non construites, révèlent leurs limites quand on envisage leur réalisation.

L'absence systématique de tout contexte en est une : les abords sont occultés, la relation au tissu urbain environnant, l'insertion dans un parcellaire, n'apparaissent pas. Ainsi ces projets, qui se veulent éminemment contextuels par leur rapport au terrain naturel et au paysage, restent dans une logique d'objets. La foi dans une architecture auto-suffisante, capable de créer son propre contexte génère des objets concaves un peu autistes, des sortes de bulles refermées sur elles-mêmes. De même la relation au programme, au coût, à la faisabilité, ne manquera pas d'interroger tant elle passe au second plan. Transplanter une forêt de quelques centaines de mètres, l'idée est sublime, mais à quel coût et pour quel surplus d'usage ? Plus grave : avec ce projet de "biotope artistique" à Tochigi, n'est-on pas dans la reproduction pure et simple d'un photomontage, en dehors de toute considération véritablement écologique qui prendrait en compte la dynamique des milieux ? L'image séduisante d'un restaurant implanté dans les galeries d'une mine mystérieuse justifie-t-elle les terrassements pharaoniques opérés sur ce petit terrain plat périurbain et les quantités de béton injectées pour créer cette fiction ex nihilo?

On voit mal comment révolutionner l'architecture sur de telles bases. On préférera retenir de Junya Ishigami l'originalité de ses visions, son sens plastique et sa contribution à l'esthétique japonaise qui n'en finit pas d'inspirer notre époque.

Junya Ishigami, Freeing Architecture

 

Exposition à La Fondation Cartier pour l’art contemporain de Paris
Du 30 mars au 9 septembre 2018

 

Vue de l'exposition Freeing Architecture