When At­ti­tu­des Be­co­me Form 1969-2013

Le projet de reconstitution de la mythique exposition d’Harald Szeemann When Attitudes Become Form soulève de nombreuses questions, tant sur le plan artistique qu’architectural.

Publikationsdatum
29-10-2013
Revision
25-08-2015

Inaugurée cet été à la Fondation Prada à Venise, l’exposition qui se tient jusqu’au 3 novembre est la copie conforme de celle présentée en 1969 à la Kunsthalle de Berne. Le geste, radical, va bien au-delà d’une ré-exposition des œuvres : l’intégralité des espaces d’origine a fait l’objet d’une reconstitution minutieuse. Certains doivent s’en souvenir : When Attitudes Become Form fut une véritable révolution, déclenchant des passions d’une rare violence en Suisse. L’exposition est entrée dans l’histoire comme un grand moment de libération formelle. Quarante-quatre ans plus tard, ce grand geste vient d’être reproduit à l’identique. 
Si le projet de reconstitution évoque dans son énonciation une œuvre conceptuelle, il n’est pas loin non plus, par le défi qu’il pose, du caprice princier. Tout semble se jouer entre ces deux extrêmes : celui d’une exposition élevée au rang d’œuvre, et celui de la parodie muséographique. L’équipe curatoriale (le commissaire Germano Celant, l’architecte Rem Koolhaas et le photographe Thomas Demand) confère dans un premier temps au projet le sérieux et la crédibilité qui pourraient lui faire défaut.
Rem Koolhaas, par ailleurs directeur de la prochaine Biennale d’architecture de Venise, s’est chargé d’ajuster (et de légitimer) le projet dans sa dimension architecturale. Plus que le défi technique d’une reconstitution grandeur nature de l’intégralité de la Kunsthalle dans un palais vénitien du 18e siècle, c’est sa caution intellectuelle qui fut ici recherchée. Il y a quatre ans, l’OMA présentait, toujours à Venise, une très fine réflexion sur la muséification du patrimoine architectural. On se demande aujourd’hui quelle place occuperait ce projet dans le tableau que dressait alors Rem Koolhaas de cette « frénésie de préservation » qui caractérise notre époque. 
Car à la Fondation Prada, l’ambition patrimoniale frise aussi la névrose. Tout devait pouvoir être recréé : les sols, l’enchaînement et la volumétrie des salles, les ouvertures. « C’est en superposant le plan de la Kunsthalle sur celui du Ca’ Corner qu’on s’est rendu compte que le bâtiment rentrait intégralement. » L’affirmation de Rem Koolhaas donne une idée de l’envergure de l’entreprise. Il ne s’agit pas seulement de refaire une exposition mais bel et bien de transformer un bâtiment en décor d’un autre bâtiment, à un moment précis de son histoire. Si le caractère démesuré du geste fascine, sa signification reste à déterminer : s’agit-il d’un hiatus spatiotemporel supposé réveiller notre sens critique engourdi, ou alors de l’ultime stade de la muséification du monde de l’art ? Peut-on transformer une exposition en artefact et, si oui, à quelle fin ?

L’art est reproductible


Les réponses apportées à ces questions par les contributeurs du catalogue varient. Certains privilégient une justification historiographique du projet, d’autres insistent sur la dimension conceptuelle et le droit à la copie à des fins créatives. Tous s’accordent pour affirmer que la réplique, la réitération, font partie de l’arsenal de l’artiste contemporain dans ses efforts pour déconstruire la notion d’œuvre. Le projet s’inscrirait donc dans la lignée des grandes duplications – déconstructions de l’histoire de l’art.
Puisque les œuvres peuvent être reproduites, reconstituées, pourquoi ne pas s’imaginer la duplication d’une exposition dans son intégralité ? On se rend rapidement compte en lisant les textes que la légitimité intellectuelle du projet est un de ses principaux enjeux. Surtout à une époque comme la nôtre où se multiplient les reconstitutions de sites et de monuments. Les fausses grottes de Lascaux qui prolifèrent comme des cellules à division rapide ne sont-elles pas la version vulgaire de l’expérience impeccablement raffinée proposée à la Fondation Prada ?
Pour savoir si le remake de l’exposition de 1969 est légitime, il est peut-être nécessaire de comparer l’original et la copie. Il ne s’agit pas de rechercher les différences formelles, mais de savoir si le geste de duplication préserve la signification du travail de Szeemann. L’esprit qui animait alors certains artistes peut-il être reconstitué ou a-t-il à jamais disparu avec tout ce qui faisait l’époque ? 

Révolution bis


When Attitudes Become Form marqua son temps comme l’exposition qui poussa encore plus loin la déconstruction de la notion d’œuvre d’art. L’œuvre précieuse, rigide, intègre, entière et unique cédait sa place au geste, à la situation, au hasard, aux formes molles et incertaines, sales et incomplètes. 
Il s’agissait alors, pour cette génération d’artistes, d’étendre la frontière de ce qui peut être qualifié d’œuvre d’art. Cela non pour épater la galerie, mais pour sortir l’art de son emprise muséale et commerciale. En 1969, Szeemann prenait la direction de la Kunsthalle de Berne. L’idée que l’art puisse s’extraire de sa condition d’objet marchand pour redevenir le support d’un échange sensoriel est partagée par bon nombre des artistes qu’il choisit de mettre en avant.
Le travail de Joseph Beuys par exemple incarne parfaitement cette perception d’un art moins matérialiste, servant de support à une nouvelle forme de socialisation. Il fait sans aucun doute partie de ceux qui ont rompu avec une modernité trop formaliste, conditionnée par le marché. Il défend une vision de la création plus expérimentale, gratuite, capable de déclencher des débats et d’initier la réflexion. Cette aspiration éclaire en partie les choix radicaux des artistes de l’exposition. Elle explique notamment leur désir d’étendre la notion d’œuvre à des pratiques et des objets qui n’étaient jusque-là pas qualifiés comme telles. 
Une tache de boue, un tas de graisse, l’odeur du café, une phrase incompréhensible griffonnée sur un bout de mur : si tout cela peut dorénavant s’appeler « création artistique », c’est pour que l’art fusionne une fois pour toute avec la vie. On peut difficilement statuer sur la légitimité de la reconstitution sans se demander si cette perception de la création perdure dans le projet.

Clone ou zombie ?


La reconstitution muséale d’un acte transgressif est-elle toujours une transgression ? Nous pouvons considérer que l’esprit de cette période mythique de la création est sérieusement mis à mal par l’attitude décomplexée et apolitique des commanditaires de la reconstitution. 
Le projet espérait-il faire renaître, ne serait-ce que dans une bulle spatiotemporelle, l’esprit transgressif des années 1960 ? La reconstitution serait-elle l’ultime tentative de sauvegarder et transmettre une attitude en train de se perdre ? Cela ferait de Prada le dernier porte-flambeau du radicalisme artistique des années 1960. Quelle que soit la piste choisie pour aborder la question, on arrive à la même impasse : le remake de l’exposition à Venise ne peut que trahir l’esprit et la lettre de ce qu’elle tente de reconstituer. Plus elle essaye de bien faire, plus elle recherche la perfection, plus elle s’écarte de ce qu’elle tente de restituer. Dépenser des milliers d’euros pour recréer le contexte d’une œuvre d’Arte Povera est un contresens. 
En muséifiant des actes et des gestes qui prétendaient œuvrer contre la muséification de l’art, l’exposition creuse l’écart qui la sépare de son modèle. Pire, l’étrange mélange entre historiographie et musée de cire constitue une sorte de zombie : un mort-vivant que l’on promène, en faisant passer son déplacement pour un signe de vie. 
Ce qui sort cependant le projet de l’impasse, c’est le fait d’assumer en partie ce contresens. L’art du 20e siècle nous apprend que le contresens assumé est l’une des voies de la déconstruction critique. L’exposition tente d’aller dans cette direction en endossant avec autodérision ses prémices névrotiques. Tant le catalogue que la scénographie donnent une dimension borgésienne à la reconstitution minutieuse des gestes hétéroclites perpétrés en 1969. Le hiatus architectural du projet va lui aussi dans cette direction. Est-ce suffisant ? Si Rem Koolhaas évoque la dimension ironique du projet, en soulignant notamment le paradoxe d’un bâtiment que l’on fait rentrer dans un autre, il ne va pas jusqu’à questionner ces prémices idéologiques. Pourquoi reconstituer des gestes furtifs, possiblement reconductibles, mais pas nécessairement duplicables ? 
L’ironie des cimaises de plâtre cachant des fresques ne suffit pas à justifier le projet dans son ensemble. Quand Marcel Broodthaers montait des décors de musées inexistants, il y avait beaucoup moins de sérieux et beaucoup plus de cohérence dans son geste. Quand c’est la Fondation Prada qui monte le décor, cela a toute la lourdeur d’une stratégie plus médiatique que culturelle. L’humour, la folie qui a animé cette génération de créateurs fait défaut. Quant au prince fictif, dont le projet aurait pu être le caprice, on en vient à regretter qu’il ne soit pas parmi les commanditaires. Alors peut-être aurions-nous pu rire.

 

When Attitudes Become Form 1969-2013

Jusqu’au 3 novembre 2013 
Fondation Prada, Calle de Ca’ Corner, Venise
www.fondazioneprada.org

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